Druus, Premier Monde, Draakam.
L’image au-dessus du poignet de Desmine se brouilla un instant avant de disparaitre. Le sous-Commandeur jura, chercha à rétablir la communication, en vain. Le visage fermé, il se tourna vers ses hommes.
— Les communications ont été coupées.
Jusque-là leur mission s’était déroulé comme ils le prévoyaient. Ils avaient certes essuyé quelques pertes, mais grâce aux produits fournis par le Seigneur Evan, la plupart des soldats Stolisters avaient été capturés. Par précaution, Desmine les avait fait ligoter avant de les enfermer dans les cellules de détention, maintenant bourrées à craquer.
Ils étaient dans le dernier bâtiment, au Sud du Palais, et s’étaient regroupés dans ce qui tenait lieu de réfectoire pour panser leurs blessures, faire le point sur leur progression et attendre de nouveaux ordres. La grande pièce rectangulaire était sobrement meublée de tables et de chaises, et quelques panneaux d’affichage ornaient les murs, ainsi qu’un écran géant.
— Qu’allons-nous faire ? questionna Prielle.
Comme plusieurs Maagoïs, elle portait un bandage sur le bras. Ils n’étaient plus que trente, et la moitié d’entre eux étaient blessés.
— Désirez-vous que j’essaie de les joindre ? demanda Nirail.
Desmine considéra brièvement le Massilien. La force des Mecers résidait dans le lien qui les unissait, il en avait été témoin. Pour une fois, cela jouerait en leur faveur.
— Tout plutôt que rester aveugle dans ce brouillard, lui répondit-il.
Il resterait à faire confiance à sa réponse. Combattre à leurs côtés était une chose, mais si la Fédération profitait de leur faiblesse face aux Stolisters pour annexer l’Empire… la pensée était déplaisante, pourtant Desmine ne l’écartait pas. Éric l’avait formé à toujours prévoir le pire, une sage précaution selon lui.
L’air distant de Nirail ne dura que quelques secondes, puis, un peu surpris, le Massilien s’éclaircit la gorge.
— Nos nouveaux ordres sont de prendre le Palais.
L’air sombre, Desmine pesta entre ses dents.
— S’attaquer au Palais ? C’est totalement suicidaire ! Es-tu certain qu’il s’agissait bien de ça ? Tu ne cherches pas à nous manipuler pour nous faire tous tuer, n’est-ce pas ?
Aux mots de leur commandant, les Maagoïs s’étaient raidis, prêts à passer à l’action. Nirail serra les poings, jugula sa colère.
— Il a dit que vous mettriez en doute mes paroles, mais je n’aurais pas cru… Il a mentionné le nom de Diera. Une partie de dés et un abus de… whoozquaï ?
Derrière lui, Prielle gloussa, bientôt rejointe par ses coéquipiers, et Desmine soupira.
— Je confirme l’authenticité des ordres. Mais quand même… qu’a-t-il bien derrière la tête ?
Nirail se détendit en voyant la tension quitter les Maagoïs. Ils formaient un groupe soudé, où les plaisanteries s’échangeaient entre deux combats.
Comme chez les Mecers, compléta Timis.
Comme chez les Mecers, reconnut Nirail.
Il n’arrivait toujours pas à réaliser qu’il avait parlé avec Éric aux Ailes Rouges par Compagnons interposés. Il s’était attendu à ce que Timis contacte le Djicam, non le Commandeur.
Ce n’est qu’un homme, dit Timis. Je ne comprends pas bien pourquoi cela te trouble autant.
Redevenu sérieux, Desmine prit la parole.
— Le Palais est bien plus grand que ces casernes. Ils savent que nous sommes là, sinon ils n’auraient pas détruit nos navettes. Mais si j’en crois les données que nous avons trouvées, nombre de leurs vaisseaux ont quitté Druus. Espérons qu’ils aient également baissé la sécurité au Palais.
— Les entrées seront sûrement bien gardées, observa Nirail. Et vous ne pouvez voler. Comment comptez-vous faire ?
Desmine sourit.
— Chaque Empereur a ajouté son lot de passages secrets. Aucun n’est répertorié sur les plans, évidemment, et beaucoup ont été murés. Je mise sur un passage souterrain. L’une des entrées n’est pas si loin. Et peut-être penseront-ils nous avoir tous tués.
Nirail acquiesça.
— Timis peut se faufiler dans des zones inaccessibles. Il saura nous dire si la voie est libre, par exemple.
— Parfait. Alors, au travail.
*****
Bereth, Cinquième Monde.
Il n’y avait même pas eu de bataille, songea Dame Anko. Un soulagement certain mêlé d’une pointe de déception teintait ses pensées alors qu’elle remuait son thé - chose inutile vu qu’elle ne le sucrait pas, mais le rituel aidait à l’apaiser.
En face d’elle, Dame Yssa buvait à petites gorgées. Laisser les rênes de Nienna à Thaïssa, sa fille, était un mouvement osé alors qu’ils étaient en pleine guerre contre les Stolisters. D’un autre côté, elle était de sept ans son ainée, alors, elle ne ferait aucune remarque. D’ailleurs, avec Yssa, Dame Anko devait sans cesse se souvenir qu’elle n’était pas devant sa propre mère. Une sensation désagréable.
Heureusement, il y avait Alistair et Edénar. Ce gamin était vraiment spécial, et elle ressentait toujours un certain malaise lorsqu’elle croisait son regard. L’Elu d’Orssanc, avait-il dit. Tant qu’il les aidait à vaincre les Stolisters, il pouvait bien jouer à être ce qu’il voulait. Alistair restait bien le fils de son père, à maugréer à chaque demande. Pourtant, il respectait chaque décision prise par Edénar, même quand elles ne lui convenaient pas. Curieux, ça aussi. Anko aurait aimé avoir Seiji à ses côtés, mais la journée avait été épuisante et angoissante pour leurs deux enfants. Ils étaient bien trop petits pour comprendre ; elle aurait aussi préféré être auprès d’eux, mais elle représentait Bereth. Elle tenait son rang. Elle ne laisserait pas Yssa lui marcher sur les pieds.
Certes, l’intervention de Nienna leur avait fait gagner un temps précieux. Pirater les commandes des vaisseaux Stolisters, il fallait oser. Jamais elle n’aurait cru que cela marcherait. Les codes d’Yssa leur avaient très certainement sauvé la vie.
Inconvénient, elle se retrouvait avec des centaines de Stolisters prisonniers sur les bras. Faire le tri entre les fanatiques et ceux qui étaient récupérables, s’étaient juste trouvés au mauvais endroit au mauvais moment, était un vrai calvaire.
Peut-être était-elle trop jeune pour tout ça. Peut-être que sa mère n’aurait pas dû lui transmettre ce pouvoir si tôt. Tant de responsabilités lui incombaient désormais… Mais depuis la mort de Noyang, sa mère n’avait plus goût à rien. Seuls ses petits-enfants lui arrachaient quelques sourires. Même si elle savait pouvoir compter sur Seiji, et sur ses commandants, bien plus expérimentés qu’elle, Anko avait conscience d’être jeune parmi les Seigneurs. Face à Jahyr, Evan ou même Éric, elle avait du mal à s’imposer. Et être avec Yssa, c’était comme discuter avec Jahyr. Peut-être même plus difficile.
— Je ne vois aucun intérêt à aller sur Ciryatan, dit-elle enfin. Varyl est sur Druus, et mes Légions y seront plus efficaces.
— Deux escouades de Maagoïs ont été envoyées sur place, contra Yssa.
Dame Anko secoua la tête.
— Ça ne suffira pas. Varyl n’est pas idiot. Il a regroupé ses forces.
— Mais si Orhim, son dieu apprivoisé, est avec lui, il nous pulvérisera sans que nous puissions réagir.
— Il faut que j’aille sur Druus, intervint Edénar.
Surpris, Alistair dévisagea son jeune compagnon.
— Affronter Varyl ? Tu n’y songes pas !
— Il faut bien que quelqu’un s’en charge. Nous devons trouver comment il contrôle Orhim.
Alistair leva les yeux au ciel, soupira.
— J’imagine que je dois t’accompagner ?
— Tu ne me dois rien. Même si je serai plus rassuré avec toi à mes côtés.
— Je peux dépêcher deux vaisseaux pour Ciryatan, dit Anko, désireuse de se montrer conciliante. Mais j’emmène mes Légions sur Druus. La capitale doit être reprise.
Yssa balaya leur petit groupe d’un oeil critique, finit par acquiescer.
— Ne vous embêtez pas pour moi, en ce cas. Je vous accompagnerai.
*****
Ciryatan, Quatrième Monde.
Malgré l’aura oppressante du dieu, Shaniel se redressa, avança de deux pas dans sa direction sous la désapprobation de son escorte.
— Vous n’avez rien à faire dans mon Empire, déclara-t-elle de sa voix la plus autoritaire. Orssanc nous protège, ici.
Orhim ricana.
— Orssanc ? Votre déesse n’est plus que l’ombre de ce qu’elle fut. Vous lui avez pris son pouvoir, et aujourd’hui, elle ne peut plus rien pour vous.
Orhim tendit la main vers l’Impératrice, laquelle fut soulevée dans les airs. Satia convoqua aussitôt son feu, mais ses flammes moururent bien avant d’atteindre le dieu.
Il est trop puissant, souffla Séliak.
Satia ne comptait pas abandonner Shaniel si facilement, et elle n’était pas la seule, au son produit par les épées tirées hors de leurs fourreaux. Néanmoins, tous hésitaient. Shaniel n’était qu’à un mètre du sol, mais elle était sous l’emprise d’Orhim. Son otage. Pouvaient-ils agir ?
Satia ne fut pas surprise qu’Eric s’avance, mais Orhim se contenta de sourire.
— Encore ces plumes rouges ? Vous ne m’aurez pas si facilement, cette fois.
Le Commandeur ne perdit pas de temps à répondre ; fidèle à lui-même, il attaqua, sur une brève impulsion de ses ailes.
Orhim se contenta d’un geste léger du poignet et Éric repartit en arrière, comme s’il avait rebondi sur un mur invisible. Il en aurait fallu bien davantage pour le déstabiliser, songea Satia. Leurs ailes étaient un formidable balancier, il atterrit souplement, campé sur ses jambes.
Le Commandeur disposait d’un autre atout de taille ; Satia savait qu’il jetterait toutes ses forces dans la mêlée. Comment l’épauler au mieux ? En comparaison du dragon de terre, Orhim parut soudain bien minuscule.
Pourtant son sourire s’agrandit. Orhim tendit le bras vers l’immense bête qui s’approchait de lui, puis ploya les doigts. A la surprise de Satia, le dragon s’immobilisa et Éric s’écroula, mains sur la gorge comme pour desserrer un étau invisible.
Mais une autre silhouette écarlate s’élança alors dans les airs.
— LIAM !
Le cri de désespoir de Dame Esbeth qui accourait, en vain. Le pauvre enfant n’avait aucune chance. Satia lança ses flammes de nouveau, espérant au moins distraire Orhim. Il ne regarda même pas dans sa direction, pourtant toutes ses flammes furent soufflées de nouveau. Satia serra les dents. C’était frustrant ! Elle se sentait terriblement inutile. Elésyne bondit à son tour, intercepta le jeune ailé qui se débattait, furieux.
— Lâche-moi ! hurla Liam. Je veux sauver mon père !
Elésyne resserra son étreinte sur le jeune ailé, prenant garde à l’épée qu’il n’avait pas lâchée, aux battements de ses ailes. Esbeth s’approcha, essaya de le raisonner. Elle portait un bébé en écharpe contre sa poitrine ; Elésyne se souvint des paroles d’Alistair à ce sujet. La place d’un nouveau-né n’était pas sur un champ de bataille, mais celle de Liam non plus. Il était trop jeune, trop inexpérimenté, et même si Elésyne n’avait jamais fréquenté cette branche-là de leur famille, elle refusait de le laisser se sacrifier en vain. Liam finit par éclater en sanglots ; Elésyne relâcha son étreinte, et le jeune ailé se précipita dans les bras de sa mère.
Plusieurs soldats s’attaquaient au dieu ; sans paraitre forcer, il les balaya d’un geste négligent. Ils étaient comme des fourmis s’attaquant à une montagne, réalisa Satia. Ni la magie, ni leurs armes n’avaient d’effet contre Orhim. Que pouvaient-ils faire de plus ?
— Alors, petite impératrice, susurra Orhim. Que vas-tu faire, maintenant ?
Bien qu’elle soit immobilisée dans les airs, à plus de deux mètres du sol, Shaniel maintenait une impression de calme et de maitrise. Son coeur battait la chamade, elle était terrifiée et se savait à la merci d’un dieu qui n’avait pas hésité à pulvériser une planète, mais elle était l’Impératrice et ses troupes se battaient pour elle. Elle ferait tout pour protéger son Empire.
— Ce que je vais faire ? répéta-t-elle, fière que sa voix ne tremble pas. Rien, tu t’en es assuré. Elle, par contre, elle a le champ libre.
Orhim écarquilla les yeux. Quelle était cette forme floue qui se dirigeait droit sur lui ? C’était impossible. Son aura le protégeait de toute attaque.
Le pied heurta son visage avec la force qu’un être humain n’aurait pas dû posséder. Orhim vacilla, perdit son emprise sur ses victimes, recula de deux pas. Reporta son attention sur la silhouette qui s’était posée aux côtés de l’Impératrice.
— Qui es-tu ?
Surielle s’assura que Shaniel se soit remise avant de s’intéresser à Orhim. La première fois, leur confrontation avait tourné court ; son père était blessé, Alistair fou de rage. Cette fois, elle ne pourrait compter sur son cousin. Où était-il ?
Là où il a besoin d’être. Ne t’inquiète pas pour lui.
Sur sa gauche, son père avait rejoint le Commandeur. Genou à terre, il reprenait difficilement son souffle et l’air concentré de Sanae montrait qu’il avait souffert. Surielle frissonna. Pour maitriser un dragon de terre si facilement, il fallait bien la force d’un dieu. Orhim sourit, retrouva son assurance.
— Tu commences à comprendre, jeune fille ? Personne ne peut me vaincre. Ton ami a cru réussir, et pourtant, je suis de nouveau là devant toi. J’ai été appelé pour prendre le contrôle de ces mondes. Comprends-tu la futilité de ta lutte ? Soumets-toi, et tu vivras.
— Nous trouverons un moyen, lui retourna Surielle. Et bientôt, plus personne ne croira en toi.
Orhim fronça les sourcils.
— Petite insolente !
Il tendit le bras et une vague d’énergie la percuta de plein fouet. Bousculée, Surielle lutta pour ne pas être envoyée au loin, chercha à s’ancrer dans le sol, réalisa qu’elle était la seule affectée. Elle se concentra, s’efforça de repousser cette sensation d’oppression qui la gagnait. Ce combat ne se gagnerait pas par les armes, comprit-elle. La volonté d’Orhim était comme un marteau qui cherchait à l’écraser et elle mobilisait toutes ses ressources pour ne pas le laisser faire.
Puise dans mon énergie, Surielle.
Surtout, ne pas se transporter dans le domaine d’Eraïm, seulement se concentrer sur lui pour récupérer une partie de sa force. Surielle n’avait jamais tenté pareille expérience. Tandis qu’elle titubait sous l’assaut d’Orhim, elle utilisa une partie de ses forces pour mettre la main sur cette énergie salvatrice.
Un raz-de-marée la submergea. Surielle eut soudain une conscience aiguë de tout l’environnement proche. Elle entendait la respiration de chaque personne, discernait les détails du moindre brin d’herbe à ses pieds, visualisait les fourmis qui trottinaient en vaquant à leurs tâches habituelles. L’air lui-même avait une odeur, comment ne s’en était-elle jamais rendu compte ? La fraicheur d’un début d’automne, l’humidité qui précédait la pluie, même la senteur des fleurs qui s’épanouissaient au loin. Elle était presque certaine que si elle se concentrait très fort, elle serait capable de voir ces mêmes fleurs. Tout l’attirait. Tout était tentation. Elle était capable d’entendre les battements de coeur de toutes les personnes assemblées sur la plaine. Elle percevait leur inquiétude, les mains moites, la frustration de se sentir inutiles, cloués qu’ils étaient par l’aura d’Orhim. Elle discernait tous les détails sur le visage de sa mère, l’intensité de son regard violet si particulier, la chaleur du feu qui chantait dans son sang. La détermination de son oncle Aioros, intacte, la façon qu’il avait de couver sa fille du regard pour s’assurer qu’elle aille bien. Son père et Éric, ensemble, ailes blanches et rouges mêlées, attirant les regards, entre surprise et réflexion. La force du dragon de pierre, réduit à l’impuissance, sa frustration, sa peur face à l’un des rares êtres capable de le détruire, sa confiance pourtant envers son Lié.
C’était trop. Elle n’y arrivait plus. Elle était débordée par la quantité d’informations transmises par ses sens. Elle aurait voulu se boucher les oreilles, cacher ses yeux, fermer ses narines et sa bouche. Même ainsi, la caresse du vent sur sa peau suffisait à l’émerveiller. Elle voulait savoir d’où il venait, où il allait, s’il allait se renforcer, tournoyer, effleurer la cime d’un chêne, tutoyer l’arête d’une montagne, faire ployer les blés.
Une main se posa sur son bras ; Surielle sursauta. Shaniel était inquiète, elle le comprit immédiatement. Pire, elle le ressentait à son rythme cardiaque
— Tu vas bien ? Tu as l’air… ailleurs. Orhim t’a fait quelque chose ?
Surielle secoua la tête, voulut lui expliquer que tout allait bien, mais comment exprimer avec des mots cet état qui la consumait ? Une part d’elle-même savait qu’il ne s’était écoulé que quelques secondes, l’autre s’émerveillait de ce temps qui s’étirait à l’infini lorsqu’on était capable d’en savourer chaque intervalle.
Concentration, Surielle.
Elle n’arrivait pas à s’éclaircir l’esprit pour réfléchir. Il fallait qu’elle agisse, qu’elle détruise Orhim avant de se perdre elle-même dans cette folie. Eraïm l’avait prévenue, elle n’avait jamais pensé à franchir ce cap. Pour protéger les siens, pour protéger Shaniel, elle était pourtant prête à s’y abandonner.
Orhim poussa un hurlement de rage quand elle le repoussa et avança d’un pas déterminé vers lui ; puis leurs deux volontés s’affrontèrent et plus rien d’autre ne compta. La survie ou la mort.
*****