Druus, Premier Monde, capitale Draakam.
Desmine était inquiet. Jusque-là, ils n’avaient croisé personne. Pas un garde, pas un domestique. Que Varyl soit sûr de lui était une chose, qu’il se croit invincible une autre. A ses côtés, il devinait que Prielle partageait son inquiétude. Quelque chose clochait.
— Est-ce normal, que le Palais soit désert ? demanda Nirail.
Desmine s’arrêta, vérifia que les alentours étaient sûrs. Le couloir était assez large pour qu’ils avancent à trois de front, et rien ne paraissait avoir changé. Les tentures rouges étaient impeccables, les oeuvres d’art toujours précieusement nichées dans leurs alcôves. Seule une faible odeur de brûlé, par endroits, rappelait que le Palais avait été la proie des flammes.
— Non, ce n’est pas normal, répondit Desmine.
— Alors c’est un piège.
— Il y a de fortes chances.
Sur la poitrine de l’Emissaire, la bestiole s’agita soudain. Nirail la caressa, sourcils froncés et Desmine se demanda si elle avait perçu quelque chose.
— Timis est troublé, mais je n’arrive pas à comprendre pourquoi. L’odeur de brûlé est trop faible pour qu’un incendie soit en cours, et comme ça ne semble pas vous inquiéter…
— L’incendie a eu lieu il y a plus de quinze jours, maintenant. Lors de la prise de pouvoir de Varyl, répondit Prielle. Toute la journée, on a pu voir les flammes depuis n’importe quel coin de la capitale. Et ce panache de fumée !
— Vos constructions sont impressionnantes, alors, dit Nirail. Les murs sont intacts !
Et Desmine comprit alors ce qui clochait.
— Ce n’est pas possible dit-il en formulant ses doutes à voix haute. Plusieurs toits se sont effondrés, d’après ce que m’a dit le Commandeur. Le Palais devrait être un champ de ruines.
Le Maagoï ne put empêcher un frisson de parcourir son échine. Il avait enfin mis le doigt sur ce qui le chiffonnait depuis leur entrée en ces lieux.
— Seule une intervention… divine, a pu permettre un tel miracle, poursuivit-il.
— Orssanc nous protège, murmura Prielle. Si cet Orhim est ici, nous allons tous mourir.
Les Maagoïs s’agitèrent, mal à l’aise, et pour une fois, Desmine peinait à trouver les mots pour raffermir leur détermination. Ils avaient l’habitude de faire face à des ennemis supérieurs en nombre, d’engager des combats où tout semblait perdu d’avance, savaient que dans bon nombre de leurs missions, tous ne reviendraient pas… mais un dieu… c’était au-delà de tout ce qu’ils pouvaient imaginer.
— Quelqu’un vient, dit Nirail.
Leurs réflexes reprirent le dessus ; ils se mirent en formation, boucliers défensifs levés pour la première ligne. Bientôt, des pas se firent entendre. Desmine fronça les sourcils. Au bruit, il s’agissait de deux personnes, à la fois hésitantes et assurées dans leur démarche. Suffisamment étrange pour qu’il se méfie. Leur groupe était trop important pour passer inaperçu ; les indésirables devraient être neutralisés avant de donner l’alerte.
Quand les intrus furent visibles, ils se figèrent.
— Lieutenant Alistair ?
— Desmine ? Je croyais…
Alistair s’interrompit, se plia dans un salut formel.
— Je ne m’attendais pas à vous trouver ici, sous-Commandeur.
— Que fais-tu là ? Qui est ton compagnon ?
Alistair s’éclaircit la gorge.
— Il s’agit d’Edénar, le protégé d’Orssanc. Nous sommes venus pour Varyl.
— Parfait. Alors restons ensemble. Le Palais est désert, quelque chose cloche.
— Je suis d’accord. Edénar dit qu’Orhim a dû faire quelque chose, avant de partir.
— Alors il n’est pas là ? s’exclama Desmine, soulagé.
Mais à sa surprise, Alistair se ferma.
— Orhim est sur Ciryatan. Ils l’affrontent en ce moment.
Ses poings serrés trahissaient sa frustration de ne pas être présent auprès d’eux. Il savait Surielle forte, mais il avait déjà affronté le dieu et le savait fourbe et rusé. Il aurait voulu être près de sa famille, lutter à leurs côtés.
— Fais confiance à Surielle, dit doucement Edénar. Eraïm veillera sur elle. Quelle meilleure protection que celle d’un dieu ?
Alistair soupira, ses épaules s’affaissèrent. Il esquissa un sourire.
— Tu as raison.
Desmine avait profité de ces quelques instants pour réfléchir.
— Piège ou pas, il semble qu’il faille se conformer à la volonté de Varyl, pour le moment.
— Sa volonté ?
— Il nous attend dans la salle du trône, j’en suis certain. Je ne sais pas ce qu’il mijote, mais il veut nous humilier.
Ils se remirent en route, échangeant les dernières nouvelles tandis qu’ils enchainaient les couloirs et salles étrangement vides. Dame Anko avait amené sa toute nouvelle flotte sur Druus, où ils avaient affronté des vaisseaux Stolisters moins nombreux que prévu. Desmine en fut troublé. Les Stolisters étaient-ils si affaiblis ou s’étaient-ils trompés tout du long ? La surprise avait été le premier atout des Stolisters, c’était certain, et leur puissance avait douché toute idée de rébellion jusqu’à la contre-attaque décidée par le Seigneur Éric et le Seigneur Jahyr.
Alistair fut troublé par les portraits impeccables, bien alignés, sans une seule trace de poussière. Où étaient les domestiques ? Disparus, eux aussi, comme les soldats ?
Tout était trop parfait, trop vide, trop anormal.
Timis le ressent comme moi, il y a quelque chose…. d’étrange, dit Zéphyr.
Mais inexplicable ?
Un ressenti, si tu préfères. J’ai l’impression que tu es ciblé par une menace invisible et je déteste ça.
Enfin, ils arrivèrent à la double porte menant à la grande salle d’apparat. Cette fois, Alistair ne s’attarda pas sur les arabesques délicatement dorées ; épée en main, il ouvrit en grand.
Un instant, il crut que la salle était également vide. Puis une minuscule silhouette agita la main, entre les colonnes d’obsidienne, et du fond de son trône, Varyl leur sourit.
— Ah, vous voilà enfin ! Bienvenue dans mon Empire !
Sur ses gardes, Desmine s’avança dans la pièce, rejoignit Alistair tandis que ses hommes se déployaient autour de lui, prêts à neutraliser l’usurpateur.
Toujours aucun signe de gardes éventuels.
Varyl se leva, croisa les mains dans son dos, fit quelques pas devant son trône.
— Je suis presque déçu, je vous pensais plus rapides.
— Renoncez, Varyl. Il est encore temps.
Varyl éclata de rire.
— Vous ne comprenez pas, sous-Commandeur. Pourquoi renoncer alors que la victoire est à portée de main ?
— Vous croyez encore gagner ? s’exclama Alistair, incrédule. Alors que votre précieux Orhim est en difficulté ? Qu’êtes-vous, sans lui ?
— Tu es bien comme ton père, lâcha Varyl, méprisant. Orhim n’est rien d’autre qu’un instrument à mon service. Un parmi d’autres.
— Vos troupes ont été mises en déroute, riposta Desmine. Vous êtes seul, Varyl.
Varyl caressa la tranche d’un épais livre ; à sa vue, Edénar blémit.
— Seul ? Je ne le suis plus. Vous m’avez apporté exactement ce dont j’ai besoin, n’est-ce pas, très cher Edénar ?
A la surprise d’Alistair, le jeune homme s’était décomposé.
— Qu’est-ce que vous lui avez fait ? menaça Alistair.
— Rien, encore. Mais il a été soigneusement endoctriné pour être l’hôte d’Orhim, ne te l’a-t-il pas dit ?
Alistair croisa les bras.
— Son prisonnier, plutôt. Je le sais déjà. Et quand Orhim sera tué, il en sera définitivement libéré, cette fois.
Étonnamment, Varyl sourit et Alistair fut saisi par un mauvais pressentiment. Un homme au bord de la défaite ne réagirait pas ainsi. Qu’est-ce qu’il mijotait ? Depuis qu’ils étaient rentrés dans ce Palais, tout semblait bien trop facile. Pas de garde, pas de piège, rien que Varyl, seul.
Je n’aime pas ça non plus, dit Zéphyr.
C’est la faute d’Orssanc, encore. Nous catapulter comme ça sans nous donner aucune indication, sans aucun conseil.
Parce que tu aurais suivi un conseil de sa part ? s’étonna Zéphyr, moqueur.
Alistair dut reconnaitre que non. Parfois, il s’agaçait de la propension de Zéphyr à appuyer là où ça faisait mal. La profonde affection sous-jacente qu’il percevait l’aidait à relativiser.
— En effet, Orhim n’est pas de taille, pour le moment. Et quand il sera encore mort, je pourrai cette fois lui faire intégrer le corps auquel il est vraiment destiné. Toi, Edénar.
Cette fois, le sang se glaça dans ses veines. Edénar, la réincarnation d’Orhim ? Impossible.
Le jeune garçon était plus pâle qu’un mort. Il s’agrippa à Alistair.
— Ne le laisse pas faire. S’il te plait. Je ne veux pas redevenir sa marionnette.
— Tes prières sont vaines, Edénar. Ils ne peuvent rien contre moi.
Alistair crut que Desmine allait ordonner l’assaut ; il n’en fut rien. Sonné, il réalisa que tous ses collègues étaient immobilisés, luttaient en vain contre des liens invisibles, incapables de parler, la panique visible dans leurs regards.
— Qu’est-ce que tu leur as fait, Varyl ? Laissez-les tranquilles !
Varyl se contenta de refermer le livre d’un geste sec, puis fronça les sourcils.
— Tiens donc, tu n’es pas affecté ? Peu importe. J’aurais la satisfaction de voir Edénar t’écraser comme la nuisance que tu es.
Alistair serra les mâchoires. S’il n’y avait pas eu Edénar… Les consignes étaient d’arrêter Varyl, mais Alistair doutait que Shaniel lui en veuille vraiment si Varyl trouvait malencontreusement la mort.
Sauf qu’Edénar tremblait de tous ses membres, les yeux écarquillés par la peur, habité d’une terreur sans bornes dès lors que l’attention de Varyl se portait sur lui. Qui aurait cru que l’idée de venir confronter Varyl venait de lui ? Alistair ne pouvait l’abandonner ; d’abord parce qu’il avait une dette envers lui, ensuite parce qu’il refusait de perdre Edénar comme il avait perdu Rayad.
— Edénar, il faut que tu me dises ce qui ne va pas, implora le jeune ailé. Comment puis-je t’aider ?
Sans réussir à quitter Varyl du regard, Edénar déglutit plusieurs fois, puis finit par balbutier :
— Le livre…
— S’il faut le détruire, je le ferai.
Mais Edénar secoua la tête.
— Ce n’est pas un simple livre. C’est le réceptacle d’Orhim. Contrôle le livre et tu contrôles Orhim. C’est un pouvoir qui ne doit pas rester entre des mains mortelles.
A son habitude, Edénar passait du statut de gamin inexpérimenté à celui de vieux sage. Mais Alistair était prêt à lui obéir.
— Tu ne peux pas le détruire seul, reprit Edénar avec difficulté. Il nous faut l’aide de Surielle.
Varyl éclata de rire.
— Votre amie est bien loin. Et lorsqu’elle en aura terminé avec cette incarnation, je serai prêt. Dis-moi, Edénar. Crois-tu que tes amis soient capables de te sauver, cette fois ? Crois-tu qu’ils hésiteront à se dresser contre toi ? Tu es seul, Edénar. Tu l’as toujours été.
*****
Surielle était seule. Elle cligna plusieurs fois des yeux, s’efforça de comprendre. Ils étaient tous présents juste avant ! Était-il possible qu’Orhim les ait tous tués ?
Et où était Orhim, d’ailleurs ? Elle se souvenait de ses yeux, plus brillants que des émeraudes ; avec ses nouvelles perceptions, elle y avait discerné des éclairs, et plus loin, encore autre chose… le temps de cligner des yeux, voilà qu’elle se retrouvait perdue dans cette plaine herbeuse.
Surielle fit quelques pas, incertaine, puis s’accroupit, cueillit une fleur. Pourquoi ce coquelicot lui évoquait-il un souvenir ? Elle était presque sûre de connaitre l’endroit mais sa mémoire refusait de lui fournir les clés. Confuse, elle se releva, chercha à se repérer.
— Surielle ?
Elle bondit.
— Aaron ? Tu m’as fait peur !
Le jeune ailé lui sourit, s’approcha pour l’enlacer.
— Tu m’as manqué.
Surielle sourit à son tour, sans réussir à se détendre. Aaron caressa sa joue, écarta la mèche sur son front.
— Je te sens soucieuse. Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Je… je ne sais pas. J’ai une impression étrange. Comme si j’avais déjà vécu cette scène.
Aaron rit doucement avant de la relâcher.
— Il est certain que ce n’est pas la première fois que tu te retrouves dans mes bras.
Souviens-toi, Surielle.
Elle secoua la tête. Ce n’était pas Aaron qui venait de parler, elle en était certaine. L’écho lui paraissait familier et elle avait la certitude que c’était important.
A ses côtés, Aaron continuait son babillage. Pourquoi était-il avec elle ? Jamais elle ne s’était posée la question, alors que la plupart des ailés l’évitait. Était-ce une question de politesse ?
— Est-ce que la couleur de mes ailes te pose un problème ?
Surpris, Aaron la dévisagea avec suspicion. Et une avalanche de souvenirs déferla en Surielle.
Elle l’avait toujours cru attentionné, s’apercevait maintenant des détails qu’elle avait occultés. L’agacement qu’il montrait quand elle s’esquivait, les éclats de colère dans ses yeux couleur de cendres. L’avait-il seulement aimée, même un peu, ou s’était-il simplement servi d’elle ?
Elle se souvenait de cette soirée, où elle avait cédé à Aaron pour l’accompagner, à contrecoeur. Surielle n’aimait pas les bals, les cercles fermés de Seyhids, les paris sur tout et sur rien.
Qu’aurait-elle changé, si elle avait su qu’elle était elle-même au centre d’un pari, ce soir-là ?
Elle se souvenait de l’humiliation qui l’avait envahie. Avoir été considérée comme un jouet, un simple objet pour le plaisir et la gloire d’Aaron.
Pour les Massiliens, la sexualité n’avait rien de tabou, la virginité était considérée comme une étape dans la vie des jeunes mais n’avait aucune importance pour les mariages et les unions libres étaient d’ailleurs plus nombreuses, les mariages ne servant qu’à assurer la lignée et la succession, surtout pour les familles à la tête des différents Clans.
Cette fois, quand Aaron se rapprocha d’elle, Surielle le repoussa.
— Tu n’as aucun honneur, déclara-t-elle. En m’instrumentalisant, tu as voulu m’humilier. Mais j’ai compris, maintenant. Le tort n’est pas sur moi. J’étais amoureuse. Je voulais te plaire. Je voulais te faire plaisir. Toi, non seulement tu m’as refusé cela, mais en plus tu t’en es glorifié. Comme si profiter d’une jeune fille était un exploit. Il n’y a rien de glorieux dans la trahison.
— Tes ailes étaient une trahison, rétorqua-t-il.
— Je n’ai pas choisi leur couleur. Tu m’as jugée et condamnée pour trahison, mais c’est toi qui a trahi les idéaux massiliens. Je n’aurais plus honte, car la honte est tienne.
Les yeux écarquillés, Aaron lui paraissait bien moins terrible que dans ses souvenirs. L’avait-elle craint à ce point ? Elle avait l’impression qu’un poids invisible venait de lui être ôté des épaules.
Et alors qu’il ouvrait la bouche, Aaron s’effaça comme une brume se dissipe, révélant la silhouette d’Orhim.
— Je ne pensais pas que tu aurais fait la paix avec ton passé, dit le dieu, songeur.
— Qu’est-ce que vous faites là ?
— Mais ton présent est riche de souffrances. Tu ne t’en sortiras pas, cette fois.
— Quoi ? Non, je te vaincrai !
Surielle s’élança vers le dieu, ne rencontra qu’un écran de fumée. Désorientée, elle se retourna. Tous ses repères venaient de disparaitre, et de nouveau, ses pensées s’embrouillaient.
Où était-elle ?
Le ciel s’éclaircit, dévoila une prairie à l’herbe verte et aux fleurs colorées, la senteur des résineux à proximité. Un sourire éclaira le visage de Surielle alors qu’elle reconnaissait l’endroit. Massilia, la planète natale de son père, et plus précisément la petite ville d’Agate, près de la Cité d’Emeraude, où ils passaient régulièrement des vacances en famille.
Une nappe avait été déployée sur l’herbe, et Satia y disposait le contenu d’un panier. Des petites tourtes à la viande, des brioches, une salade colorée. Surielle en salivait d’avance. Son père se posa à leurs côtés, chargé d’une outre d’eau fraiche. Un peu plus loin, Lysabel et Axel se livraient à un féroce duel à l’aide d’épées de bois. Surielle adorait sa famille, même si elle regrettait de ne pas voir ses cousines aussi souvent qu’elle l’aurait souhaité.
Un nuage masqua le soleil ; l’horizon s’obscurcit. Surielle fronça les sourcils. Le temps était changeant sur Massilia, à ce point-là ce n’était pas normal.
Souviens-toi, Surielle.
D’où venait cette voix ? Elle avait la curieuse sensation que ce n’était pas la première fois qu’elle s’adressait à elle, et pourtant, elle n’arrivait pas à se souvenir. Se souvenir de quoi, d’ailleurs ?
Une main se posa sur son épaule et Surielle fit volte-face, croisa le regard soucieux de son père.
— Ne restons pas là.
Lysabel et Axel étaient déjà auprès de leur mère, toute joie ayant déserté leur visage. L’inquiétude les avait tous gagnés.
Le rugissement qui résonna pétrifia Surielle. Les nuages noirs s’étaient amoncelés, zébrés d’éclairs, s’enroulaient autour d’une forme sombre indéfinissable. Surielle plissa les yeux. Une tempête ? Une tornade ? La chose paraissait… vivante.
— Restez là, les enfants.
Avec un temps de retard, Surielle réalisa que leur père avait tiré sa lame, le regard déjà braqué sur la menace à abattre. Leur mère s’était placée à son côté, mais ce n’était pas ce qui dérangeait le plus Surielle.
Souviens-toi, Surielle.
La voix, encore. Ce n’était pas celle de ses parents, elle en était persuadée. De quoi devait-elle se souvenir ? Elle connaissait les lieux, elle était avec sa famille… Surielle sursauta. Son père, épée à la main ? Impossible. Elle connaissait les histoires sur sa jeunesse, mais son père appartenait aux Veilleurs avant même qu’elle ne vienne au monde. Jamais elle ne l’avait vu combattre autrement qu’à mains nues.
Même chose pour leur mère. Surielle la savait profondément pacifiste, savait qu’elle avait été au coeur des évènements liés au Traité de Paix entre l’Empire des Neuf Mondes et la Fédération des Douze Royaumes. Alors pourquoi se montrait-elle agressive ?
L’énorme masse tourbillonnante se rapprochait d’eux, menaçante, et déjà les rafales de vent agitaient leurs ailes. Surielle savait qu’elle aurait dû se sentir terrorisée, ou paniquée. Elle ne ressentait qu’un grand calme.
Comme si la situation n’était pas réelle.
Une pensée qui s’échappait dès qu’elle essayait de s’y concentrer, qu’elle devinait importante.
— Surielle ! J’ai peur !
La jeune ailée se retourna, prit sa soeur dans ses bras. Lysabel tremblait de tous ses membres, des larmes coulaient sur ses joues. Elle était bien trop jeune pour tout ça, songea Surielle. Axel gardait un air bravache, mais il ne parvenait pas à tromper sa soeur.
— Je suis là, s’entendit-elle dire.
Lysabel resserra son étreinte, Surielle lui caressa doucement les cheveux pour l’apaiser, puis reporta son regard vers la tempête. Elle se rapprochait, soulevait les feuilles sur son passage, arrachait les fleurs, pliait les arbres. Le vent tourbillonnait, soulevait leurs vêtements, agitait leurs cheveux en tous sens. Le paysage n’avait plus rien d’enchanteur.
Surielle s’accroupit pour diminuer sa prise au vent, imitée par son frère et sa soeur.
— Papa ! hurla Axel.
Avec la terre qui grondait jusque sous leurs pieds, il ne les entendrait pas. Surielle saisit le poignet de son frère pour l’empêcher de les rejoindre.
— N’y va pas, Axel.
— Mais ils vont se faire tuer !
— Peut-être, lui accorda-t-elle alors qu’il ouvrait de grands yeux. Nous ne ferions que les gêner. Ils ont besoin de nous savoir en sécurité.
— Nous ne sommes pas en sécurité, sanglota Lysabel.
Surielle pinça les lèvres. La détresse de son frère et de sa soeur était évidente, elle aurait cru être elle aussi au bord des larmes, pourtant, alors même que ses parents luttaient pour leurs vies à tous à quelques mètres, elle ne ressentait rien. Trop de questions la troublaient ; trop d’incohérences.
Axel n’avait même pas invoqué son feu alors qu’il n’arrêtait pas de s’en servir à la moindre occasion ; Lysabel n’avait rien de la pleurnicheuse actuellement dans ses bras.
Ce n’était pas réel.
L’image autour d’elle vacilla un instant et Surielle se remémora tout. Orhim. C’était lui, encore, qui cherchait à l’abuser, à l’affaiblir pour qu’elle ne puisse pas le combattre.
— Tu ne m’auras pas, Orhim ! hurla-t-elle. Je sais que tout cela n’est pas réel. Ce n’est que le produit de tes pensées et je refuse d’y croire !
Le paysage se brouilla et disparut, laissant Surielle dans un espace gris, impersonnel. Difficile d’y définir un sol, un ciel, ou quoi que ce soit.
Puis la silhouette d’Orhim apparut, clairement contrariée.
— Tu es plus coriace que je ne le pensais, admit-il.
— Vous n’avez rien à faire là. Disparaissez !
Orhim sourit.
— Je suis un dieu, je ne peux pas “disparaitre”, jeune impertinente. Si je disparais ici, ne réapparaitrais-je pas ailleurs ?
Surielle sentit la panique la gagner. Alors, c’était sans espoir ? Quoi qu’ils fassent, Orhim reviendrait toujours ? Non, elle ne voulait pas y croire. Ils avaient fait trop de sacrifices pour en arriver là.
Crois en toi, Surielle.
La jeune ailée se ressaisit. Eraïm était avec elle. Cela ferait une différence.
— Il faut croire que je t’ai sous-estimée. Sois certaine que cette fois, tu ne t’en sortiras pas.
Avant que Surielle ne puisse répondre, le dieu avait disparu, et la grisaille s’évapora. Surielle porta les mains à sa tête, confuse, cligna des yeux. L’herbe verte était un décor qui lui paraissait familier, pourtant, il y avait quelque chose….
— Surielle ?
Elle écarquilla les yeux. Cette voix… elle se retourna, tituba. Rayad.
*****
Inquiet, Lucas s’approcha du dôme translucide, vaguement verdâtre, qui emprisonnait Orhim, Shaniel et sa fille. Impossible de le traverser, il était aussi dur que le verre. Il était certain que quelque chose s’était déclenché, que Surielle était au coeur de ce phénomène. Plus inquiétant, des larmes étaient apparues sur les joues de sa fille.
— J’aimerai bien savoir ce qu’il se passe, marmonna-t-il.
Près de lui, Éric toussota. Sanae avait fait son maximum, sans pouvoir effacer les ecchymoses sur son cou, un dégradé de vert, mauve et noir.
— Elle est forte, dit le Commandeur d’une voix rendue rauque.
Lucas l’aida à se remettre sur pieds ; Éric porta de nouveau la main à sa gorge, comme s’il avait du mal à réaliser que l’étranglement avait pris fin.
— Ça va ? s’enquit Lucas.
— Ça ira, fut la réponse brève.
Lucas retint un sourire. Il ne s’était pas attendu à autre chose.
— Papa !
Liam se jeta sur son père, et Esbeth, Satia, Elésyne et Aioros les rejoignirent. Esbeth avait les yeux brillants ; elle avait eu peur de perdre son mari et un autre fils, une nouvelle fois. Satia glissa sa main dans la sienne. Il la devinait inquiète pour Surielle, elle aussi.
Près d’eux, Teldrei secoua la tête, souffla une épaisse fumée par ses naseaux. Le sol trembla.
Il n’a pas apprécié, commenta Iskor. Orhim s’est joué de lui en claquant des doigts, alors qu’il est l’une des créatures les plus puissantes ici.
— Ne recommence pas ce genre de folie, Liam, prévint son père.
— J’ai eu peur que tu meures, protesta l’adolescent.
— Et ta mère a eu peur que tu te fasses tuer pour rien, lui retourna Éric. Si tu n’es pas capable d’obéir aux ordres, tu resteras derrière, la prochaine fois.
Mâchoires serrées, Liam ne répondit pas, mais Lucas sentit combien il mourait d’envie de protester.
— Tu as grandi, depuis la dernière fois qu’on s’est vu, dit-il pour changer de sujet.
Aussitôt, le jeune garçon s’éclaira.
— Oui ! Bientôt, je dépasserai maman ! Et peut-être même Alistair.
— Toutes mes félicitations, dit Satia en avisant Esbeth.
Une écharpe était nouée sur la poitrine de l’impériale, et une touffe de cheveux noirs en dépassait, ainsi que quelques plumes rouges. Esbeth caressa le dos arrondi du bébé, lui sourit.
— Merci. Ce n’était pas prévu si tôt, mais heureusement, tout s’est bien passé.
— Et tu ne devrais pas être déjà debout, fit remarquer Éric.
Esbeth fronça les sourcils.
— Je suis en meilleure forme que toi, alors épargne-moi tes remarques. Dis-moi plutôt si Alistair va bien.
— Il va bien, pour le moment. Quelque chose le préoccupe.
Satia s’approcha du dôme, les yeux fixés sur sa fille.
— J’aimerai bien savoir ce qui la met dans cet état.
— Alistair dit qu’elle ne doit pas tuer Orhim, intervint Elésyne.
— Comment ça ? fit Aioros.
— Si elle le tue il va s’incarner de nouveau, expliqua Elésyne. En Edénar, cette fois. Je ne suis pas sûre d’avoir tout compris, mais il s’agit du corps qui lui était destiné au départ…
— Ce qui le rendrait bien plus puissant, j’imagine, compléta Lucas.
Sous leurs yeux, Surielle s’effondra soudain à genoux. Satia se précipita vers le dôme, frappa la surface du poing, en pure perte.
— Je déteste me sentir si impuissante, maugréa-t-elle. Elle souffre, c’est une évidence. Qu’est-ce qu’il lui fait ? Je ne peux même pas l’aider !
Lucas posa une main sur son épaule, resta silencieux. Que dire de plus ? Il croyait en leur fille, elle avait démontré sa force à maintes reprises, mais elle gardait aussi des failles, comme eux tous. Orhim les avait apparemment trouvées, et nul doute qu’il allait appuyer dessus jusqu’à ce qu’elle cède.
Ou qu’elle se relève, tempéra Iskor.
J’y compte bien. Elle doit apprendre à vivre avec.
— Voyons le bon côté des choses, dit Éric en s’approchant. Orhim ne risque pas d’être tué pour le moment.
Aioros haussa un sourcil.
— Le bon côté des choses ? Si Surielle ne peut plus se battre, qui sera là pour protéger l’Impératrice Shaniel ?
Éric jura.
— Alors il faut trouver un moyen d’entrer. Nous ne pouvons pas rester là à…
— C’est impossible, coupa Esbeth. Nos ingénieurs ont analysé cette barrière, elle est infranchissable. Et arrêtez de prendre Shaniel pour une incapable. Je la crois capable de nous surprendre.