La plaine se changeait en forêt. Elian s’arrêta à une vingtaine de pas des arbres. Irin se dressait devant elle. Elian inspira, ferma les yeux puis les rouvrit.
- Theorlingas, va dire à Dolandar que je souhaite lui parler. Cette conversation entre lui et moi sera privée.
Elle lui adressait la parole pour la première fois depuis Eoxit. Elle avait volontairement choisi de l’appeler par son prénom entier et non son diminutif. Leur relation venait de changer.
Theorlingas la dépassa avant de disparaître rapidement derrière les arbres. Elian perçut un son grave, vibrant, profond. Cela la fit sourire. Elle les entendait ! Elle ne les comprenait pas encore mais elle les percevait. En entrant en contact avec elle-même, en acceptant être eldarin, elle s’ouvrait au monde des elfes. Nul doute qu’elle saisirait rapidement le sens de ces mélodies.
Dolandar sortit du bois, s’avançant seul, selon la demande d’Elian. Dolandar s’arrêta à la distance de respect, silencieux, le visage neutre.
- Tu avais raison. J’avais tort, dit Elian en regardant Dolandar dans les yeux.
Dolandar ne dit rien. Il resta totalement silencieux et son visage n’exprima aucune émotion.
- Je n’aurais pas dû y aller. Lorendel est mort.
Dolandar ne réagit toujours pas. Il ne dit pas le « Je te l’avais bien dit » pourtant mérité. Il se contenta d’enregistrer la nouvelle.
- Acceptes-tu de me suivre tout le temps, partout où mes pas me porteront ?
Dolandar dévisagea Elian. Il scruta son épaule droite puis son corps, des pieds à la tête et enfin, plongea au fond de ses yeux bleus. Finalement, il hocha la tête en souriant à peine. D’un geste, Elian lui fit signe de venir se placer à sa gauche, ce qu’il fit.
Elian respira fortement. Elle venait de passer une grosse étape. Les suivantes ne seraient pas moins difficiles mais avec Dolandar à ses côtés, elle se sentait plus forte, son soutien lui donnant des ailes.
Elle s’avança, Dolandar lui emboîtant le pas. Elian entra sous les arbres et se trouva envahie de sons, d’odeurs, de couleurs. Ce fut à la fois très agréable et horrible. Le bruit lui lacérait les oreilles. Elle tenta de faire abstraction tandis qu’elle grimpait aisément pour rejoindre Irin. Dès qu’elle fut arrivée à hauteur, elle s’exclama :
- Je ne savais pas bien par quoi commencer et bien, maintenant, c’est clair. Cela doit cesser… tout de suite. C’est trop insupportable !
- De quoi parles-tu ? interrogea Dolandar.
Elian grimaça pour réponse. Elle aurait voulu pouvoir se boucher les oreilles. Le grincement la faisait souffrir jusque dans les os. Elle sauta de branches en branches jusqu’à atteindre la source de l’hideuse mélodie.
- Niymir ! s’exclama-t-elle en reconnaissant l’elfe.
Elian avait passé des années à suivre chaque habitant d’Irin, apprenant à les connaître. Elle avait consacré du temps à celui-là sans jamais se rendre compte de rien. Elle était sourde à l’époque, ce n’était pas possible !
- Tais-toi, Niymir. Arrête de chanter.
L’elfe obtempéra, les yeux grand ouverts, la bouche bée. Que se passait-il ? Immédiatement, la mélodie s’ajusta, devenant tolérable. De nombreuses dissonances subsistaient mais la principale retirée, le cœur d’Elian se calma.
- Oh, ça va mieux. Tu chantes tellement mal, c’est horrible.
Dolandar hoqueta de surprise tandis que Niymir clignait des yeux et retenait son souffle. L’insulte était violente.
- Tu chantes pour… les fourmis, n’est-ce pas ? demanda Elian en réalisant un énorme effort de mémorisation.
Niymir acquiesça de la tête, les yeux toujours exorbités.
- Elles s’en vont parce que ta mélodie est atroce, pas parce que tu leur demandes de le faire, assura Elian. Tu aimes les fourmis ?
- Pas vraiment, admit Niymir.
- Qu’est-ce que tu aimes ?
Niymir haussa les épaules. Il n’en savait rien. Personne n’avait jamais pris la peine de le lui demander. Il n’avait jamais cherché à le savoir. À Irin, on mettait les elfes à la place disponible au moment de l’accession à l’âge adulte. Par la suite, les elfes non dissidents occupaient les postes clés, essentiels, sans regard pour les préférences individuelles.
Elian soupira sans pouvoir lui en vouloir. Niymir se contentait de suivre la coutume, la tradition, sans se rendre compte qu’elle ne datait pas tant que ça, Ariane ayant dû tout créer à leur arrivée dans ces bois. Elian n’avait aucun remord à la changer.
Elian ferma les yeux et se concentra. Elle n’aurait su expliquer exactement ce qu’elle faisait. Elle suivait les fils de la nature, écoutant sa voix intérieure, ouvrant son cœur au murmure du vent.
- Tu devrais chanter pour… des fleurs violettes qui ne sentent rien mais dont on fait de la teinture pour les vêtements et dont j’ignore le nom.
- Les Jolimor ? s’exclama Niymir. Elles s’ouvrent à l’aube, tu le savais ?
- Non, je l’ignorais, admit volontiers Elian. Va voir Ceïlan et dis-lui que tu veux chanter pour les Jolimor.
Niymir hocha la tête avant de s’éloigner.
- Bien joué, annonça Dolandar. Tu en as d’autres comme ça ?
- Oui, maugréa Elian qui sentait qu’elle allait devoir agir de la même manière pour l’intégralité des elfes d’Irin.
Elle parcourut quelques branches avant de sentir une dissonance non auditive mais quelque chose de plus ténue, dans l’air, l’atmosphère vibrait de désapprobation. Elian s’approcha de la source pour découvrir Theïlia en train de baiser avec Philim. Ils s’arrêtèrent, surpris, en la voyant apparaître. Elian écouta mieux la nature. Elle indiquait très clairement l’ouest.
- Suis-moi, ordonna Elian à Theïlia.
- Je suis occupée ! s’exclama-t-elle en retour, outrée.
- La seule bonne réponse est « Oui, Majesté », gronda Elian d’un ton sec et ferme.
Theïlia frémit tandis que Dolandar plissait des yeux, visiblement circonspect, incapable de décider s’il était d’accord ou non avec cette manière de procéder. Theïlia ronchonna, remit sa tunique en place puis se leva pour suivre Elian.
- On va où ? interrogea Dolandar avec douceur.
- Je ne sais pas, indiqua Elian.
Elle suivait les fils. La promenade fut longue. Finalement, ils sortirent d’Irin pour atteindre les bois falathens à l’ouest.
- Que la lune et le soleil guident tes pas, Felmey, lança Elian surprise de trouver un elfe aussi loin d’Irin.
- Que la lune et le soleil guident tes pas, Elian, lui répondit-il volontiers. Que me vaut l’honneur de… ?
Il scruta l’assemblée avec surprise. Elian se tenait là, accompagnée de Dolandar et suivie de Theïlia. Derrière elle, une trentaine d’elfes observait, transmettant par chant les évènements en cours.
- Fais-ça avec lui, ordonna Elian à Theïlia.
- Non, Elian ! Tu ne peux pas faire ça ! s’exclama Theorlingas qui, depuis l’assemblée, se retenait clairement depuis un moment. Reine ou pas, tu ne peux pas forcer deux êtres à avoir une relation charnelle.
- Theïlia, as-tu envie de baiser ?
- Oui, répondit l’elfe blonde.
- Felmey, cela te plairait-il de coucher maintenant avec Theïlia ?
- Volontiers, répondit Felmey.
- Tu vois, dit Elian. Pas de souci, ils sont consentants.
Elian s’éloigna. Les sons sourds grondaient, enflaient, pulsant dans le corps d’Elian jusqu’à faire trembler ses os. Elle les comprenait maintenant. Les elfes autour d’elle transmettaient un compte rendu des faits puis donnaient leur avis et les autres répondaient, le tout dans un brouhaha migraineux.
- Fermez-la, gronda Elian en usant du même canal. Vous donnerez votre avis quand je vous le demanderai. Carwin, tu es en charge de transmettre le récit des évènements actuels, seulement les faits, pas ton avis personnel. Comprenez-moi bien : vous avez le droit d’avoir un avis et de l’exprimer, juste pas via ce canal-là.
Les elfes de l’assemblée hochèrent la tête. Carwin répéta la volonté de la reine à tous via le canal sourd et Elian acquiesça, satisfaite. Elian rejoignit le centre d’Irin. En chemin, trois elfes furent reclassés, changeant de catégorie. La mélodie permanente d’Irin en fut améliorée mais Elian jugea qu’il s’agissait d’une goutte d’eau dans un océan. Le travail à réaliser était monumental.
Sur la terrasse centrale d’Irin, Elian observa le sol, visible à celui qui savait voir.
- Je veux parler à Curunir, indiqua-t-elle à Carwin. Demande-lui de venir.
- Que la lune et le soleil guident tes pas, Majesté, lança Curunir quelques instants plus tard. C’est un vrai bonheur de te revoir. Nous avons eu peur de te perdre !
- Que la lune et le soleil guident tes pas, Curunir. Je vais avoir besoin de toi.
- Que puis-je faire ?
- Aller vivre à Tur-Anion, en temps qu’ambassadeur permanent. J’ai besoin de savoir ce qui se passe à Falathon. Ton meilleur ami est Bel’Yyo, n’est-ce pas ?
Curunir acquiesça d’un geste de la tête.
- Bel’Yyo viendra te voir une fois par saison. Tu lui raconteras tout ce que tu as appris : qui couche avec qui, pourquoi, le met préféré de la comtesse de bidule, qui dirige quoi, qui tire les ficelles, quelles décisions le couple royal a prises, celles qui ont plu, celles qui ont déplu, à qui, pourquoi. Je veux connaître la musique préférée de Rouk et celle du duc bidule, ainsi que le jeu préféré de son fils aîné, qui est d’ailleurs un bâtard fait avec sa maîtresse qui s’avère être la boulangère du coin.
- Comment suis-je censé obtenir ce genre d’informations ? s’étrangla Curunir abasourdi.
- En ouvrant grand tes yeux, en profitant des confessions sur l’oreiller parce que tu peux baiser évidemment. Tu peux aussi…
Elian s’arrêta en soupirant.
- Qu’y a-t-il, Majesté ? interrogea Curunir.
- Ce n’est pas à moi de faire ça, murmura Elian. Je suis reine.
Elle se parlait avant tout à elle-même. Elle remarqua Dolandar qui sourit doucement à ce murmure.
- Va voir Ceïlan. Il a été ambassadeur avant toi. Il connaît bien les humains. Il te donnera des conseils. Sais-tu lire et écrire le ruyem ?
- Non, admit Curunir. Je ne le parle même pas.
- Ceïlan t’apprendra les bases. Tu apprendras le reste sur place. Si un évènement d’importance survient, tu enverras un message écrit – ce qui nécessitera un oiseau dressé en ce sens. Theorlingas, tu feras en sorte que ça soit le cas.
- Bien, Majesté, lança le maître nilmocelva juste à côté d’elle.
- Je reprends. Si un évènement important se produit et qu’il te semble important que j’en sois informée immédiatement, tu enverras un message indiquant « Je me sens seul ». Ces mots-là et rien d’autre, précisa Elian. Bel’Yyo te rejoindra. Tu lui transmettras l’information qu’il m’apportera, le tout se faisant à l’oral et seulement à l’oral.
Dolandar conserva son sourire. Il semblait apprécier la sécurité proposée par Elian.
- S’il te semble urgent que je me déplace, tu indiqueras « Je me sens très seul ». À n’utiliser qu’en cas d’énorme problème.
- Cela va sans dire, dit Curunir.
Carwin commença à émettre.
- Non, le coupa Elian. Tu attends que l’échange soit terminé.
Carwin cessa.
- Pardon, Majesté, dit-il en tremblant.
Il était clair qu’Elian lui faisait peur. Elle imposait de charisme. Dolandar, lui, semblait s’amuser follement. Elian ignora Carwin pour se reconcentrer sur la conversation en cours.
- Une précision, Curunir : si à un quelconque moment, tu devais te sentir en danger… par instinct, ou parce que tu aurais été menacé, reviens. Ne mets pas ta vie en danger.
Curunir hocha gravement la tête.
- As-tu des questions, des remarques, des critiques ? proposa Elian.
- Non, Majesté. Je reviendrai vers toi si cela devait changer.
- Cette mission te convient-elle ou bien préfères-tu que quelqu’un d’autre s’en charge ?
- La mission me convient parfaitement, Majesté, annonça Curunir en souriant de toutes ses dents.
- Parfait. Alors va rejoindre Ceïlan. Je te veux à Tur-Anion avant la prochaine pleine lune.
Elian plongea dans son chant et appela d’un son grave : « Bel’Yyo ? »
« Oui, Majesté ? » répondit un chant à l’autre bout de la forêt.
« Aller voir Curunir à Tur-Anion à chaque saison et me rapporter ses dires te convient-il ? »
« Parfaitement » répondit-il.
Elian soupira d’aise. Le silence seul avait permis cet échange. Si chacun avait utilisé ce canal pour donner son avis, l’appel d’Elian aurait été noyé dans la masse. Pouvoir communiquer aussi aisément était très agréable. Elian fit signe à Carwin qui résuma la situation puis Elian se tourna vers lui.
- Écoute-moi et ensuite, tu transmets. Compris ?
Carwin hocha la tête en ouvrant grand les yeux.
- Je veux avoir la possibilité d’écrire, annonça-t-elle fermement. Il me faut de l’encre, des plumes et du papier.
Carwin allait parler mais Elian leva un doigt qui le fit taire.
- Je ne te demande pas ton avis, indiqua-t-elle et Carwin serra les lèvres, se retenant clairement. Je ne suis pas pressée, précisa Elian. Je conçois que cela puisse prendre du temps à chacun de s’adapter. Je doute que l’encre ou les plumes posent problème. Le papier, en revanche… Que chacun y réfléchisse… Plantes de base, animaux à utiliser, peu m’importe. Ce n’est pas mon travail d’apporter la solution. Theorlingas et Ceïlan, les deux maîtres principaux d’Irin, feront leur possible pour que ma volonté soit faite, n’est-ce pas ? finit-elle en se tournant vers Theorlingas.
Le nilmocelva hocha la tête en soufflant un « Oui, Majesté » dépité. Il n’avait clairement pas la moindre idée de comment répondre favorablement à sa reine. Du papier, c’était du jamais vu à Irin.
- Je veux que le maître tailleur vienne me voir… maintenant, précisa Elian.
Elle n’eut pas longtemps à attendre. Elinaël se présenta devant elle en un rien de temps.
- Que la lune et le soleil guident tes pas, Majesté. Que puis-je pour toi ?
- Que la lune et le soleil guident tes pas, Elinaël. Je veux que vous réfléchissiez à un moyen pour que Dolandar et moi ne soyons plus forcés de porter ces merdes humaines, indiqua-t-elle en désignant sa ceinture ainsi que celle de Dolandar. Vous pouvez constater qu’elles permettent de porter une épée, une dague, mais également tout mon nécessaire de crochetage, une bourse, une gourde et a encore des emplacements de disponible. Vous allez me créer la même chose… en mieux. Je me fiche de savoir comment vous allez faire. Je me fiche du temps que ça va prendre. Faites-moi une ceinture elfique. Compris ?
Elinaël hocha la tête.
- Merci, Elinaël. Tu peux disposer.
Le maître tailleur s’éloigna, visiblement abasourdi mais clairement en train de réfléchir à la meilleure manière de satisfaire sa reine.
- Et maintenant ? demanda Dolandar alors que Carwin transmettait.
- Il y a énormément de travail à Irin mais je dois d’abord me rendre à…
- Majesté ? dit Beynamen en apparaissant très près d’elle.
Elian recula en grimaçant.
- Beynamen, tu es trop près, dit Dolandar d’une voix douce mais ferme. Carwin, s’il te plaît, précise à tout le monde que la reine est très sensible à son espace intime.
L’elfe acquiesça avant de transmettre et Beynamen s’éloigna de quelques pas.
- S’il te plaît, fais ton truc, comme à Niymir ! Je m’ennuie tellement dans mon poste actuel. Niymir est mon meilleur ami. Je ne l’ai jamais vu aussi rayonnant. Où est ma place ? Je t’en prie ! insista-t-il.
Qu’un elfe vienne vers elle était une première. Elian se sentit reconnue. Le souffle court d’émotion, elle ferma les yeux. Le fil fut clair, limpide et aisé à suivre malgré son arrivée lointaine.
- Le lac Lynia, murmura Elian en reconnaissant la fin du trajet imaginaire.
- Ramasseur d’algues ? s’étrangla Beynamen. Je… n’y… avais… jamais songé. J’adore les consommer mais…
Beynamen eut soudain un regard triste, des larmes apparaissant dans ses yeux d’un bleu profond. Il hocha la tête, puis, résigné, annonça :
- Je vais dire au revoir à Niymir. Nous risquons de ne plus nous voir aussi souvent qu’avant.
Beynamen s’éloigna, laissant Elian abasourdie.
- Incroyable, murmura Theorlingas. Il accepte de quitter Irin juste parce que tu lui dis de le faire.
- Il ne le fait pas parce qu’Elian le lui dit, gronda Dolandar, mais parce qu’il sent, au fond de lui, qu’il va s’épanouir là-bas. Et puis, il reviendra régulièrement. Il faut bien que le lyma arrive jusqu’ici. Il sera volontaire, voilà tout.
Elian sourit.
- Carwin, indique que j’interviendrai auprès de chaque elfe volontaire… en temps voulu. Pour le moment, je dois me rendre à Dalak.
- Quoi ? s’étrangla Theorlingas. Tu viens à peine d’arriver ! Tu ne peux pas…
- Theorlingas, tais-toi. Ton avis ne m’intéresse pas, grinça Elian. Tu n’as pas mieux à faire ? Irin n’a pas besoin de son maître nilmocelva, absent depuis des lunes ?
Theorlingas serra les dents de rage. Il ne bougea pas mais ne parla pas non plus, se contentant de lancer un regard insistant à Dolandar.
- Aller à Dalak, commença Dolandar… Cela nécessite de traverser les terres sombres.
Elian hocha la tête.
- Je veux bien, mais à deux conditions.
Elian jeta un coup d’œil à Dolandar et sourit, ravi qu’il ait compris sans qu’aucun mot ne soit nécessaire. Il serait désormais le seul à Irin à ne pas avoir à obéir, à pouvoir s’opposer, à négocier avec elle.
- Tout d’abord, en chemin, tu m’enseignes l’amhric.
Elian sourit. La demande ne la surprenait pas le moins du monde.
- Ensuite, avant de partir, tu fais une pause. Tu es rayonnante, continua-t-il afin de l’empêcher de répliquer. Tu n’as jamais été plus belle, plus éblouissante, plus forte, plus… Cependant, dis-moi, depuis combien de temps n’as-tu pas mangé, bu, dormi ?
Elian grimaça. Trop pour s’en souvenir…
- Prends une pause, ordonna Dolandar d’une voix ferme mais tendre.
Elian grimaça.
- On part demain à l’aube, proposa Dolandar. Carwin, interdis à quiconque de venir parler à la reine. Elle a besoin de repos.
Carwin obtempéra, visiblement surpris de la prise de pouvoir de Dolandar qui prenait clairement la main. Elian ferma les yeux et pinça les lèvres.
- Elian ? Ça va ? s’enquit Dolandar, soudain inquiet.
- Je… n’avais pas… prévu de faire ça si tôt. C’est… juste… difficile.
- Faire quoi ?
Elian grimaça, se mordilla la lèvre inférieure puis s’élança. Il fallait le faire. Maintenant n’était pas un si mauvais moment, après tout. Dolandar n’avait pas tort. Une pause serait bienvenue.
- Elian ? s’étonna Ceïlan en la voyant arriver devant lui. Tu viens t’assurer que tes ordres sont suivis ?
- Que la lune et le soleil guident tes pas, Ceïlan, dit Elian, son cœur battant la chamade.
- Que la lune et le soleil guident tes pas, ma reine, répondit-il en souriant.
- Je ne doute pas un seul instant que tu feras ce que j’ai demandé.
Ceïlan sourit puis s’assombrit devant le visage tendu et nerveux de sa reine.
- Ce n’est pas passé loin, murmura Elian.
- Quoi donc ? interrogea Ceïlan.
- Que je meure, précisa Elian.
Ceïlan frémit tandis qu’Elian luttait contre les larmes.
- Alors que je voyais la mort en face, je n’ai eu qu’un seul regret, continua-t-elle en osant pour la première fois lever les yeux sur l’herboriste.
Ceïlan garda le silence, attendant la suite.
- Un rêve de jeunesse non réalisé.
- Jeunesse ? ricana Ceïlan. Tu es jeune, tu le sais ?
- J’ai été plus jeune encore.
- Certes, admit Ceïlan. C’est avec grand plaisir que je t’aiderai à réaliser ton rêve. Que puis-je faire pour toi ?
Elian respira plusieurs fois fortement avant de s’avancer, le ventre noué, l’esprit tourneboulé. L’espace se réduisit et la bulle d’intimité creva. Elian posa doucement sa main sur le torse du guérisseur, attendant, figée, l’autorisation d’aller plus loin. Elle craignait tant ce moment. Et s’il refusait ? S’il la repoussait ? Elle ne s’en remettrait pas.
- Ne sommes-nous pas sortis du même ventre ? s’étonna Ceïlan.
- Je m’en fiche. Je t’aime, dit-elle en ruyem, ces mots-là n’existant pas en lambë.
Ceïlan en eut le souffle coupé puis, avec un grand sourire, il répondit dans la même langue :
- Je t’aime.
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- Satisfait ? demanda Elian à Dolandar à l’aube.
- Non, répondit-il. Je t’avais demandé de manger, de boire et de dormir. Tu n’as fait aucune de ces trois actions.
Elian lui lança un regard amusé.
- Ce que tu as fait t’a beaucoup détendue, à n’en pas douter. Cependant…
Il lui tendit un panier contenant une vingtaine de boules de tamaï. Elian en prit une en soupirant puis la porta à sa bouche. Son corps lui envoya de formidables sensations de bonheur.
- Merci, Dolandar.
Le protecteur lui envoya un clin d’œil.
- Je peux marcher et manger en même temps. On y va, annonça Elian.
À ces mots, Theorlingas et Beynamen apparurent près d’elle.
- Vous passerez par le lac Lynia alors autant que je me joigne à vous jusque-là, annonça le futur ramasseur d’algues.
- Je vous accompagne jusqu’à Dalak, indiqua Theorlingas.
- Tu n’as pas mieux à faire ici, à Irin, maître nilmocelva ?
- M’ordonnes-tu de ne pas venir ? interrogea Theorlingas.
Elian grimaça. Elle ne voyait pas l’intérêt qu’il soit du voyage. Il ne servirait à rien. Il n’avait été bon qu’à mener Lorendel à la mort. Baiser, voilà tout ce qu’il savait faire. Cependant, elle n’avait aucune raison de le lui refuser.
- Tu peux venir si tu veux, annonça-t-elle.
Le départ fut lancé. Elian dégusta rapidement les tamaï mais le panier ne désemplissait pas : poires, mûres, pommes, des elfes venaient régulièrement apporter de nouveaux éléments, ravissant les papilles et le corps de leur reine.
Elian finit par ne plus pouvoir avaler un morceau. Elle donna le panier à un elfe venu le remplir et il partit en souriant.
- L'amhric est une langue à la fois très simple et extraordinairement compliquée pour nous, commença Elian qui n’avait pas oublié la condition imposée par Dolandar. Par exemple, la phrase « je mange du poisson », se dit…
Elian prononça des mots en articulant chaque son puis continua.
- Cependant, la phrase « j’ai mangé de poisson » ou « je vais manger du poisson » se diront en utilisant les même sons, dans le même ordre.
- Ils ne distinguent pas les temps ?
- Oh que si ! s’exclama Elian. Simplement pas du tout comme nous. Voyez-vous, expliqua-t-elle à ses trois compagnons, le passé est révolu et ne saurait changer. On peut donc le dire fort sans risque de se tromper. Le présent est en cours, immédiat, spontané. Le futur, quant à lui, est incertain, fluctuant, imprévisible. Il ne faut pas le dire trop fort.
Elian répéta alors les premiers sons en amhric, mais cette fois en criant presque puis traduisit :
- J’ai mangé du poisson.
Elle recommença en chuchotant.
- Je vais manger du poisson.
- La façon dont les mots sont prononcés change le sens de la phrase ? s’étrangla Dolandar.
- Exactement, confirma-t-elle. De ce fait, conjuguer une phrase n’est en soit pas compliqué mais nous demande à nous, qui n’y sommes pas habitués, une sacrée gymnastique.
- Tu m’étonnes ! s’exclama Dolandar.
Elian commença à prononcer des phrases simples, émettre des demandes, créant des scénettes, jouant des rôles.
Lorsqu’ils arrivèrent au lac Lynia, Elian fut une fois de plus époustouflée par sa taille. Lorsqu’elle avait appris, des années auparavant, que les elfes des bois ramassaient des algues ici et que les elfes noirs pêchaient, elle les avait imaginé se croisant, se saluant. Il n’en était rien. De cette rive-là, on ne voyait pas l’autre où pêchaient les elfes noirs. Malgré ses nombreuses visites, elle ne s’y faisait pas. L’endroit était magnifique.
Beynamen rejoignit les ramasseurs de lyma et Elian profita de sa présence près d’eux pour consommer du lyma frais, met incomparable qui ravissait toujours autant ses papilles. Elle but abondamment l’eau du lac avant de repartir, rassurant pleinement Dolandar qui ne cachait pas sa satisfaction.
Laissant derrière eux Beynamen commençant sa nouvelle vie, ils se lancèrent à l’assaut de la rive en tirant une barque derrière eux à l’aide d’une longue corde. Il était impensable de traverser le lac par bateau. Celui-ci, percé de nombreux tourbillons, avalait régulièrement des pêcheurs imprudents. Mieux valait le contourner.
- L’autre particularité de l’amhric, c’est sa manière de dénombrer. Ils comptent n’importe comment. Je n’ai pas réussi à donner un sens à tout ça. Je ne saurai pas vous l’expliquer car je n’ai pas compris. Je suis incapable de compter en amhric, avoua-t-elle. Jusqu’à quatre, ça va. Au-delà…
Les cours continuèrent, dans les limites de ce qu’Elian connaissait de cette langue.
Arrivés au fleuve Vehtë, ils montèrent sur la barque et continuèrent leur trajet sur le bord, très proche de la rive des terres sombres, assez loin pour ne pas subir ses effets, assez proche pour ne pas risquer de toucher un tourbillon.
Ils arrivèrent aux pontons des pêcheurs elfes noirs sur lequel ils grimpèrent. Elian salua les pêcheurs qui lui rendirent volontiers son bonjour. Ils acceptèrent de les prendre sur leurs barques plates afin de descendre le fleuve Ruvuma avec eux. Dolandar et Theorlingas découvrirent la dualité : terres sombres volant la vie d’un côté, marécages la donnant de l’autre. Les elfes grimaçaient mais aucun des deux ne se plaignit.
- Peut-être Beïlan saurait-il m’expliquer comment compter en amhric, murmura Elian alors qu’ils sortaient enfin du bateau. Après tout, il parle couramment les deux langues. Étrange que je n’ai jamais pensé à le lui demander.
- Pourquoi n’avances-tu plus ? interrogea Dolandar devant sa reine immobile.
Les deux porteurs de poissons déchargeaient la cargaison en chantant.
- Devant nous, les terres sombres. Nous sommes en pleine saison des pluies. Nous ne marcherons pas avec les pêcheurs. Ils seront bien trop lents pour nous. Ils mettront trois jours au moins à traverser. Vu que nous sommes tous les trois en bonne santé et bien nourris, nous devrions faire le même trajet en moins de deux jours.
- Ils sont sacrément lents ! s’exclama Dolandar.
- Ils n’ont rien mangé depuis l’âge de raison et ils traînent une charrette pleine de poissons, rappela Elian et Dolandar fit la moue, comprenant la difficulté.
- Avez-vous déjà côtoyé cette malédiction ?
- Non, répondirent ensemble Dolandar et Theorlingas.
- Vous allez souffrir, murmura Elian. Voici pour vous.
Elian se saisit de deux outres accrochées à un ponton. Elle les remplit de l’eau du fleuve et les tendit à ses compagnons de voyage.
- C’est moi qui ai pensé à ce rajout, expliqua-t-elle. J’ai récupéré les outres auprès des humains pour les donner aux elfes noirs. J’ai pris de l’eau avec moi, une fois, et ça m’a beaucoup aidé. J’en ai parlé. Depuis, les transporteurs en ont tous une. Elle ne dure pas tout le voyage mais c’est déjà mieux que rien.
Dolandar prit l’outre et l’observa, méfiant.
- C’est une vessie de bœuf, annonça Elian, huilée et séchée. À Dalak, les elfes noirs en ont créées avec des branchies de poisson mais elles sont petites et nécessitent d’être remplies régulièrement. Pour accélérer la traversée, mieux vaut des grandes uniquement disponibles à Falathon.
- Pourquoi ne pas en porter deux ? demanda Dolandar.
- J’ai fait beaucoup de tests. C’est le juste équilibre entre le poids qui ralentit et les forces rendues.
Dolandar hocha la tête avant de passer la sangle sur ses épaules. Theorlingas fit de même. Elian avait déjà passé la sienne.
- S’arrêter sur les terres mortes est synonyme de mort. Si vous pensez reprendre votre souffle, c’est peine perdu. Chaque arrêt vous diminuera davantage. Marchez… tout le temps.
Les elfes hochèrent gravement la tête. Elian, d’un geste, indiqua le départ. Mais à peine se retrouva-t-elle sur les terres sombres que son corps lui hurla une alerte et Elian fit immédiatement un pas en arrière pour revenir sur le ponton.
- Elian ? Qu’est-ce qu’il y a ? interrogea Dolandar en la rejoignant.
Theorlingas se trouvant derrière Elian, il n’avait pas encore quitté le ponton.
- Je… oh…
- Elian ? insista Dolandar en restant à distance respectueuse. Parle-moi. Qu’est-ce qu’il y a ?
- Je… C’est… inattendu… Je… Je suis enceinte.
Dolandar en resta bouche bée. La réponse de Theorlingas fut sans appel. Il grogna puis se retourna, tournant le dos à la reine, rongé de haine et de jalousie.
- Tu peux rester là pendant que nous faisons le trajet avec les transporteurs, proposa Dolandar. Dis-nous avec qui tu veux parler et…
- Non, cela ne peut pas se passer ainsi. D’abord parce qu’ils refuseront de traverser les terres sombres juste pour mes beaux yeux. Ensuite parce que vu ce que j’ai à leur dire, je ne peux pas, diplomatiquement, me permettre de les convoquer. C’est à moi de me déplacer.
- Tu es le corbeau apportant de mauvaises nouvelles, comprit Dolandar et Elian acquiesça.
- Il faut qu’ils soient chez eux, en sécurité. Même dans ces conditions, l’échange risque d’être houleux alors non, je ne peux pas me le permettre.
- La traversée comporte-t-elle un risque pour ce bébé ?
- Comment pourrais-je le savoir ? s’écria Elian au bord de la crise de nerfs. À ma connaissance, jamais aucune femme enceinte n’a tenté de…
- Elian, calme-toi ! la coupa Dolandar.
- Je ne peux pas attendre ! Et je ne peux pas en perdre un autre non plus, commença-t-elle à pleurer.
- Elian, continua Dolandar qui tentait, en vain, de la calmer. Je ne sais pas comment tu fais mais tu sembles posséder un don de clairvoyance. Tu sais les choses, sans savoir expliquer pourquoi ni comment. Je t’en prie. Calme-toi et…
- Je risque de perdre ma fille ! gémit Elian.
Dolandar grimaça. Une fille… Le joyau précieux d’Irin. Difficile de contrer cela. Soudain, une mélodie tendre et rassurante, caressante et douce envahit l’air. Theorlingas, le dos toujours tourné, proposait son chant à Elian. Elle secoua la tête. Elle ne voulait pas de son aide. Elle refusait de devoir quoi que ce soit au meurtrier de Lorendel.
Elle se sentit immensément triste et surtout, elle s’en voulut. Theorlingas n’avait pas tué Lorendel. Seul Narhem était responsable. Le nilmocelva avait essayé de l’aider. Il avait échoué, certes, mais il avait risqué sa vie pour elle. Elle craqua, consciente que Theorlingas l’aidait réellement. Elle écouta la mélopée et toute angoisse la quitta, lui permettant de suivre un à un les fils de la nature.
- Elle ne risque rien pour le moment. Elle est trop petite. Elle n’a pas encore de vie propre. Elle est en moi mais pas liée à moi. Elle existe mais dans un état… je n’arrive pas à le décrire. En revanche, cela ne durera pas longtemps et lorsque mon corps et elle ne feront qu’un, la traversée causera sa perte.
- Nous devons donc nous presser. L’aller et le retour devront se faire dans les délais les plus courts possibles, en conclut Dolandar.
Le chant de Theorlingas mourut, laissant à Elian un goût amer. Elle aurait dû le remercier mais n’en fut pas capable. Elle lui en voulait trop, à lui qui avait amené son fils devant le démon au lieu de le ramener en sécurité à Irin. Le départ fut lancé.
- Pourquoi une telle froideur envers Theorlingas ? interrogea Dolandar alors que la troupe marchait depuis un moment et que le nilmocelva se tenait à une trentaine de pas en arrière.
- Lorendel est mort, gronda Elian qui n’avait pas envie d’en parler.
- Et il est responsable ? s’étonna Dolandar.
Elian ne répondit pas. Bien sûr que non, seul Narhem était coupable de ce crime atroce. Cependant, si Theorlingas n’était pas venu, s’il était reparti à Irin, Lorendel serait toujours en vie. Elle peut-être pas, mais son fils chanterait toujours.
Ils arrivèrent à Dalak en plein milieu de l’après-midi après une traversée rapide et facile. Sans sa blessure au métal noir, Elian rejoignait l’avis de son frère Beïlan : pour un elfe en pleine forme, c’était une promenade de santé.
Ils découvrirent une ville vide, ravagée par les terres sombres. Heureusement, les palais de coton étaient intouchés. Elian se plaça le long du mur est du bâtiment, où Saelim et Beïlan l’attendaient, des éclaireurs les ayant prévenus de son approche.
- Elian ! Que la lune et le soleil guident tes pas, l’accueillit Saelim avec joie en lambë.
- Que tes nuits soient sombres, Saelim, répondit Elian en amhric.
- Que tes nuits soient sombres, Saelim, salua Dolandar dans la langue des elfes noirs.
- Oh ! s’exclama Saelim. Il y a du changement à Irin.
- Que tes nuits soient sombres, intervint Theorlingas dans un amhric quasi parfait.
Saelim en resta sans voie.
- Que tes nuits soient sombres, Beïlan, lança Elian.
- C’est la saison des pluies, gronda-t-il en retour sans même prendre la peine de lui rendre son salut.
- J’ai des informations urgentes à vous transmettre. J’aimerais que les trois anciens soient présents.
- Je vais organiser la rencontre, promit Saelim.
- Fais porter à manger à Elian, ordonna Theorlingas en amhric. La fille dans son ventre a besoin de nourriture.
Saelim transperça Elian du regard. Les mots avaient fait sursauter tous les elfes noirs présents autour. Ils s’éparpillèrent tous, s’affairant en tous sens. Elian soupira mais ne s’opposa pas. Il cherchait à prendre soin d’elle et Dolandar aurait été incapable de dire cette phrase dans la langue des elfes noirs.
- Toutes mes félicitations, Theorlingas, lança Saelim.
L’elfe blond le dévisagea puis, d’un regard transperçant, annonça froidement :
- Je ne suis pas le père.
Saelim se tourna vers Elian et sourit pleinement. Il venait de comprendre qu’Elian venait de rompre son serment de fidélité envers Theorlingas. Cela ouvrait des portes intéressantes pour lui.
- Ceïlan est le père, continua Theorlingas.
Ce fut cette fois-ci le tour de Beïlan de transpercer la reine d’Irin des yeux. Qu’elle ait choisi de coucher avec son propre frère ne devait probablement pas déplaire à l’ancien roi des forestiers.
Elian ignora les regards masculins insistants traînant sur elle. Elle devait se concentrer sur autre chose.
Tandis que Saelim et Beïlan disparaissaient pour préparer la rencontre, Elian se tourna vers Dolandar :
- Ce que je m’apprête à dévoiler risque de déplaire, beaucoup, prévint Elian.
Dolandar hocha gravement la tête.
- Au risque de créer de l’agressivité ? demanda-t-il.
- Je ne sais pas, admit Elian. J’espère que non. Je veux dire… Ils me connaissent. Ils ont l’habitude de ma présence. Les nouvelles sont vraiment mauvaises mais j’espère qu’ils comprendront.
Elian regarda autour d’elle. Les elfes noirs montaient rapidement la rencontre. Le temps lui manquait.
- Celui à qui ça risque de déplaire le plus… commença Elian.
Elle fit une petite pause, se mordit la lèvre inférieure puis se lança :
- C’est toi, finit-elle.
Dolandar la transperça des yeux en grondant.
- Je t’en supplie, Dolandar, essaye de me pardonner, demanda Elian par avance.
- Les anciens sont prêts à te recevoir, annonça Saelim en amhric dans son dos.
Les yeux de Dolandar crachaient du feu. Il en voulait énormément à Elian, avant même de connaître le contenu de la trahison. Elian n’avait pas peur. Dolandar lui resterait fidèle. Il ne s’en prendrait jamais à elle. En revanche, elle craignait de perdre un ami.
Saelim amena la troupe jusqu’à une natte sur le sol le long du mur sud des palais de coton. Un auvent en bois protégeait les passagers des pluies diluviennes. Les trois vieux se trouvaient là, assis, silencieux. Saelim et Beïlan se placèrent derrière eux, debout, le dos collé au mur.
Elian s’assit face aux anciens. Theorlingas et Dolandar restèrent debout, aux aguets.
De nombreux elfes allaient et venaient autour d’eux et Elian ne doutait pas que leurs oreilles traînaient. Sur un grand morceau d’écorce, un canard grillé fut apporté. Elian fit la moue.
- J’aurais préféré un pain de maïs, maugréa Elian.
- Il n’y en a pas, gronda Beïlan. Des canards, si. Mange.
Elian leva sur son frère un regard noir et fixa ses yeux sombres sans rien avaler. Le message était clair : « Je mange si je veux ».
- Mange, ordonna Dolandar d’une voix sifflante.
Elian se saisit d’un morceau, le mit dans sa bouche et avala. Beïlan grimaça. Son regard vers Dolandar fut assassin.
- Merci, beaucoup, dit-elle une fois l’animal intégralement avalé.
- Tu voulais nous parler ? commença Saelim.
- Oui, je… euh… suis allée en Trolie dernièrement, commença Elian.
- Pour la fête de la mousson, je me souviens, précisa Saelim. C’était bien ?
- La fête de la mousson ? Je ne sais pas. Je n’ai jamais pu y assister. J’ai été agressée par un homme la veille de cet évènement.
- Je le plains, répondit simplement Saelim tandis que Beïlan se tendait nerveusement.
- J’ai perdu, précisa Elian tandis que Beïlan grimaçait et secouait la tête.
Saelim perdit tout sourire. Il dévisagea Elian, ne comprenant visiblement pas bien comment quiconque aurait pu la mettre en déroute. Maintenant qu’elle était soignée, il était clair que l’atteindre serait bien plus difficile. Cependant, en cas de duel entre Narhem – sans l’anneau d’Elgarath au doigt - et elle, elle n’était pas bien sûre de l’issue du combat.
- Cet homme s’appelle Narhem Ibn Saïd, dit Elian en fixant les trois anciens dans les yeux.
Il y eut un silence gêné.
- Je n’ai jamais vu Sven, Bachir et Yorl aussi tendus, intervint Saelim. Tu leur aurais mis un doigt dans le cul que ça aurait été pareil.
- Parce que ce nom ne leur est pas inconnu, expliqua Elian sans lâcher les vieux du regard. Narhem, se croyant vainqueur, m’a raconté toute sa vie dans les moindres détails.
Les anciens se tortillèrent, leur gêne de plus en plus visible.
- Il m’a expliqué comment il avait utilisé vos règles, vos lois, vos coutumes… contre vous. Comment il avait accédé au plus haut titre en tuant votre roi…
Elian laissa une seconde passer avant de continuer avant que quiconque ne puisse le faire à sa place :
- Puis en vous montant les uns contre les autres, manipulant, jouant avec notre naïveté, pour finalement faire fuir les femmes, avant de volontairement mener les Tewagi dans la mauvaise direction tandis que ses alliés libéraient les esclaves et leur ordonnaient d’exterminer votre peuple.
Les anciens blêmirent.
- Il s’en vantait, le salopard. Il en était fier. C’est cet homme-là dont vous suivez les directives ? Lui qui vous a fait mourir par milliers sous les remparts de Tur-Anion ? Lui qui explique votre rejet de Saelim, qui, de fait, ne peut pas être roi puisque c’est lui, le vrai roi des elfes noirs.
Saelim en resta bouche bée. Beïlan avala difficilement sa salive.
- Pardon, mais, cet homme ne peut pas être roi des elfes noirs, indiqua Dolandar. S’il est humain, il ne peut pas…
- Ah oui, j’ai oublié de préciser… Il a été maudit par une magicienne et de ce fait, il est immortel. Je lui ai enfoncé ma dague dans le cœur. Il n’a pas bronché.
Les trois anciens gigotèrent encore davantage.
- Il vous hait, indiqua Elian. Il n’a qu’une idée en tête : se venger des années d’esclavage qu’il a subi à L’Jor. Il n’aura de repos que lorsqu’il vous aura tués… tous… jusqu’au dernier.
Saelim blêmit. Dalak s’éteignit d’un coup. Aucun elfe noir ne bougea plus. Un silence de mort tomba.
- Il veut sa vengeance, compléta Elian. Afin d’être en mesure de la réaliser, il n’a pas chaumé. Il est devenu roi d’Eoxit, à la tête d’une armée de centaines de milliers de soldats très bien entraînés.
- Nous le savons, indiqua Bachir, l’ancien au milieu. C’est nous qui avons permis à cul à orc de prendre le pouvoir là-bas.
« Cul à orc » ? s’étonna Elian avant de laisser tomber. Bachir venait d’annoncer que les elfes noirs avaient donné le trône à Narhem là où ce salopard avait annoncé l’avoir obtenu à force de travail, de preuve de qualité, d’échelon montés un à un. Évidemment qu’il avait menti afin de se mettre en valeur.
- Il prend son temps, fit remarquer Dolandar.
Saelim lui lança un regard noir.
- Je veux dire que ça fait très longtemps que L’Jor n’est plus, compléta Dolandar. Votre position est facile à prendre. Les terres sombres vous protègent un peu mais n’importe quel humain en bonne santé les traverse aisément. Ses soldats ne sont jamais venus vous rendre visite.
- C’est parce qu’il est doublement maudit, précisa Elian.
- Comment ça ? interrogea Bachir, prouvant à Elian que les anciens ignoraient ce léger détail.
- Il porte la fidélité à la terre : toute personne qui lui est fidèle doit rester sur ses terres ou mourir. C’est pour cette raison qu’il avait besoin de moi.
- Comment ça ? interrogea Beïlan, interloqué.
Elian grimaça. Elle craignait tant de perdre Dolandar en parlant. Elle inspira plusieurs fois puis se lança :
- Il y a longtemps… J’étais presque une enfant… J’ai trahi la guilde des voleurs dont je faisais partie pour rendre son bien dérobé par les miens à son propriétaire.
Dolandar grimaça. Cette partie-là de la vie d’Elian le répugnait.
- Par la suite, lorsqu’il est apparu que quelqu’un… d’indéfinissable… souhaitait l’objet en question… son propriétaire s’est tourné vers moi pour me demander conseil sur la meilleure manière d’assurer sa protection.
- Logique, dit Saelim. C’est ton domaine d’expertise.
- Je lui ai conseillé de nommer un gardien dont lui seul connaîtrait l’identité et de faire circuler un faux nom.
- Excellente proposition, approuva Saelim.
- L’objet en question était une bague… magique… indiqua Elian, nommé anneau d’Elgarath.
- Jamais entendu parler, annonça Saelim.
- Le seul pouvoir de ce bijou est de…
Elian ne parvint pas à finir sa phrase. Le moment fatidique arrivait et cela lui était très pénible.
- Ce bijou est réservé aux couples de sang royal, précisa Elian. La mariée doit le porter afin de contrer une malédiction lancée il y a longtemps sur un ancien roi de Falathon.
Elle se crispa, attendant que tout le monde en tire les conclusions adéquat.
- Cet anneau annule les malédictions ? interrogea Bachir. Toutes les malédictions ?
- Toutes, confirma Elian.
- Donc si Narhem porte l’anneau, il… commença Saelim difficilement.
- Peut enfin réaliser sa vengeance, termina Elian à sa place.
- C’est pour ça qu’il avait mis ta tête à prix, comprit Beïlan. Tu lui avais pris son objectif sous le nez à l’époque en trahissant ta guilde. Ensuite, tu as tellement bien conseillé le roi de Falathon que le bijou s’est retrouvé introuvable. Logique qu’il t’en veuille. Il t’a enlevée en Trolie et interrogée parce que Brian n’a pas pu s’empêcher de te dévoiler l’identité du gardien ?
Elian grimaça. Le ventre noué, elle lança :
- Narhem m’a torturée parce que je suis la gardienne de l’anneau d’Elgarath, lança Elian le cœur déchiré.
Elian entendit Dolandar cesser de respirer. Un jour, à la guilde des assassins, il avait directement posé la question à Elian et elle lui avait menti. Il venait de découvrir la trahison et son visage n’exprimait que rage et déception.
- Je l’ai donné à Narhem, finit-elle en tremblant, prête à recevoir les insultes qu’elle méritait.
Les elfes noirs en restèrent un instant bouche bée. Une voix s’éleva, pleine de colère et d’opposition, mais pas celle à laquelle Elian s’attendait.
- Donné ? s’étrangla Theorlingas. Tu ne le lui as pas donné ! Ce salopard a tué notre fils pour l’obtenir !
Elian en eut les larmes aux yeux. Theorlingas venait d’utiliser le terme « fils » n’existant pas en lambë, profitant de l’amhric pour désigner ainsi Lorendel. Jamais Elian ne l’aurait cru touché de la sorte. Theorlingas semblait toujours tellement distant envers leur enfant. Elle l’avait mal estimé. Voilà que contre toute attente, il la défendait.
Saelim jeta sur Elian un regard triste, peiné et désolé, plein d’incompréhension et de compassion.
- Tu devrais être fière de ce que tu as fait ! continua Theorlingas. Malgré des lunes de torture, tu t’es dressée face à lui, tu l’as défié et tu as gagné ! Ce salopard est un putain de lâche sans honneur. Il ne mérite pas son titre de roi.
Beïlan tiqua.
- Tu as défié Narhem Ibn Saïd ? En combat rapproché ?
Elian hocha la tête, incapable de prononcer un son.
- Et tu as gagné ? Comment ça ? Il est mort ? interrogea Beïlan.
- Tu n’as pas dit qu’il était immortel ? s’enquit Bachir.
- Il portait l’anneau d’Elgarath, précisa Theorlingas. Elian l’avait désarmé. Sa dague s’apprêtait à le frapper.
L’assemblée était pendue aux lèvres de Theorlingas tandis qu’Elian ne pouvait s’empêcher de pleurer.
- Ce salopard a préféré retirer son anneau et sauter dans le vide, tuant par là-même la dizaine de milliers de ses soldats en train d’envahir Falathon par la plage.
Bachir gronda. Saelim s’approcha d’Elian. Ses intentions étaient clairement bonnes et gentilles, mais Elian secoua la tête en tremblant. Dolandar dégaina sa dague tout en grognant :
- Personne ne s’approche de la reine !
Saelim recula d’un pas avant de souffler :
- Elian, mais qu’est-ce qu’il t’a fait ?
- Je comprendrais que vous soyez extrêmement en colère. Je tenais à vous le dire en personne, à me montrer honnête, indiqua Elian dont la voix sautait de temps à autre à cause des hoquets causés par le trop plein émotionnel.
Les elfes noirs se regardèrent, ne sachant trop que répondre à ça.
- Les elfes des bois tiennent à assurer que, quoi qu’il arrive, ils apporteront leur soutien aux elfes noirs. Lorsque les armées de Narhem avanceront sur vous, nous ne resterons pas les bras croisés. Nous entrerons dans la lutte, nous vous soutiendrons, nous vous protégerons, nous assurerons vos arrières de notre mieux.
- Ce geste est apprécié, indiqua Bachir.
- Cependant, si ses soldats nous tombent dessus, continua Saelim, nous ne pourrons guère nous défendre. Nous sommes d’excellents combattants mais nous n’avons pas d’armes.
- Où sont les armes de métal noir que Narhem vous a fournies ? s’enquit Elian, surprise par la remarque de Saelim.
- Je m’en suis débarrassé, annonça le chef des Tewagi. Un tiers de nos pertes étaient dû à des blessures dans le campement faites par ces saloperies. Je les ai faites jeter dans le lac Lynia.
Elian grinça des dents en gémissant. Cette nouvelle tombait mal.
- Des épées et des dagues, nous n’en avons pas et je suppose que des arcs et des flèches ne vous intéressent pas.
- Moyennement, confirma Saelim.
- Si j’arrive à manipuler les falathens pour qu’ils m’offrent ce dont vous avez besoin, préférez-vous de l’acier brut ou des armes déjà forgées, au risque que la qualité ne soit pas au rendez-vous ?
- Que ferions-nous de l’acier brut ? lança Saelim surpris.
- Narhem m’a dit que les elfes noirs étaient les meilleurs forgerons au monde. Ses propres armes venaient de L’Jor.
- Elian, tu sais bien que notre société fonctionne par caste. Les connaissances ne se diffusent pas. Tu l’as dit : Narhem a mené ici les meilleurs combattants de L’Jor. Nous sommes leurs descendants. Nos ancêtres appartenaient tous à la caste des guerriers. Tout autre savoir a été perdu. Nous avons récrée les castes mais avons dû tout réapprendre.
Elian indiqua qu’elle comprenait.
- Des armes donc. Je vais essayer de vous en obtenir. En attendant…
Elian déshabilla Saelim des yeux, puis Beïlan. La différence sautait aux yeux.
- Maître nilmocelva, tes araignées peuvent-elles supporter une augmentation de la demande ou bien sont-elles déjà au maximum ? interrogea Elian en se tournant vers Theorlingas.
- Elles peuvent fournir bien plus, la rassura Theorlingas.
- Les tailleurs habilleront les elfes noirs, annonça Elian. Nous ne sommes peut-être pas en mesure de fournir des armes. Des armures, en revanche…
- Armure ? répéta Saelim, circonspect.
- Dolandar, une démonstration s’il te plaît, demanda Elian en tendant son bras droit à l’horizontal devant le protecteur.
Il tira sa dague, la plaça sur l’avant-bas, appuya puis trancha d’un coup sec, faisant sursauter tous les elfes noirs présents. Les regards abasourdis et les murmures ahuris furent nombreux alors que Dolandar rangeait sa lame et qu’Elian ramenait son bras indemne contre son corps.
- J’ignorais que tes vêtements avaient cette capacité ! s’exclama Saelim qui regardait Beïlan.
- Je n’aime pas me vanter et je ne vois pas bien l’intérêt de te l’indiquer puisque cette matière ne t’était de toute manière pas disponible, gronda Beïlan qui n’appréciait pas trop la critique voilée.
- J’adorerais avoir un tel habit, sourit Saelim. En revanche, il faudrait revoir les couleurs.
- Ça tombe bien, annonça Elian. Les teinturiers sont en train de pencher sur du noir. Si vous avez de la chance, vous pourrez même profiter des nouvelles ceintures elfiques… pour peu que les tailleurs se sortent les doigts du cul. Ceci dit, vu que le maître nilmocelva est là et pas à Irin, je doute que ça avance bien vite.
- Ma présence n’est pas nécessaire à Irin, se défendit Theorlingas. J’ai donné mes directives avant de partir.
- Tu ne…
- Elian ! gronda Dolandar. Ravale tes mots. Cela suffit.
Elian ferma la bouche et ne lâcha pas la phrase méprisante qu’elle s’apprêtait à déclamer.
- Que veux-tu en échange ? interrogea Bachir, changeant ainsi délicatement de sujet tandis que Saelim tentait par geste d’obtenir des réponses de Dolandar, qui restait impassible.
- Rien, assura Elian. Absolument rien. Toute cette situation pourrie est de ma faute. Je cherche simplement à essayer de réparer mes erreurs.
- Erreur ? gronda Theorlingas. Tu as été courageuse, intrépide, forte, charismatique…
- Si j’avais dit la vérité dès le départ, le coupa Elian, tant de choses auraient été différentes. Je suis tellement désolée, Dolandar.
Le protecteur serra les dents et ne répondit rien. Il n’était pas encore prêt à lui pardonner.
- Je me fous des lois, dit Yorl, l’ancien assis à droite d’Elian qui parlait pour la première fois. Je me fous des coutumes anciennes. Elian, tu es ma reine.
Elian lui jeta un regard abasourdi. Cela, elle ne s’y attendait pas le moins du monde.
- Mes propos ne regardent que moi. Je n’encourage aucun autre elfe de Dalak à suivre mon exemple. Je t’offre ma loyauté et mon soutien. Cul à orc est un chien. Qu’il soit maudit.
- Il l’est déjà, maugréa Elian. Yorl, je te suis reconnaissante de tes propos mais…
- Tu es ma reine, annonça un elfe noir dans le dos d’Elian.
Ces mots furent répétés par de nombreux elfes, dont Saelim. Beïlan resta silencieux. Bachir prononça les mots mais pas Sven. Elian serra les dents. Ça ne sentait pas bon. Si le peuple de Dalak se déchirait, la suite serait terrible.
- Sven ? gronda Yorl.
- C’est une femme, siffla Sven l’ancien en retour.
- Une femme n’est pas capable de gouverner correctement, selon toi ? gronda Theorlingas, prêt à égorger celui qui critiquait directement les coutumes d’Irin.
- Les femmes donnent la vie. Elles sont notre avenir, portent nos espoirs. Elles sont au-dessus des rois, choyées, protégées, sécurisées. C’est dégradant pour elle de gouverner, indiqua Sven. Elle porte une vie, une vie féminine et elle met cet avenir en péril parce qu’elle est sur le trône. Cela ne devrait pas être.
Theorlingas en resta muet de stupeur.
- Cependant, je ne peux nier que cela est. Je n’aime pas cette situation, précisa Sven, mais je confirme : Elian, tu es ma reine.
Elian n’en revenait pas. Voilà qu’elle se faisait couronner. Saelim se tourna vers Beïlan et se racla la gorge.
- Quoi ? répliqua Beïlan. Je suis à moitié un elfe d’Irin. Elian est déjà ma reine.
- Et bien disons alors qu’il serait appréciable que ton autre moitié déclare sa loyauté, indiqua Saelim tandis que d’autres elfes répétaient les mots des anciens.
- Soit, admit Beïlan. Elian, tu es ma reine. Là, satisfait, Saelim ?
- Oui, je te remercie, répondit le maître Tewagi.
Elian en avait les larmes aux yeux. Que Beïlan lui déclare sa fidélité lui fit davantage plaisir que le reste du monde.
- Je ne suis pas votre reine, annonça Elian à voix haute. Narhem est votre roi et il le restera tant qu’il vivra.
- Il est immortel, rappela Bachir. Nous te choisissons toi. Tu as plus fait pour notre peuple en quelques années que lui en des siècles.
- Je viens de mettre la mort à vos portes, rappela Elian.
- Comment nous protéger du démon ? interrogea Saelim.
- Espérons que nous aurons un peu de temps, grinça Elian. Je ne sais pas à quelle vitesse il va se remettre de sa chute, ni combien de temps cela lui prendra de retrouver la confiance de son peuple. Après tout, ça ne doit pas être si simple de revenir au pouvoir après avoir tué des milliers d’hommes. Quelqu’un va bien se plaindre, à Eoxit !
- Cela nous laisse quoi… une lune, deux ? demanda Saelim.
- Je ne sais pas, admit Elian. Il faut se dépêcher mais avant de partir, j’ai une dernière question à poser aux anciens.
Sven, Bachir et Yorl levèrent des yeux surpris.
- Qu’est-ce que le Fenshy ? interrogea Elian.
- Oh ! s’exclama Saelim. Deux doigts dans le cul dans la même journée ? Tu fais fort, Elian !
Yorl s’ébroua, blessé par la remarque du chef des Tewagi.
- De la soupe de poisson, répondit Yorl.
- De la soupe de poisson, répéta Elian. Bien sûr… C’est juste de la soupe de poisson, banale… Rien de particulier.
- C’est de la soupe de poisson, confirma Sven.
- De la soupe de poisson, qui, quand on l’avale, retire faim, soif, fatigue ou douleur à son consommateur.
- Comment peux-tu savoir cela ? gronda Bachir.
- Parce que Narhem m’a dit en avoir bu, encore, et encore, et encore, jusqu’à ce que cette merde lui fasse tellement d’effet qu’il en devienne capable de vaincre le meilleur des meilleurs : le roi des elfes noirs.
- Cul à orc a bu du Fenshy ? s’exclama Bachir.
« Cul à orc », répéta Elian dans sa tête. Décidément, ce surnom était très étrange.
- C’est un sacrilège ! s’écria Sven. Ce liquide était réservé aux certifiés, ceux passant un niveau. Pour ma part, je n’ai eu droit qu’à trois gorgées !
- Et moi deux, dit Bachir.
- Deux, indiqua Yorl.
- Comment a-t-il eu accès à… ?
- Il a trouvé le foudre, non protégé, et s’est servi. Ça n’a pas semblé difficile. On s’en fout. Savez-vous comment faire du Fenshy ?
- Non. Les cuisiniers seuls possédaient ce savoir mais même avec la recette, ça ne servirait à rien car le Fenshy nécessitait un poisson très rare et très difficile à pêcher, endémique au lac Lynia. Seuls des experts en pêche avaient le privilège de se rendre sur place pour y décrocher la merveille des merveilles.
- C’était un secret très bien gardé, comprit Saelim. Cela explique que nous n’en ayons jamais entendu parler.
- À quoi bon ? indiqua Sven. Le Fenshy est du passé. Il est mort avec L’Jor.
- Pas forcément ! s’exclama Elian. Le lac Lynia est toujours là. Le poisson s’y trouve sûrement encore. Avez-vous la moindre idée de ce à quoi ressemble ce poisson ? En avez-vous déjà vu ?
- Non, répondit Bachir. J’ai vu la soupe mais jamais l’animal permettant de la cuisiner.
Elian soupira. Quel dommage ! Tant de savoirs perdus. C’était désespérant !
- Je peux te le montrer, dit une voix dans le dos des anciens.
Derrière eux se trouvaient les palais de coton.
- Rejoins-moi à l’intérieur, continua la voix. Je vais t’ouvrir la porte.
Elian ouvrit des grands yeux ahuris. Venait-elle vraiment de recevoir une invitation pour pénétrer dans les palais de coton ? Elle envoya un regard lourd à Dolandar qui lui répondit d’un geste de se dépêcher. Il ne pourrait pas l’y accompagner et venait de donner son accord à cet éloignement forcé.
Elian contourna l’édifice pour se retrouver devant la porte extérieure. Elle s’ouvrit sur le vide, la femme se tenant probablement derrière, hors de vue. Elian passa l’encadrement et la porte se referma dans son dos.
Elle se trouvait dans un sas destiné habituellement à recevoir les offrandes des hommes aux femmes – nourriture, boisson, vêtements, bijou… La femme elfe passa devant elle pour aller ouvrir la seconde porte menant à l’intérieur.
- Je m’appelle Kry’yl, dit la femme en amhric en se tournant vers Elian. Bienvenue aux palais de coton, reine des elfes des bois.
Elle avait la peau violette, des yeux d’un noir sans fond, des lèvres violines et de longs cheveux noirs tressés. Elle ne portait aucun vêtement. Son corps, recouvert de peintures aux motifs entrelacés sublimant ses courbes splendides, n’était alourdi que de deux bracelets, en haut et en bas de son avant bras gauche, dans lesquels s’enfichait une baguette longue en bambou souple dont Elian s’expliquait mal l’utilité. Kry’yl avait le port haut et le regard altier, de celle qui sait ce qu’elle veut et ne se laisse pas marcher sur les pieds.
Elian la suivit à l’intérieur et fut abasourdie par la cour principale des palais de coton : une fontaine d’eau cristalline, des sculptures colorées, le sol était recouvert de tapis, les murs d’écailles et de plumes multicolores et brillantes.
Le contraste, avec Dalak morne, grise et ocre, était saisissant. Ici, tout resplendissait. Les femmes recevaient vraiment les meilleures choses de Dalak.
- Ma mère me parlait beaucoup du Teel’Nach, commença Kry’yl tout en avançant d’un pas ferme et assuré. C’était son met favori. Quand elle était petite, sa mère lui accordait une bouchée par an. Lorsque sa mère mourut, elle réclama à obtenir elle-aussi du Teel’Nach. Comme elle aurait aimé le faire goûter à sa fille…
Elian comprit que la mère de Kry’yl n’avait jamais eu l’occasion, à L’Jor, de mettre au monde une fille. Elle ne l’avait fait qu’ici, à Dalak, où ce poisson n’existait pas.
- Je ne comprends pas, avoua Elian. Je croyais le Fenshy réservé aux certifiés.
- Bien sûr, confirma Kry’yl tandis que les deux femmes arpentaient le bâtiment.
Dans certaines salles, sous des arches, sur des tapis ou des coussins, des femmes mangeaient, discutaient, allaitaient. Elles regardèrent Elian sans lui accorder d’attention. Elles ne semblaient pas gênées de sa présence. Elian était juste neutre.
Elian, de son côté, les compta avec attention sans s’attarder sur elles, désireuse de respecter leur intimité. Quelques enfants, en âge de ramper ou de marcher, jouaient librement, sous le regard lointain mais attentif des femmes.
- Si ta mère mangeait le Teel’Nach, que je suppose être le poisson à la base du Fenshy, il y avait forcément moins de soupe pour…
- Le Fenshy ne se fait pas avec la chair du Teel’Nach, répliqua Kry’yl.
Elian secoua la tête. Elle ne comprenait plus rien.
- Le Fenshy est réalisé uniquement avec les œufs du Teel’Nach.
- Ses œufs, répéta Elian, abasourdie. Donc non seulement le Teel’Nach ne se laisse pas pêcher facilement, mais en plus il faut tomber sur une femelle pleine ?
Kry’yl hocha la tête. Elian comprit soudain pourquoi le Fenshy était aussi rare.
- Le voilà, indiqua Kry’yl en désignant un rocher au milieu d’une petite cour intérieure fraîche et agréable.
Sur la grosse pierre se trouvait… un poisson. Elian s’approcha pour observer l’étrange phénomène. L’animal se trouvait englué dans une matière molle et transparente.
- Il est vivant ? demanda Elian, abasourdie.
Kry’yl explosa de rire.
- Ce n’est pas réellement un Teel’Nach ! Ce n’est qu’une sculpture en bois.
Elian n’en revint pas. Il semblait tellement réel, vivant ! Dire que l’artiste était talentueuse ne lui rendait pas hommage.
- Ma mère adorait tellement ce poisson qu’elle l’a sculpté, annonça Kry’yl.
- C’est magnifique, félicita Elian sincèrement.
Elian détestait le poisson mais l’œuvre méritait plus que ces simples éloges. Comment avait-elle réalisé une telle merveille à Dalak où tout manquait ?
- J’aimerais l’emmener pour le montrer à Theorlingas. Est-ce possible ? Je te le ramènerai après, évidemment !
- Bien sûr, répondit Kry’yl.
Elle plongea ses mains dans la matière visqueuse, en retira l’œuvre qu’elle tendit à Elian. Le poisson semblait bien plus petit maintenant mais il brillait toujours. Elian mit délicatement l’objet léger dans son aumônière avant de lancer :
- Tu me raccompagnes dehors ?
Kry’yl hocha la tête.
- Comment sais-tu que le Fenshy est réalisé à base des œufs de Teel’Nach ? Je croyais ce genre d’informations secrètes.
- Je ne sais pas, admit la femme peinte. J’ai dû l’entendre quelque part.
Elle haussa les épaules pour indiquer que cela n’avait à ses yeux aucune importance.
Certaines femmes réalisaient des bijoux ou des paniers, d’autres triaient des écailles de poisson ou des plumes de canard. L’une d’entre elles arborait fièrement un gros ventre rond. Aucune ne vint parler à Elian, qu’elles ignoraient.
- Avons-nous croisé toutes tes compagnes ? interrogea Elian en reconnaissant les couloirs pris à l’aller.
- En effet, pourquoi ?
Dix-sept, avait compté Elian. Si les calculs de la reine étaient exactes, alors les femmes elfes noires étaient bien plus fécondes que leurs comparses d’Irin.
- Kry’yl, pardonne-moi par avance si ma question est trop intime et gênante mais je suis curieuse, commença Elian.
Kry’yl lui lança un regard interrogateur.
- Comment choisissez-vous les pères de vos enfants ? J’ai cru comprendre que vous les appeliez…
- On t’a bien renseignée. Comment nous choisissons ? Ma foi, nous regardons, nous écoutons, nous observons. Nous aimons toutes regarder dehors. C’est notre activité favorite.
Elian sourit. Kry’yl parlait comme une gamine. Son ton venait de s’alléger.
- Tu choisis celui qui te plaît physiquement ? Ou bien dont le caractère te convient ?
- Tu me demandes comment moi, je choisis ? interrogea Kry’yl sans cacher sa surprise.
- Vos critères ne sont pas les mêmes, comprit Elian et Kry’yl confirma d’un geste. Avez-vous toutes à peu près le même nombre d’enfants ?
- À peu de choses près, oui, pourquoi ?
- L’une de vous n’a jamais eu de difficulté à tomber enceinte ?
- Non, assura Kry’yl.
- L’une de vous n’a jamais eu plus de filles que les autres ?
- Non, insista Kry’yl. Les filles sont extrêmement rares. Ce sont des bijoux précieux dont on prend grand soin.
- Je n’en doute pas, assura Elian.
La manière de choisir n’influait pas le taux de fécondité. La cause devait être ailleurs. Elian continua son interrogatoire.
- Quand demandes-tu une rencontre ? interrogea Elian.
- À nouveau, tu veux moi personnellement ?
Elian grimaça. L’enquête promettait d’être compliquée.
- Si ça t’intéresse tant que ça, on va faire un détour. Je vais te montrer, dit Kry’yl en sautillant de joie et Elian accepta volontiers le changement de destination. Moi, je demande une rencontre quand j’en ai envie et je prends toujours un homme n’ayant jamais été appelé.
Certains hommes adoraient ne baiser que des pucelles. C’était en revanche la première fois qu’elle croisait l’exact inverse.
- Tu en as souvent envie ? demanda Elian.
- Jamais quand je suis enceinte ni quand j’allaite, indiqua Kry’yl, mais c’est très personnel. Certaines de mes compagnes adorent au contraire baiser avec un gros ventre.
Elian se retrouvait plutôt dans celles-ci.
- De ce fait, continua Kry’yl, mes rencontres sont assez rares car je tombe vite enceinte.
- Te permettant de ne pas épuiser le stock de chair fraîche, sourit Elian.
- Mes compagnes préfèrent un homme dressé et me laissent volontiers me charger de leur apprentissage.
- Dressé ? frémit Elian.
- Je vais te montrer, dit Kry’yl en souriant.
Elian se sentit soudain mal à l’aise et s’en voulut d’avoir poser une question dont elle risquait de ne pas apprécier la réponse.
La pièce dans laquelle Elian entra était étrange. Plongée dans la pénombre, les murs aux entrelacs de lianes permettait de voir la petite cour extérieure sans toit très lumineuse. Une porte permettait de passer des palais à la cour et une autre de la cour vers l’extérieur.
- L’homme appelé entre par là, annonça Kry’yl. Il entre seul.
- Il ne vous voit pas mais vous pouvez l’observer à loisir, comprit Elian et Kry’yl acquiesça.
- Nous lui ordonnons de se dévêtir puis de mettre ça.
Elian prit la chose argentée pendue sur une petite branche morte ressortant du mur que lui désignait Kry’yl. C’était petit, mou, visqueux. Elian le supposa d’origine animale sans pouvoir déterminer ni sa nature exacte ni son utilité.
- C’est un bandeau pour les yeux, annonça Kry’yl.
Elian observa l’objet cylindrique, l’étira pour constater qu’il revenait à sa taille initiale. Curieuse, elle le passa sur sa tête, s’aveuglant instantanément. Le bandeau était extrêmement agréable à porter, moulant parfaitement les yeux sans les blesser. Elian bougea la tête sans que l’objet ne bronche.
- Je te remercie de la confiance que tu me portes, indiqua Kry’yl.
- Pourquoi dis-tu cela ? demanda Elian tout en testant encore le maintien du bandeau.
- Tu es aveugle face à moi, impuissante et offerte.
Elian dégaina et plaça sans difficulté la lame de sa dague de métal noir sous la gorge de son interlocutrice.
- Impuissante comment, exactement ? ricana Elian. Je peux te tuer, même les yeux fermés. Ne me sous-estime pas juste parce que je suis une femme.
Elian rengaina, entendant Kry’yl avaler difficilement sa salive, puis retira le bandeau et le remit à sa place.
- La matière est remarquable.
- C’est fait à base de poisson, indiqua Kry’yl encore sonnée. Nous le fabriquons nous-mêmes.
Cela, Elian voulait bien le croire, n’en ayant jamais vu à Dalak. Les ingénieurs elfes noirs sauraient sûrement quoi en faire. Chaque chose en son temps. D’abord, se faire apprécier des elfes noires. Ne pas avancer trop vite. Elian calma son cœur impétueux, regrettant l’absence de Dolandar, pour constater que Kry’yl était très tendue.
- Je ne te ferai aucun mal, assura Elian.
- Tu n’as peut-être pas menti, finalement.
Elian lui lança un regard interrogateur.
- Quand tu as dis avoir vaincu Narhem Ibn Saïd.
- Si je l’avais vaincu, il serait mort, gronda Elian.
- Tu as gagné. Il ne doit sa survie qu’à sa lâcheté.
Un manque d’honneur qui lui permettrait d’attaquer Dalak à tout moment. Elian garda sa réplique pour elle, peu désireuse d’entrer dans ce débat.
- Donc, l’homme nu met le bandeau. Et ensuite ?
- On ouvre la trappe et il doit d’agenouiller devant.
Kry’yl manipula un levier et un trou rond apparut dans le mur devant Elian, à hauteur de ses genoux.
- L’homme passe sa tête dedans et on fait coulisser le bois, expliqua Kry’yl tout en réalisant la manœuvre à vide.
- Il ne peut alors plus en sortir, constata Elian impressionnée par la simplicité du mécanisme très fonctionnel.
- Il est impuissant et offert, prêt à servir, annonça Kry’yl et Elian frémit, n’aimant pas bien les implications de tels termes. La femme peut entrer dans la cour sans risque. L’homme doit mettre les mains dans son dos pour y être liées. Les nœuds font l’objet d’un enseignement rigoureux auprès des jeunes filles.
Elian n’en doutait pas.
- Et si l’homme refuse de mettre les mains dans son dos ?
- Je le dresse, annonça Kry’yl en désignant la tige de bambou sur son avant-bras gauche.
C’est une arme, comprit Elian.
- Le maniement de la badine fait aussi l’objet d’un entraînement rigoureux, dit Kry’yl en souriant.
Les femmes mettaient vraiment beaucoup de soin à s’assurer de l’obéissance des hommes. Elles les craignaient énormément.
- Une fois les mains liées et les yeux bandés, l’homme est emmené dans une pièce voisine où il servira selon le bon vouloir de la demandeuse, la badine permettant de s’assurer de son obéissance.
Elian frissonna.
- Ceci dit, et pour davantage de sécurité, aucun Tewagi n’est jamais appelé, indiqua Kry’yl. Ils risqueraient de se rebeller malgré le bandeau et les mains liées et leur puissance nous dépasse. Nous préférons jouer la prudence.
Quelle tristesse que les femmes craignent ceux présents pour les protéger !
- Et si un homme refuse l’appel ? interrogea Elian.
Après tout, elles n’avaient aucun pouvoir en dehors de ces murs.
- Un seul a osé refuser, bouda Kry’yl en tipant.
- Qu’as-tu fait ?
- Rien ! Que veux-tu que je fasse ? Il ne vient pas, il ne vient pas.
- Les autres ne l’y ont pas forcé ? Les Tewagi auraient pu l’obliger, non ?
- Ils n’en ont rien fait. Ma demande est restée inentendue.
- Les hommes n’aiment pas être appelés, supposa Elian.
- La plupart sont ravis de venir ! la contra Kry’yl. S’ils sont obéissants, ils ont le droit d’avoir énormément de plaisir. Le leur compte autant que le nôtre !
- Sais-tu pourquoi il a refusé ?
- Probablement parce qu’il n’avait cure de venir ici, ayant tout ce qu’il lui fallait à Irin.
Elian fronça les sourcils.
- Beïlan a refusé ? ne put s’empêcher de rire Elian. C’est sûr qu’entre ça et une quarantaine de femmes toujours volontaires, le choix est vite vu.
- Cette large offre ne l’a pas empêché de séquestrer une femme pour lui soutirer ses faveurs, cingla Kry’yl, faisant perdre toute envie de rire à Elian. S’il avait été dressé, il en aurait peut-être été autrement.
Elian fustigea Kry’yl des yeux avant de poursuivre le sujet précédent :
- Donc l’homme s’offre à la femme, faisant ce qu’elle désire. Je suppose que chacune de vous a ses préférences.
Kry’yl hocha la tête.
- Le seul point commun est donc que l’homme est attaché, les yeux bandés, comprit Elian.
- Leur permettre de nous voir ou de nous toucher serait bien trop dangereux ! s’exclama Kry’yl.
Si telle était la source de leur fort taux de fécondité, alors jamais les elfes des bois n’atteindraient un tel niveau ! Les convertir à de telles pratiques était impossible, tant pour les hommes que pour les femmes.
- Ne prends pas mal ce que je vais dire, mais je ne pourrais pas baiser ainsi, dit Elian. J’aime trop ce que Theorlingas fait avec ses doigts pour lui interdire de s’en servir. Quand il pose ses mains sur moi… ou en moi, c’est un vrai délice. Je ne m’imagine pas m’en priver !
Elian constata que Kry’yl la ramenait vers la porte de sortie.
- Dans un bain chaud, me blottir entre ses bras réconfortants et protecteurs… susurra Elian qui en frémissait de plaisir rien qu’à y penser.
- Tu as besoin de la protection d’un homme ? s’étonna Kry’yl.
- Être forte tout le temps est épuisant, assura Elian. Donner sa confiance à quelqu’un, se reposer près de lui, s’y sentir bien, assez pour se détendre ou pleurer, est inestimable.
Kry’yl posa sur Elian un regard doux et compatissant. Elle semblait réfléchir intensément. Les deux femmes n’échangèrent plus un mot jusqu’à la porte extérieure.
- Je vais me rendre au lac Lynia, annonça Elian à Kry’yl. Accompagnes-y moi, s’il te plaît.
Kry’yl ricana.
- Sortir des palais de coton ? C’est hors de question.
- Si tu crains pour ta sécurité, je peux t’assigner des protecteurs.
- Tu penses que je serai en danger dehors ?
Elian eut l’impression de se revoir jeune, alors que, recherchant le soutien de Ceïlan, il lui répliquait qu’elle était en mesure de se défendre, là où elle ne voulait pas avoir à subir d’attaque.
- Non, la rassura Elian. Tu n’as pas besoin de protection. Nul ne s’en prendra à toi.
- Je ne suis pas de ton avis, indiqua Kry’yl. Les hommes…
- Ont commis une erreur, il y a longtemps, manipulés sans le savoir par le pire démon que ce monde ait porté. Laisse une chance aux jeunes de te montrer leur dévotion, leur admiration, leur respect. Ils sont dressés, non ?
Kry’yl grinça des dents. Elian la sentit au bord de craquer.
- Es-tu enceinte ? interrogea Elian.
- Non. Je viens d’arrêter d’allaiter mon dernier. J’attends le retour du soleil pour le faire sortir du palais.
- Alors la traversée des terres sombres te sera facile, assura Elian. À l’arrivée, tu pourras manger du poisson, du vrai, pas celui immonde que vous avez ici, et même du sanglier, de la biche ou du faisan !
Kry’yl sourit. La promesse d’un bon repas sembla l’amadouer. Elian perçut l’appel sourd de Dolandar. Il lui intimait de se presser, la fille dans son ventre obligeait à un retour rapide.
- Qu’y a-t-il ? interrogea Kry’yl.
- Mon protecteur m’appelle, annonça Elian. Il prend grand soin de moi, assura Elian. Si j’attends trop, la traversée en sens inverse tuera ma fille.
- Oh ! Je comprends, assura Kry’yl qui restait froide et distante.
- Ça a été un honneur que de parcourir les palais de coton. Je te remercie infiniment Kry’yl. Je vais retourner à Irin.
- Rejoindre les bras de Theorlingas ?
- Theorlingas est ici, à Dalak, répliqua Elian. Il m’a accompagnée.
Kry’yl se tendit à cette annonce.
- C’est celui des deux qui parle le mieux l’amhric, précisa Elian.
Kry’yl sourit pleinement et ses yeux brillèrent… d’excitation, comprit Elian. Depuis l’intérieur, Kry’yl avait déjà posé ses yeux sur l’elfe blond et il lui avait sans nul doute plu. Elian fit mine de n’avoir rien vu, ouvrit la porte, passa l’encadrement avant de lancer un « À bientôt, Kry’yl » nonchalant.
Elian s’éloigna de quelques pas, rejoignant Dolandar à qui elle fit signe de se taire. L’évènement attendu se produisit et Elian se permit un petit sourire victorieux.
- Attends ! s’exclama Kry’yl avant d’apparaître aux yeux de tous. Je viens avec toi…
Tout Dalak se figea devant l’apparition. Les elfes noirs, abasourdis, virent la peinture vivante violine se placer à côté d’Elian avec assurance et charisme.
- Kry’yl, je te présente Dolandar et Theorlingas, indiqua Elian en désignant chaque elfe des bois de sa main.
- Que tes nuits soient sombres, Kry’yl, dirent poliment les deux hommes qui n’accordèrent que peu d’intérêt à la femme elfe.
Des cons et des seins, ils en avaient souvent vus. Noirs ou blancs, cela ne faisait guère de différence pour eux si bien qu’ils ignorèrent superbement la créature offerte. Kry’yl grimaça devant le peu d’intérêt témoigné par celui qu’elle désirait. Elian sourit. Elle allait devoir le draguer… sans avoir la moindre idée de comment faire ça, n’en ayant jamais eu besoin. Elian se demanda comment elle allait s’y prendre.
- Je t’accompagne, indiqua Saelim. Je veux savoir ce que tu mijotes.
Kry’yl frémit. Un Tewagi près d’elle, voilà qui n’était certainement pas pour la rassurer. Pourtant, la femme conserva son port altier et ne perdit rien de sa superbe, montrant par là-même une formidable maîtrise d’elle-même.
- Si tu veux, répondit Elian qui se doutait bien de la vraie raison pour laquelle Saelim tenait à venir. Allons-y alors ! lança-t-elle sans rien laisser paraître.
La petite troupe prit la route. Beïlan menait. Il connaissait très bien le chemin pour le faire régulièrement. Kry’yl se tenait un peu derrière lui, observant, regardant, supportant aisément la traversée.
Dolandar tenait son poste à la gauche de sa reine, surveillant le moindre essoufflement mais Elian supportait aisément la marche. Elle n’avait plus de blessure au métal noir contre laquelle lutter. Elle voulait juste avancer le plus vite possible afin de préserver la vie dans son ventre.
Saelim fermait la marche. Elian sentait son regard sur elle. Il la matait et ne s’en cachait pas. Ferait-il le premier pas ? Elle en doutait. Les elfes noirs n’avaient pas l’habitude de ce genre de choses.
Theorlingas flanquait sa reine sur sa droite. Il restait lointain, fermé et son visage exprimait une immense tristesse.
- Alors, demanda Dolandar. Combien sont-elles ?
- Dix-sept, annonça Elian.
- Elles ont un excellent taux de fécondité ! s’exclama-t-il. Comment font-elles ?
- Si c’est la façon dont elles le font qui compte, alors on n’est pas prêt d’amener les habitants d’Irin à faire ça.
- Pourquoi ?
Elian grimaça. Elle n’avait aucune envie de procréer de cette façon, baiser était bien trop agréable pour en modifier les modalités. Dolandar n’en demanda pas davantage, la moue sur le visage de sa reine l’en ayant dissuadé.
À la tombée de la nuit – qui ne dérangea aucun des randonneurs, tous étant capables de voir dans l’obscurité comme en plein jour – Theorlingas brisa le silence, surprenant tout le monde.
- Je me sens tellement coupable. Il est mort à cause de moi. Si seulement j’avais été… moins con.
Elian se tourna vers Theorlingas. Elle garda le silence, le laissant s’exprimer, ne l’encourageant pas mais ne le dissuadant pas non plus. Elle n’était pas d’accord avec son assertion. Il n’avait pas tué leur fils. Narhem l’avait fait. Cependant, elle ne comptait pas le contredire mais au contraire, lui laisser la possibilité de s’exprimer sans se sentir jugé ou critiqué.
Il parlait en lambë si bien que tout le monde pouvait comprendre, à l’exception de Kry’yl qui ne parlait que sa langue.
- Dès le départ, j’ai préféré m’en prendre à lui plutôt que d’admettre que j’avais eu tort, tort de t’écouter. C’est Dolandar qui avait raison.
- Cela est parfaitement évident, confirma Elian tandis que Dolandar serrait les dents. Je l’ai enfin compris. Je lui confie ma vie sans hésiter.
Dolandar resta renfermé devant cette preuve de confiance. Il n’avait pas encore avalé le mensonge d’Elian concernant l’anneau d’Elgarath. Cette phrase aiderait mais seul le temps comblerait les fissures dans le cœur et l’âme de Dolandar envers sa protégée.
- Nous n’aurions pas dû aller en Trolie, continua Theorlingas.
- Et empêcher Elian de nous revenir soignée et entière ? répliqua Dolandar.
- Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort, dit Elian en ruyem, langue dans laquelle elle avait appris cette maxime.
- Je baisais, comme tu me l’avais proposé, indiqua Theorlingas, continuant comme si personne ne l’interrompait. Lorendel est venu me déranger, me demandant où tu te trouvais. Je l’ai envoyé promener. J’ai été désagréable avec lui alors qu’il faisait ce que j’aurais dû faire : te protéger. Au lieu de cela, je…
- Faisais ce que je t’avais demandé, le coupa Elian.
- Je n’aurais pas dû, insista Theorlingas. Dolandar avait raison. Tu étais inconsciente. Lorendel jouait avec ses amis et moi j’utilisais ma queue. Belle façon de protéger notre reine.
- Nous n’avions aucun moyen de savoir que…
- Ta tête a été mise à prix à un montant exorbitant, rappela Theorlingas. Bien sûr que quelque chose allait se produire. Lorsque Lorendel est venu, j’ai grondé, râlé et il a dû insister pour que je le suive jusqu’à ta chambre… où tu n’étais plus. J’ai contacté les animaux pour apprendre qu’un homme t’avait emmenée. Je n’en revenais pas. J’ai voulu partir immédiatement à ta recherche mais Lorendel m’en a empêché. Il disait… qu’il fallait prévenir les humains. Je lui en ai tellement voulu. Quel contretemps inexcusable ! J’allais perdre ta trace. Les animaux ont une mémoire courte. Attendre, c’est se priver d’informations essentielles. Je ne voyais que cela. La politique importait peu. La vie de ma reine était en jeu. Les humains pouvaient aller se faire voir mais Lorendel a insisté.
Nul ne parlait. Il semblait que Saelim et Beïlan n’avaient que faire des mots prononcés par Theorlingas mais Elian et Dolandar écoutaient attentivement.
- J’ai voulu te suivre et le laisser gérer seul mais ce n’était pas possible. Il n’entendait pas mon cri d’appel. Un elfe ne percevant pas un chant ? J’ai trouvé cela tellement ahurissant. Je lui en ai voulu mais à toi aussi, de n’avoir même pas su lui enseigner une chose aussi basique. Il connaissait les pas de la danse de l’ours mais était incapable de chanter ?
Elian serra les dents mais ne répliqua rien. Elle ne risquait pas d’enseigner quelque chose qu’elle ignorait comment réaliser elle-même. Si le père de Lorendel s’était investi dans son éducation, peut-être que cette compétence aurait été à la portée du jeune homme. La critique resta coincée dans sa gorge mais elle choisit de laisser Theorlingas continuer à raconter. Elle ignorait tout de ce qui s’était passé alors qu’elle suivait de force Narhem sous la menace du métal noir. Elle avait envie de savoir.
Dolandar resta lui aussi silencieux, et ce bien qu’il ait passé beaucoup de temps avec le jeune elfe, à lui enseigner nombre de choses. Visiblement, le chant d’appel n’en faisait pas partie.
- Nous sommes entrés dans le bâtiment pour y entendre rapidement des cris. Lorendel a sauté les quelques pas de vide qui nous séparaient de la fenêtre en question pour atterrir dans la chambre d’où provenaient les hurlements : ceux d’une des filles Thorolf, attaquée par des mercenaires armés. Althaïs, épée tirée, se défendait. J’ai trouvé l’attitude de Lorendel totalement stupide. À quoi bon aller au contact lorsqu’une flèche fait tout aussi bien le travail ? Alors qu’il tuait un adversaire, j’en dégommais un autre depuis le toit, bien à l’abri, sans risque.
Elian ressentit deux sentiments différents en même temps. Tout d’abord une immense fierté pour son fils qui avait réussi à mettre ses cours en pratique. Tuer un homme semblait simple en théorie. La pratique se révélait souvent bien plus complexe. Le second sentiment fut une surprise totale. Theorlingas avait tué un homme armé de son arc ? Elle ignorait totalement qu’il en fut capable.
- Cette pensée ne m’a pas quitté, continua Theorlingas. À aucun moment je n’ai été capable de reconnaître son courage d’aller ainsi au contact, pas plus le fait que le temps que je monte mon arc, que je trouve le bon angle de vue, que je vise et que je tire, peut-être que sans son intervention, ma flèche serait arrivée trop tard. Je n’ai vu qu’un elfe stupide et inconscient. Aujourd’hui, je reconnais sa force, son courage, sa détermination, son don de soi… Quel dommage que ce soit trop tard. Je n’ai su lui montrer que dédain et mépris.
Elian sentit son ventre se serrer. Les remords de Theorlingas la touchaient en plein cœur.
- Alors qu’il prévenait Althaïs de ce qui t’arrivait, la disparition de Katherine apparut et Lorendel a hésité un instant entre toi et elle. Je n’en revenais pas. Cette seconde d’hésitation a tant pesé sur mon cœur. Comment a-t-il pu ne serait-ce qu’un instant préférer une humaine à sa reine ?
Elian se crispa. Si Lorendel avait préféré l’humaine, cela n’aurait rien changé. Les deux elfes se seraient retrouvés au même endroit, au fort de Narhem à l’ouest. Elian reconnut que Theorlingas ne pouvait pas le savoir à ce moment-là.
- Je m’en veux tellement d’avoir pensé cela à ce moment-là. Il avait le droit d’aimer Katherine. Il avait vécu toute son enfance avec elle et ils partageaient de nombreux points communs. Humain ou elfe, peu importe, tant que le cœur dicte sa loi.
Elian sourit. Elle approuvait totalement.
- Nous sommes partis et Lorendel était tellement lent, m’obligeant à ralentir. Je n’ai vu que le ralentissement et pas les efforts. Au lieu de l’encourager, j’ai grogné, grondé, soupiré. J’ai été exécrable. Il ne le méritait pas.
Elian se sentit s’adoucir. Theorlingas vivait en plein cauchemar émotionnel. La mort de Lorendel le privait à tout jamais de la possibilité d’exprimer ses remords à son fils.
- Puis j’ai perdu ta trace et au lieu de m’en prendre à moi et à mes compétences, j’ai préféré l’accuser lui, sa lenteur, le départ raté, sans même voir les fruits, les racines et ma gourde d’eau toujours pleine, me redonnant les forces perdues à te chercher. Je ne l’ai pas remercié une seule fois. Je n’ai jamais cherché à savoir comment il trouvait ses denrées en plein désert ou au sommet des montagnes enneigées.
Elian sentit son cœur se gonfler de fierté. Son fils avait su prendre des initiatives et malgré la tourmente, être d’un précieux secours pour le nilmocelva.
- Tu peux être fière de ton garçon, continua Theorlingas, et je suis un imbécile. Je n’ai pas été capable d’entendre sa proposition.
- Laquelle ? demanda Elian, curieuse et heureuse d’entendre du bien de son fils perdu.
- Notre avancée a fini par être très lente, non pas parce que j’avais perdu ta trace mais parce que vous avanciez tout droit, au milieu des villages et des bourgades. Là-bas, ils n’aiment pas les elfes, je le savais et j’avais donc annoncé à Lorendel que nous devions éviter toute rencontre. Contourner chaque habitation et retrouver ta trace nous prenait un temps considérable. À ce rythme, il nous aurait fallu au moins une année pour te retrouver…
Elian haussa les épaules. Le fait qu’ils l’aient retrouvée rapidement n’avait pas changé grand-chose de toute façon.
- Un soir – je cherchais ta trace la journée et nous avancions seulement de nuit – j’ai ouvert les yeux pour découvrir un humain à deux pas devant moi. Accroupi, il me dévisageait. J’ai eu la peur de ma vie. Il portait une dague et une épée. J’étais épuisé par ma nuit à discuter avec les animaux. Je me voyais déjà la gorge à l’air nourrissant le sol de mon sang.
Elian fronça les sourcils. Comment Theorlingas avait-il pu se sortir d’une aussi mauvaise situation ?
- J’en ai immédiatement voulu à Lorendel. Il était censé surveiller mes arrières, me prévenir en cas d’approche d’humains voir même intervenir, violemment, si besoin. Comment avait-il pu laisser un humain s’approcher aussi près ?
Elian frémit.
- L’humain n’a bougé que pour me tendre un panier de fruits frais et j’ai alors compris mon erreur. Il s’agissait de Lorendel. Il avait coupé ses cheveux pour les teindre en noir, mis des vêtements humains par dessus ceux elfiques et recouvert sa tête d’une capuche afin de dissimuler ses oreilles pointues. Le déguisement était parfait. L’ai-je félicité ? Non, évidemment, je l’ai copieusement insulté. Comment pouvait-il renier ainsi sa nature elfique pour devenir l’un d’eux ? Il m’a expliqué qu’en se faisant passer pour eux, nous pourrions enfin avancer en terrain découvert. Qu’il puisse imaginer que je fasse comme lui me mit hors de moi. J’ai catégoriquement refusé tout en reprenant des forces grâce aux fruits qu’il avait gentiment mis à ma disposition. J’ai tellement honte de mon comportement. J’ai été un vrai connard.
Elian fit la moue. La situation était mauvaise. Les réactions de chacun lors de moments difficiles et exceptionnels sont difficiles à prédire. Même le plus rigoureux des entraînements peut s’avérer inefficace en cas de stress ou de peur intense. En terrain ennemi, les émotions sont compliquées à gérer.
- Lorendel m’a proposé un compromis, continua Theorlingas. Il garderait son déguisement et ferait croire que je suis son prisonnier.
- Ça a fonctionné ? interrogea Dolandar.
- Lorendel a monté un mensonge complexe qu’il parvenait à tenir sans difficulté d’un village à l’autre. Les gens étaient curieux de me voir mais pas agressifs. Nous pûmes avancer sereinement, de jour comme de nuit, en ligne droite, sans nous arrêter.
- Voilà une bonne occasion de féliciter Lorendel pour son excellente idée, fit remarquer Dolandar.
- Penses-tu ! Tout ce que j’ai fait a été de lui hurler dessus lorsqu’il acheta un panier de cerises à un paysan. Où avait-il trouvé l’argent ? Il s’agissait des pièces du coin. Elles ne pouvaient pas venir de Falathon ou de Trolie. Comment s’en était-il procuré ? En les volant, bien sûr. Ce geste tellement humain me répugna mais surtout, je t’en ai encore plus voulu, Elian, d’avoir pu lui apprendre à voler mais pas à chanter. J’ai été incapable de voir que cette complémentarité était la seule raison de notre avancée aussi profonde dans le royaume ennemi. Si j’avais été accompagné d’un elfe classique, nous serions morts depuis longtemps. Seule l’initiative, la capacité d’adaptation, d’intégration, de dissimulation, de combat rapproché, d’écoute, d’affabulation de Lorendel nous avaient permis d’aller aussi loin.
- Il est clair que ce n’est pas moi qui aurait su faire cela, indiqua Dolandar, et je n’aurais pas pu tuer tous les humains du nord. Vous avez atteint Elian ?
- Mes derniers paroles pour Lorendel ont été ces critiques par rapport au vol. Par la suite, nous n’avons plus échangé un mot. Je restais plongé dans mon chant tandis que Lorendel se chargeait de nos relations extérieures. Le fort où Elian était retenue prisonnière se trouvait à l’horizon. À l’instant où nous avons quitté la route pour nous enfoncer dans un bois afin d’y faire disparaître le stratagème, des soldats nous sont tombés dessus et nous ont menés jusque là-bas, moi sous bonne garde et Lorendel seulement escorté. Sa couverture tenait bon.
- Ils savaient que ta présence était liée à Elian, comprit Dolandar.
- Lorendel a dit être un brigand ayant trouvé un elfe suivant les traces de la reine elfique passée quelques lunes plus tôt et qu’il comptait l’échanger au roi contre récompense. Il a été forcé de relier ma présence à celle d’Elian, attirant fortement l’attention sur nous. Si j’avais accepté de me déguiser, tout aurait été plus simple.
- Ils pensaient toujours que Lorendel était un humain.
Theorlingas hocha la tête.
- Ça n’a pas tenu deux secondes face à ce salopard. Dès qu’il a posé les yeux sur Lorendel, il…
- l’a reconnu, finit Elian à sa place. Il l’a vu à Gjatil. De plus, Narhem est maître dans l’art du déguisement. Il est immortel, chose à laquelle les humains ne sont guère habitués. Il peut choisir de laisser pousser ses cheveux ou sa barbe, il me l’a dit. Il connaît les teintures et les maquillages pouvant rajeunir ou vieillir. Lorendel pouvait feinter le monde entier mais pas lui.
- Cet homme est un démon ! gronda Dolandar.
- Puis il est apparu que le cadavre à ses pieds était vivant et Lorendel, en te voyant, a crié… un mot en ruyem, un mot si peu elfique à mes yeux… je l’ai haïs instantanément pour ça.
Dolandar leva un sourcil interrogateur.
- Maman, indiqua Elian en ruyem et Dolandar hocha la tête.
- C’était tellement stupide de ma part. Il n’y a rien d’humain à aimer ni à concevoir des liens de parentalité. Ces choses-là existent chez les elfes noirs. Ce n’est pas parce qu’une culture est différente qu’elle est mauvaise et si Lorendel le ressentait ainsi, nul n’aurait dû le lui interdire.
- Le cœur dicte sa loi, rappela Elian, répétant ainsi les mots de Theorlingas.
Le nilmocelva hocha la tête.
- Je n’aurai jamais plus la possibilité de le lui dire, maugréa Theorlingas.
- Il n’est pas trop tard pour faire évoluer les mœurs. Notre société est en plein changement. Chacun de nous peut agir. Tu es écouté. N’hésite pas à chaque rencontre intime à prendre un peu de temps pour parler avec ta partenaire.
La remarque arracha un sourire fugace au nilmocelva.
- Commence avec elle, termina Elian en désignant Kry’yl du menton.
Elle avait choisi de ne pas la nommer afin qu’elle ignore qu’on parlait d’elle. Ne parlant pas le lambë, l’échange lui échappait.
- Qu’est-ce qui peut te faire penser qu’elle…
Elian haussa les épaules en souriant. Elle ne put s’empêcher de rougir.
- Tu es la seule raison pour laquelle elle nous accompagne, annonça Elian.
Theorlingas et Dolandar froncèrent les sourcils avant de regarder l’elfe noire.
- Pourquoi spécialement Theorlingas ? interrogea Dolandar quelque peu surpris.
- Parce que n’ayant jamais couché avec toi, je n’ai pas pu lui vanter tes compétences sexuelles, expliqua Elian et les deux hommes rirent.
- Je suis volontaire pour la baiser, intervint Beïlan.
- Elle t’a déjà demandé et tu as refusé, indiqua Elian. Tu l’as blessée ce jour-là. M’est avis que tu n’es pas prêt de recevoir une nouvelle invitation.
Beïlan ronchonna tout seul dans son coin.
- Ceci dit, Théo, si je peux me permettre un conseil… murmura Elian.
Le nilmocelva leva sur elle un sourcil surpris, tant par la nature du propos que l’utilisation du diminutif.
- Charme-la. Amadoue-la. Tu lui plais, sans aucun doute, mais ses manières risquent de te surprendre alors… Je ne sais pas… Détends-la un peu avant.
Theorlingas ne comprenait visiblement pas ce que sa reine essayait de lui dire. Il n’insista pas, se contentant de l’observer discrètement. Il y eut un long silence que Dolandar finit par briser :
- Narhem a saisi cette formidable opportunité. Pourrais-tu me raconter la fin ? Je n’y étais pas, moi ! Elian, tu lui permets de terminer son récit ? Cela ne t’est pas trop pénible ?
Elian se crispa. Elle n’était pas en mesure de narrer elle-même. Que Theorlingas le fasse lui ôtait une sacrée épine du pied.
- Tu peux continuer, Théo, annonça Elian.
- Lorendel a été emmené vers un enclos aux palissades lourdes et hautes. De l’extérieur, impossible de voir ce qui se trouvait à l’intérieur. Curieux, je me suis plongé dans un chant nilmocelva profond, cherchant à entrer en contact avec ces animaux, espérant… Je ne sais pas… Les calmer afin qu’ils se montrent gentils. Ces créatures étaient tellement… différentes. Mammifères, sans aucun doute, omnivores, brutales mais aimantes, capables de réflexion supérieure à celle d’un chien. Je venais à peine de créer un semblant de lien que je me suis pris de plein fouet leur bonheur de manger. J’ai partagé leur joie d’avaler mon propre enfant.
- Ton don… commença Dolandar mais Theorlingas finit sa phrase à sa place.
- m’a sauvé la vie. Lorsque j’ai été jeté auprès d’elles à mon tour, j’ai réussi à les calmer. Elles m’ont même aidé à me relever.
- Narhem n’a pas dû être content, supposa Dolandar.
- Il était déjà parti, comme si tout cela n’avait aucune importance. Nous n’étions rien pour lui. Juste des choses insignifiantes. J’ai été jeté dans un cachot, probablement en attendant que les créatures, de nouveaux affamées, m’acceptent comme plat principal. Même le meilleur nilmocelva ne peut empêcher une bête affamée de se nourrir. Je me suis retrouvé seul dans un donjon, me sachant incapable de sortir, certain de mourir bientôt. Je n’ai réussi qu’à pleurer.
Dolandar retenait son souffle. Comment le nilmocelva s’était-il sorti de cette situation pourrie ?
- C’est alors qu’Elian a ouvert la porte, indiqua Theorlingas. J’ai tellement honte. J’étais venu la sauver et voilà qu’elle me sortait de la mouise. Je ne saurais pas vous décrire ce que j’ai vu quand la porte s’est ouverte : un miracle. Quelques instants plus tôt, Elian était à l’agonie, terne, les cheveux blancs, les yeux transparents, tout juste capable de ramper et là… elle rayonnait, encore davantage que maintenant. Elle était magnifique, parfaite, éblouissante, forte. Il se dégageait d’elle une telle puissance, une prestance, un charisme… Nous avons traversé le fort ennemi et les terres environnantes sans que personne ne se mette devant notre route. Nous étions censés être prisonniers et pourtant, aucun garde ne s’est interposé.
- Elian a défié Narhem qui, proche de la défaite, a préféré fuir, compléta Saelim depuis l’arrière du groupe, prouvant définitivement que tout le monde écoutait l’échange, sauf Kry’yl qui avançait innocemment, inconsciente de la gravité des propos tenus près d’elle.
- La victoire d’Elian était une évidence, confirma Theorlingas. Seul Narhem n’a pas semblé s’en rendre compte. Tout le monde savait dès le départ le nom du vainqueur. Les soldats autour de moi répétaient sans cesse leur désespoir de perdre un roi aussi bon. Sa fuite n’a pas eu un gros effet. Ils ont simplement commencé à parier du temps qu’il lui faudrait pour se remettre d’une telle chute et revenir très en colère.
- Ils vous ont laissés partir ? demanda Beïlan.
Theorlingas haussa les épaules.
- Elian venait de battre leur roi, le meilleur combattant qu’ils aient jamais vu. Nul n’a osé s’interposer.
- Un bon filet, une cage et des cordes arrêtent n’importe qui sans trop de risque, répliqua Beïlan. Ce sont des lâches.
- Ou alors ils avaient reçu des ordres, siffla Elian. Seul l’anneau l’intéressait. Ma petite personne n’avait plus grand intérêt une fois son précieux obtenu. Quel intérêt de risquer de perdre des hommes de qualité pour une aussi insignifiante petite chose ?
- Tu es rentrée directement à Irin, sans prendre de pause, sans t’arrêter, continua Theorlingas en regardant sa reine, et j’ai… eu la sensation d’être ton boulet, autant que Lorendel avait été le mien à l’aller. Tu m’attendais, ralentissais. Lorsque tu prenais de l’avance, je te retrouvais m’offrant des fruits, des baies, de l’eau… Je n’avais jamais fait cela pour Lorendel. Je m’étais contenté de soupirer, de grogner, mais jamais de le soutenir. Tu ne t’es jamais plainte, ni de mots, ni de gestes. Tu refusais de m’adresser la parole et je te comprends tellement. J’avais tout foiré.
Nul ne démentit les propos tenus et Theorlingas frissonna.
- Lorsque nous sommes arrivés à Irin, tu as… Je ne sais pas. Changé ? Tu me fais peur. Tu es… plus elfique qu’aucun de nous ne le sera jamais. Humaine, tu ne l’es plus mais est-ce bien ou pas ? Je ne sais pas. Je ne sais plus…
- L’avenir le dira, dit Dolandar. Pour le moment, laissons-lui une chance. Elian prend son rôle à cœur et s’investit. Les résultats viendront en leur temps.
- La confiance se gagne, intervint Beïlan. Le temps calmera les craintes et tu seras reconnue.
Elian sourit. Son frère la soutenait. Cela lui faisait du bien de l’entendre parler de la sorte.
- Beïlan ? lança Elian.
- Quoi ?
- Ton nouveau look te va à ravir !
- Qu’a-t-il de particulier ? demanda-t-il avant de se rendre compte que si sa peau était blanche, ses cheveux, eux étaient noirs.
- Tes yeux aussi, précisa Elian. J’adore. C’est tout à fait toi.
Mi-elfe des bois, mi-elfe noir, combinaison parfaite et équilibrée, harmonieuse et symétrique, Beïlan rayonnait.
Alors je sais que ça fait des mois que je ne suis pas venue et que je ne suis pas du tout l'ordre des chapitres mais je me pose la question suivante depuis ..... que j'ai lu le passage !
Quand Elian avoue ses sentiments à Ceïlan, il lui répond qu'il aime. Comment ?! Il prend bien son temps pour lui expliquer qu'aucun elfe ( dont il fait partie) ne peut éprouver de véritable amour ( au sens humain du terme ) et que seule elle éprouve des sentiments et qu'elle va être blessée et tout le tralala, et après il lui dit qu'il l'aime, donc qu'il éprouve des sentiments au sens humain du terme ! C'est une blague ?!
Bon du coup je repasserai sans doute par là quand j'aurais fait les chapitres précédents.
Ravie de te revoir passer par là.
Deux choses :
- D’abord, Ceïlan ment énormément à Elian (et pas que à ce moment-là). Qui a dit que mes personnages disaient la vérité ? Ils sont nombreux à mentir.
- Ensuite, quand Ceïlan dit à Elian « Theorlingas est un elfe. Les elfes ne savent pas aimer. Tu seras malheureux avec lui », on peut sans difficulté lire en sous-entendu « Ce qui ne sera pas le cas avec moi ». Il la drague à mort et Elian ne s’en rend pas spécialement compte. Maintenant, pourquoi Ceïlan serait-il capable d’aimer et pas Theorlingas ? Tout simplement parce que Ceïlan est un dissident. Il est même le chef des dissidents (même s’il se défend de l’être). Depuis des dizaines d’années, il côtoie les humains en tant qu’ambassadeur. Il interagit avec eux et a donc appris à reconnaître ces sentiments et a fini par les intégrer. Ce qui n’est pas le cas de Theorlingas qui est toujours resté à Irin, sauf vraiment sur la fin de la guerre où il est venu donner un coup de main (parce que Irin était vide) avant de vite retourner sous ses arbres. Bien sûr que les elfes sont capables d’aimer ! Ce n’est pas génétique comme impossibilité (sinon Elian ne pourrait pas aimer non plus). C’est culturel et Ceïlan a appris à aimer au contact des humains, tout simplement. Mais ça, le lecteur est censé le comprendre de lui-même...
Bonne lecture !
C’est le juste équilibre entre le poids qui ralenti et les forces rendues. => le poids qui ralentit
par la-même => par là-même
- Je me fous des lois, dit Yorl, l’ancien assis à droite d’Elian qui parlait pour la première fois. Je me fous des coutumes anciennes. Elian, tu es ma reine.
=> bah oui puisqu'elle a vaincu Nahrem au premier sang
Sauf que le duel était à mort. On ne gagne pas un duel au premier sang si la mort était promis au perdant au départ et bon, c'est plutôt clair que c'est à mort quoi...
Merci pour les coquilles !
Bonne lecture !