Chapitre 41 - Zone de turbulences

Je passai le reste de l’après-midi de lundi à travailler. Je ne savais que faire des questions qui m’avaient hantée après la séance avec Thierry. En ce deuxième semestre de cours, outre les examens à préparer, nous étions censés trouver le sujet du mémoire que nous aurions à rédiger pendant la deuxième année du master. Il fallait donc démarcher un professeur, lui demander de nous suivre et de diriger nos recherches, puis décider d’un thème avec lui. Je commençais à me documenter pour avoir des pistes à suggérer.

Vers 17h30 j’appelai ma sœur qui devait être entre le lycée et la gare. Elle décrocha.

 

-Salut la vieille.

-Trop pas !

-Bon anniversaire ma chérie.

-Merci !!!

-On te l’a souhaité, au lycée ?

-Carrément ! Même le prof de maths !

-Celui des tic-tac ?

-Oui, ça l’avait impressionné, mes malaises de l’autre fois.

-Je l’ai jamais eu, lui. Mais donc comme ça, en cours il te lance « bon anniversaire » ?

-Mais non, il m’envoie au tableau corriger un truc avec des tas d’équations de plans et de sphères…

-Ah ouais, sympa comme cadeau !

-Et je réussis son exo, alors il me dit quelque chose genre « vous êtes toujours aussi forte à dix-huit ans, bravo ».

-Trop sympa.

-Du coup tout le monde a applaudi, enfin c’était cool.

-Génial !

-Et tu sais, la chauve-souris elle rentre à peine dans ma chambre.

-Tu m’étonnes.

-Mais c’est un cadeau que j’adore. T’es trop forte !

-T’as rassuré Loïck ?

-Oui, mais je lui avais mis un sms dès hier matin. Je suis soulagée.

-De ne pas être enceinte ou d’avoir réussi à en parler à maman ?

-Les deux !

-Ça allait avec elle, une fois la fête terminée ?

-Elle accuse le coup.

-C’est normal, mais avec toi, ça va ?

-Oui. Elle m’a un peu posé des questions, mais sans être trop… comment dire…

-Intrusive.

-Ouais.

-En gros, elle voulait savoir depuis combien de temps tu t’envoies en l’air.

-Je suis sexuellement active, elle a plutôt dit.

-Quelle belle tournure !

-Je crois qu’elle voulait savoir si elle a raté beaucoup d’épisodes.

-C’est joliment dit aussi.

-Donc voilà, je lui ai dit qu’on l’avait fait il y a deux semaines et que c’était ma première fois.

-Elle en prend, des coups de vieux, en ce moment.

-Ouais, je sais.

-Je te cherche à la gare samedi ?

-Oui !!!

-Oublie pas ton bon d’achat.

-Ce serait con !

-Je t’embrasse.

-Moi aussi, grande sœur.

 

Je basculai sur le portable de Lola, afin de remplir mon jeudi. Beaucoup d’appelants me demandèrent combien je prenais pour une heure de sexe. Il y avait vraiment un marché pour ça, malgré le nombre de filles qui le proposait, et dont les annonces très explicites fleurissaient un peu partout sur internet, pour qui savait où chercher. Un peu lasse, je répondis comme d’habitude que je ne proposais que des massages.

 

-Dommage, vous avez l’air canon, me répondit l’un des types.

 

Bah oui, mais on pouvait me trouver canon sans pour autant me faire l’amour, non ? Qu’est-ce que ça pourrait aller chercher, comme tarif de l’heure, une fille qu’au moins quelques clients potentiels trouvaient « canon » ? Deux cents ? Trois cents ? Pourquoi pensais-je à ça, d’ailleurs ?

Puis Nicolas appela. J’avais enregistré son numéro. J’étais à la fois contente, car c’est un type que j'appréciais, et inquiète, au regard de ce qui avait failli se passer avec Thierry.

 

-Bonsoir Nicolas.

-Bonsoir Lola. Tu vas bien ?

-Très bien et toi ?

-Merci oui… je suis flatté que tu me reconnaisses.

-C’était le but.

-J’aimerais un rendez-vous. Je deviens accro.

-Pour jeudi ?

-Oui, ce serait parfait.

-Quelle heure ? Entre midi et deux ça te va ?

-C’est l’idéal, oui.

-Tout de suite à 13 heures ?

-Un peu avant, tu peux ?

-12h45.

-D’accord.

-Pour combien de temps ?

-Je ne pourrai pas rester une heure entière. Je venais juste pour une petite pause coquine. Trois quarts d’heure ?

-C’est noté, Nicolas.

-A jeudi alors !

-A jeudi. Bye bye.

 

Un peu plus tard, ma sonnerie me tira à nouveau de mes cours. Hervé, un client de Mélanie, semblait ravi que je décroche enfin. Il en profita pour se placer après Nicolas, jeudi à 13h45, pour trois quarts d’heure également. Puis ce fut Patrick, un trentenaire dont la voix évoquait sans aucun doute possible l’ébène de la peau, qui prit le créneau suivant pour une demi-heure. Je décidai que ces trois rendez-vous suffiraient et coupai mon portable.

 

En fin d’après-midi, Mélanie toqua à ma porte.

 

-Salut miss. Je suis passée dimanche soir mais t’étais de sortie.

-Ah oui j’étais chez Amine.

-T’as repris avec lui ?

-J’avais rien arrêté.

-Ah désolée, il m’avait semblé que ça devenait plus sérieux avec Vincent.

-Oui c’est un peu vrai, mais sans que je renonce à Amine pour le moment.

-D’accord.

-C’était bien le week-end en famille ?

-Génial, Charlotte était aux anges.

-J’ai vu ton sms, c’est une bonne chose qu’elle ne soit pas enceinte.

-Oui, et puis elle en a profité pour tout déballer à nos parents, la pilule, celle de l’autre fois, enfin les compteurs sont à zéro, tout baigne.

-Parfait, ça !

-Tiens je t’ai préparé le loyer d’avril, dis-je en lui tendant une enveloppe.

-Ah, super ma poulette, merci !

-Et jeudi j’irai faire un lavomatic, ne fais rien d’ici là.

-Ok. Ça se passe bien tes massages ?

-Ecoute oui, je suis sur les rails.

-J’ai eu quelques retours émus.

-Ah oui, qui ?

-Vincent et Arthur.

-Ah d’accord.

-Ils sont sous ton charme.

-Visiblement ils restent sous le tien, puisqu’ils alternent entre toi et moi.

-C’est l’avantage d’avoir des atouts différents.

-Quel duo on fait, quand même ! Pas de quatre mains à l’horizon ?

-Non pas pour le moment. Sinon on va donc perdre notre annonce dans cinq jours, tu te souviens ?

-Oui.

-Le site est prêt. Je te montre ?

-Ah oui, évidemment.

 

Nous nous installâmes devant mon ordinateur et Mélanie chargea la page que Silia avait créée pour nous. Un avertissement sur la nature érotique du contenu obligeait le visiteur à confirmer qu’il avait plus de dix-huit ans.

 

-Obligatoire pour ne pas être emmerdées, commenta Mélanie.

 

Nous arrivions ensuite sur une page qui contenait une photo de chacune de nous, et un petit texte de présentation qui expliquait ce que nous proposions dans des termes assez proches de ceux de l’annonce à qui il restait cinq jours de validité. Il y avait trois liens sur cette page d’accueil. L’un menait à nos tarifs, détaillés, où figuraient également les mentions inévitables expliquant qu’en aucun cas nous ne proposions de rapport sexuel. Les deux autres menaient à une page dédiée à Alessia, et une à Lola. Six autres photos s’y étalaient dans une invitation on ne peut plus explicite à s’abandonner entre nos mains. Mélanie n’aurait plus besoin de permuter régulièrement les photos sur l’annonce : notre site les contenait toutes. Les descriptifs convenus sur nos physiques y étaient reproduits, vantant « le galbe de la merveilleuse poitrine » d’Alessia, ou « les jambes interminables » de Lola, exactement comme dans deux mois les publicités pleines d’imagination et d’originalité tenteraient d’appâter le quidam grâce à des « fruits gorgés de soleil », afin de vendre des fraises aspergées de pesticides, et cueillies à peine mûres pour ne pas arriver moisies sur les étals. Au moins Mélanie et moi ne trichions pas sur la marchandise : elle avait bel et bien de beaux seins volumineux et, sans aller jusqu’à l’interminable, mes jambes n’avaient jamais reçu de plaintes de la part des clients qui m’avaient vue dans mon petit short. Nos portables figuraient sous le prénom de chaque masseuse.

 

-C’est parfait tout ça, dis-je à Mélanie. Elle a bien bossé.

-C’est suffisant, ça prend peu de place, c’est ce qu’on voulait.

-Absolument. Et donc concrètement ça coûte combien et on paye qui ?

-Elle a géré l’hébergement du site, ça veut dire que c’est elle qui a payé et donc c’est elle qu’on paye.

-Ça n’aurait pas été plus simple qu’on soit indépendantes d’elle ?

-Oui mais elle a profité du fait qu’elle a déjà deux sites chez cet hébergeur, un pour ses photos et un sur la Guadeloupe. C’était plus simple de raccrocher un troisième site.

-Je vois, d’accord.

-Elle a payé quarante euros et ce sera comme ça tous les mois.

-Alors voilà.

 

Je tendis à Mélanie un billet de vingt.

 

-Et on lui fait un cadeau, d’accord ?

-Mais bien sûr ! Tu la connais mieux que moi, je te laisse trouver une idée ?

-Oui, ça te va si on met cinquante chacune ?

-Mais oui, parfaitement ! Même cent si tu veux ! Vu ce qu’elle nous fait économiser, et vu le temps qu’elle a pris pour nous.

-C’est sympa, d’accord.

-Et concrètement, pour en revenir au site, on envoie un sms à nos contacts ?

-Ecoute oui, je crois qu’on peut le faire très prochainement. J’avais ça comme idée.

 

Elle me montra un brouillon enregistré dans son smartphone. « Retrouvez désormais Alessia et Lola sur le site… ». Le nom du site, en lien cliquable, suivait et terminait le message.

 

-Ah oui, c’est bien.

-Comme tu l’avais suggéré : pas personnalisé, ça leur parlera immédiatement, même ceux qu’on n’a pas eu le temps de prévenir, et si quelqu’un tombe dessus, c’est sans conséquence puisque ça ressemble à une pub anonyme.

-Oui c’est parfait, tu me l’envoies, je le ferai suivre aux clients que j’ai enregistrés depuis et aux quelques-uns dont j’ai retrouvé le numéro.

-Ça marche. Mais attends-toi quand même à une baisse des appels. C’est inévitable.

-Pas trop quand même j’espère.

-C’est ce qu’on s’est dit, si vraiment on ne trouve plus assez de client, on remet notre annonce à trois cents euros.

-Ouais…

-Et j’ai toujours des clients qui me disent qu’ils vont t’appeler, donc parmi mon cercle d’habitués, je t’en enverrai.

-Ecoute on fait le mois d’avril comme ça et on avise.

 

Je parlai ensuite de ma séance borderline avec Thierry. Je le fis avec sincérité. Même si je n’étais pas spécialement fière de ce qui s’était passé, j’avais confiance en Mélanie, en sa franchise, mais également sa lucidité. Elle savait critiquer sans juger.

 

-Oulah ma poulette, tu vas où comme ça ?

-Je ne sais pas.

-T’avais vraiment envie de lui ?

-Physiquement oui.

-D’accord, mais au-delà du physique ?

-Non. C’était pas comme quand j’ai envie d’Éric. Rien à voir. Juste que je suis allée tellement loin dans la provoc que ça m’a excitée.

-L’arroseur arrosé ?

-Il y a de ça. Mais il y a autre chose.

-Quoi donc ?

-J’arrive pas à cerner le truc. Tu m’as souvent mise en garde. Et je t’ai toujours écoutée, parce que tu avais à chaque fois raison. Mais il y a quelque chose qui fait que je ne gère pas du tout cette fameuse distance vis-à-vis du client.

-Mais c’est sur des profils identiques, non ?

-Absolument. Les mecs gentils, tendres.

-T’as besoin d’un retour très fort, on dirait.

-Peut-être.

-Tu me fais penser à ces élèves au lycée qui ont toujours besoin de la validation du prof.

-L’image est forte.

-Non mais ce que je veux dire, c’est que visiblement tu aimes bien entendre tout le bien que l’on pense de toi.

-C’est possible.

-Et ces mecs gentils, comme tu dis, vont justement être les premiers à te faire d’innombrables compliments, par gentillesse, mais aussi parce qu’ils pensent ce qu’ils disent. Et pour qu’ils le pensent très fort, tu surenchéris.

-Tu coûtes moins cher qu’un psy.

-Et leur côté tendre va souvent de pair avec leur gentillesse. En tout cas ça te garantit qu’ils seront réceptifs à tes débordements. En investissant à fond leur besoin de tendresse, tu ne leur laisses aucune autre possibilité que de t’adorer.

-C’est très cohérent tout ça. Mais ça me fait passer pour une odieuse manipulatrice.

-Mais pas du tout. Déjà, c’est inconscient. Tu t’es pas dit, « tiens je vais lui en donner, de la tendresse, à l’autre con, comme ça il reviendra souvent me donner du pognon et il me fera tout plein de compliments que j’ai besoin d’entendre ».

-En effet.

-Ce qu’il faudrait que tu comprennes, c’est à quel besoin ça répond chez toi. C’est marrant, ça évoque une fille qui n’aurait pas confiance en elle. Comme si tu doutais de toi, de ton physique, de ton pouvoir de séduction, et que tu cherchais en permanence des mecs qui puissent te dire « mais si Léa, tu es la plus belle ».

-Sauf qu’ils s’adressent à Lola.

-C’est ça que ça ne marche pas. C’est stérile, ton truc ! Je vais te dire… Moi aussi j’ai parfois besoin de me rassurer. Toutes les filles, d’ailleurs. Mais moi, je vais en première ligne. J’alterne les mecs, je drague, je séduis, je couche, et encore en ce moment j’en ai que deux… j’ai eu des périodes plus gourmandes. Mais c’est moi, Mélanie ! J’accepte le risque de prendre des râteaux, je vis, je m’envoie en l’air, j’aime ça et je l’assume très bien, parce que c’est ma vie et que même si ça répond à un besoin de me faire un peu flatter l’égo, il n’y a aucun mal à ça. Toi, tu te caches derrière Lola. Du coup tu n’en tires même pas vraiment bénéfice parce que tu culpabilises dans ton coin. C’est con. Et ça l’est d’autant plus que t’as un mec génial qui est raide dingue de toi. De la vraie toi !

-Je ne sais pas quoi dire…

-Ma poulette, allons au bout du raisonnement. Si tu veux te taper des clients, et gagner encore plus de fric, c’est pas moi qui vais te jeter la pierre vu que je branle des mecs contre de l’argent depuis un an et demi. Mais je ne peux pas t’y encourager. Je crains que ça ne soit quand même beaucoup plus lourd à assumer que nos petits massages érotiques. Surtout, surtout, si tu fais ça pour de mauvaises raisons.

-Tu crois sérieusement qu’il y en a des bonnes ?

-Tu marques un point.

-Je ne sais plus bien où j’en suis.

-C’est quoi, exactement, la question que tu te poses ?

-Aucune, en fait. J’ai l’impression de me regarder faire.

-Un jour tu m’as dit que quand tu es Lola, tu réussis à faire tout ce qui te passe par la tête.

-Oui.

-Peut-être qu’il faudrait que tu libères un peu Léa, que tu la décoinces un chouïa, pour que Lola ne lui serve plus de caution.

-Tu me trouves coincée ?

-T’es un peu sur la réserve au premier abord. Tu es moins spontanée que moi, ou que ta sœur, par exemple. Ça te donne un côté sophistiqué qui fait partie de ton charme. Mais pour communiquer avec toi, il faut d’abord trouver la clé. Tu n’es pas super simple d’accès. Parfois ça fait du bien de laisser sortir le premier jet.

-J’ai plein de clients qui seraient d’accord avec toi sur ce dernier argument.

-Oui, oui, fais la maligne, vas-y… Donc je disais, parfois ça fait du bien de laisser sortir le premier jet, sans filtrer. Juste être nature. Tant que tu n’y arrives pas, Lola le fera à ta place. Parce que visiblement tu aimerais pouvoir être plus directe et spontanée, mais quelque chose t’en empêche. Donc Lola prend les risques à ta place. Sauf qu’il y a deux choses que tu oublies : d’une part il n’y a aucun risque à être qui on est et comment on est, et d’autre part, ma poulette, Lola, c’est toi !

-Alors de quoi j’ai peur ?

-Mes compétences s’arrêtent là, Léa. Justement parce que je ne suis pas psy.

 

Je me remis à Lost, visionnant trois épisodes tout en dînant, des idées confuses dans mon esprit embrouillé.

 

La pluie venait du nord

Le vent passait sous ma porte

Je comptais vivre fort

Et que le diable m'emporte

 

Le lendemain, aller courir avec Chloé me fit le plus grand bien. Je prenais goût à ce nouveau rendez-vous sportif. Le temps avait malheureusement viré au gris et les températures prometteuses de ces deux dernières semaines avaient chuté. J’enfilai un sweat mais restai quand même en short. Je n’avais pas de legging, et mon pantalon de survêtement était vraiment trop moche. On est coquette ou on ne l’est pas.

Nous courûmes le même parcours que la semaine précédente mais une averse nous prit par surprise pendant le dernier kilomètre. Nous poursuivîmes le trajet jusque chez elle pour nous mettre à l’abri. Je montai me réchauffer en attendant que l’averse cesse et que je puisse rentrer chez moi. Nous discutâmes devant un café.

 

-Tu as l’air un peu contrariée aujourd’hui, me dit-elle.

-Désolée, c’est possible.

-Pas grave. Des soucis avec ton copain ?

-Non, au contraire, ça va très bien avec lui.

-D’accord.

-Et toi, quelqu’un en vue ?

-Peut-être, oui.

-Cool, c’était quand ton dernier petit ami ?

-En fait… ma dernière petite amie…  c’était une histoire qui s’est achevée en décembre. Depuis j’ai juste des aventures.

-Oh !

-Choquée ?

-Non, pas du tout. Mais j’avais pas compris.

-C’est pas écrit sur mon front, que j’aime les nanas.

-C’est clair, oui. Tu es … enfin … cent pour cent ?

 

Chloé éclata de rire.

 

-Oui, je suis lesbienne.

-D’accord. Et donc tes aventures…

-Dans un bar gay du centre-ville, des soirées entre copines homo, ou alors sur internet, des tchats, des choses comme ça, ou alors le hasard du quotidien, comme pour les hétéros.

-Mais ce n’est pas écrit sur leur front.

-Mais je n’ai pas dit que je ne couchais qu’avec des lesbiennes. Certaines hétéros ne détestent pas s’encanailler pour une soirée.

-Je vois.

 

Nous finîmes notre café en changeant de sujet. Je parlai un peu d’Éric, puis nous passâmes aux cours, au choix des sujets de mémoire, et aux professeurs avec qui nous nous imaginions travailler. Une heure s’écoula avant que la pluie ne se calme, et je rentrai sous une bruine qui me glaça jusqu’aux os.

Je pris une douche brûlante sitôt arrivée chez moi. L’idée que Chloé m’avait proposé ces séances de running ensemble dans le but de me draguer me vint forcément à l’esprit. Je me le reprochai, trouvant la réflexion sexiste. Toutefois, la remarque anodine sur les hétérosexuelles aimant parfois s’encanailler me revint en mémoire. M’était-elle destinée ? Était-ce justement un début de drague ? Une façon de glisser une piste de réflexion, au cas l’idée ne me serait pas venue toute seule ? Comme si j’avais eu besoin de ce genre de doutes supplémentaires en ce moment… Je pris toutefois le parti de ne pas cataloguer Chloé à l’aune d’une orientation sexuelle qui n’était pas la mienne. J’appréciais cette fille, sa personnalité atypique et réservée, j’appréciais nos courses, et rien ne me prouvait qu’elle eût souhaité essayer quelque chose avec moi. Et quand bien même, si les mecs avaient le droit de tenter leur chance tout en passant à autre chose après un refus, les filles pouvaient bien adopter la même attitude, non ?

 

Après avoir dîné devant les épisodes 11 et 12, j’allumai mon portable pro. Thibaut m’avait laissé un message. Cet inénarrable compétiteur musclé voulait déjà revenir, trois semaines après ses regrets de ne pas avoir « tenu plus longtemps » lors de la finition. Je l’invitai à m’appeler, ce qu’il fit dans la minute.

 

-Bonjour Thibaut.

-Ravi que vous me rappeliez, Lola.

-Alors vous voulez déjà revenir ?

-Exactement.

-Un nouveau défi à relever ?

-Voilà, ce serait possible demain ?

-Non, seulement le lundi et jeudi après-midi.

-Lundi je ne peux pas. Vous avez des dispo pour jeudi ?

-15h15.

-Ça ne m’arrange pas dans l’après-midi.

-Sinon jeudi suivant.

-Ah non, ça fait trop loin.

-Ben alors 15h15.

-Ok je vais me démerder.

-Parfait. Pour combien de temps ?

-Une heure, ça va ?

-Très bien, oui.

-Lola, je peux vous demander un petit quelque chose ?

-Quoi donc ?

-Peut-on imaginer deux finitions ?

-N’est-ce pas antinomique ?

-En effet. Disons alors…

-Non mais j’ai compris, je vous taquinais. Vous en voulez une au début, et une à la fin, c’est ça ?

-Exactement !

-D’accord mais à demande spéciale, tarif spécial.

-C’est normal. Je vous écoute.

-Dans quelle tenue ? Lingerie, comme la première fois ?

-Topless.

 

Je fis le calcul dans ma tête. Le tarif normal était de cent vingt euros.

 

-Cent cinquante.

-Cent trente. 

-Cent cinquante.

-Cent quarante.

-Cent cinquante.

-Hé Lola, c’est pas de la négociation, ça.

-Quand ai-je dit que j’étais négociable ?

-J’aime bien votre caractère. Je m’incline. Cent cinquante euros.

-Alors à jeudi, Thibaut.

-A jeudi Lola, et merci d’avoir accepté ma demande.

 

Deux finitions… Je comprenais très bien la logique de cet amateur de costumes de couturiers, de montres hors de prix, et de luxueuses berlines allemandes. Il voulait durer le plus longtemps possible lors de la deuxième. Rien de tel qu’une petite vidange liminaire pour y parvenir. Ce qui aurait le mérite de joindre l’utile à l’agréable pour lui, deux séries de papouilles intimes étant toujours bonnes à prendre. Il faudrait donc que je démarre la deuxième finition pas trop tard si je ne voulais pas prendre le risque que la séance ne s’éternise. Raison de plus pour lui avoir fait accepter le tarif fort !

 

Vers 22 heures, Éric m’appela.

 

-Bonjour beau jeune-homme.

-Salut miss.

-Oh toi t’as une petite voix.

-Oui, on ne va pas pouvoir se voir demain. Ça me fait chier.

-Ça y est, t’as un rencard avec Blake Lively ?

-Même pas !

-Ah c’est pour ça que ça te fait chier…

-En fait je dois aller à Londres pour préparer mon stage, j’ai des papiers à signer sur place, il faut que je trouve un logement, et à distance je n’y arriverai pas. Je cherche une chambre chez l’habitant, quitte à jouer les jeunes hommes au pair en contrepartie, et puis je dois me présenter au cabinet d’architecture pour valider la convention de stage, bref il faut que j’y sois cette fin de semaine, après ça risque d’être trop tard. J’avais pensé le faire pendant les vacances de Pâques mais on m’a déconseillé d’attendre si longtemps.

-Ok ben écoute, je t’aurais bien accompagné, mais avec les cours c’est pas évident.

-Oui et puis je vais courir à droite et à gauche, mais quand j’y serai, cet été, j’adorerais que tu viennes passer un week-end de temps en temps pendant tes vacances.

-Ce serait génial oui. Promis.

-Donc voilà, je pars demain et je rentre samedi.

-On se voit samedi ?

-Je ne sais pas encore à quelle heure, je t’appelle dans la journée.

-D’accord.

-Au pire on se voit dimanche ?

-Ok.

-Léa… ?

-Oui ?

-Je peux passer, là ?

-Je te laisse un quart d’heure. Après, je te remplace par un vibromasseur.

 

C’était du bluff : je n’avais même pas de vibromasseur.

Il arriva en moins d’une demi-heure. J’avais chaussé mes escarpins zébrés noirs et blancs et lui ouvris… entièrement nue. L’effet de surprise fut réussi. Je ne m’étais même pas préoccupée de savoir s’il pourrait y avoir quelqu’un dans le couloir. Il était près de onze heures du soir, c’était peu probable, et je m’en foutais complètement. Éric entra, presque intimidé par ma tenue qui justement n’en était pas une. Il jeta son blouson au sol et posa ses mains froides sur mes hanches. Des frissons me parcoururent. Je l’attirai contre moi, et passai mes mains sous son pull. Les siennes n’avaient aucun vêtement à contourner. L’une d’elles vint imposer sa fraicheur sur mes seins qui se contractèrent dans un mélange de recul et de plaisir, les sensations glacées venant contraster avec la chaleur de ma peau qui attendait la sienne. L’autre descendit entre mes cuisses. Il enleva son pull et m’embrassa, me poussant contre le mur de mon entrée, faisant tanguer le meuble à chaussures dont la surface me servait de vide poches, et toutes sortes d’objets inutiles valsèrent sur la moquette. Ma tête s’intercala entre deux patères du porte-manteau, manquant de peu en heurter une et se refaire une bosse. Torse nu, mon amant glissa à genoux, et embrassa mon ventre, sa langue creusant mon nombril autour de la petite barre en titane. Ses mains descendirent le long de mes jambes, les caressèrent, contournèrent mes chevilles, puis délicatement, Éric saisit mon mollet, et leva ma jambe droite pendant que son autre main en retirait l’escarpin. Dans un geste plein de respect et d’adoration, il fit de même avec l’autre soulier et je descendis de dix centimètres sous les patères. Puis ses mains remontèrent, cajolant mes jambes à nouveau, et achevèrent leur trajet sous mes fesses. Éric pressa alors son visage contre mon pubis, embrassant ma blondeur, et sa langue chercha une ouverture. Elle entra en moi, fouillant ma chair, ondulant contre mon clitoris. Ses mains qui se réchauffaient pressèrent mes fesses pour que l’étreinte soit plus intense, les corps plus proches et la langue plus profondément enfoncée en moi. Je laissai un gloussement de contentement s’échapper de ma gorge, et mes mains se crispèrent sur la tignasse châtain. Alors que le plaisir montait, je tirai sur les cheveux, invitant Éric à se redresser, et joignis la parole au geste au cas où le message ne fût pas clair.

 

-Baise-moi !

 

Troublé, Éric se redressa et ses yeux cherchèrent une confirmation dans le curaçao des miens. Il la trouva. Il défit à la hâte son jean et se mit nu, le sexe bandé. Des mains autoritaires me retournèrent et écartèrent mes cuisses. Il entra en moi d’un coup, et mon sexe l’accueillit lèvres grandes ouvertes. Au lieu de prendre du recul, il se plaqua contre moi, et je fus écrasée entre son corps et le mur. Son bassin travaillait pour que le pénis entre et sorte de moi dans une montée en puissance saccadée. Sa barbe vint chatouiller mon épaule quand il y posa son menton, et cette langue qui s’était insinuée en moi glissa contre mon oreille. Sa bouche aspira mon lobe. Une main se plaqua sur mon sexe, accentuant l’ouverture de cette position non naturelle, afin que la verge y coulissât plus facilement. L’autre main s’intercala entre le mur et mes seins, dont les tétons frottèrent avec reconnaissance la paume à la place du papier-peint. Éric grommela dans mon dos.

 

-Comment … tu fais … …. pour …. putain …. pour me faire….. autant…. d’effet ?

-Je t’aime.

-Redis-le !

-Je t’aime ! Mais putain défonce-moi !

 

J’avais crié.

Éric me souleva, serrant ses bras autour de mon ventre. Je crus que mon estomac allait remonter, mais il resta miraculeusement en place. Malgré ma taille et le poids qui allait avec, mon amant me fit traverser l’entrée et la pièce unique de mon studio sans que mes pieds ne touchent terre. A mi-trajet, son sexe sortit de moi. Je le vis, raide et luisant, palpiter contre mes fesses et mes cuisses, y déposant le mélange fluide de nos sécrétions. Mon pied gauche heurta quelque chose et une tour à CD s’effondra. Éric était parti dans le monde dans lequel je venais de l’envoyer et ne sourcilla même pas. Il jeta mon corps sur le lit, retenant mes jambes qu’il déposa au sol, genoux à terre. Puis je le sentis debout au-dessus de moi. Lisant ses intentions avant même qu’il n’en ait l’idée, je relevai mon cul pour me cambrer. Il descendit, et entra dans mon sexe pour la deuxième fois, me pénétrant par au-dessus, en maintenant d’une main la tumescence de sa verge vers le bas. Mon visage s’écrasa contre le matelas, et chaque coup de rein qu’il donna manqua m’étouffer tout en arrachant de mon ventre des volutes de plaisir d’une incroyable violence, comme si on affaissait avec force les obstacles qui retenaient prisonnier l’orgasme attendu. Une main claqua contre mes fesses, plus fort que la dernière fois, puis caressa. La position dura longtemps. Ma bouche respirait sur le côté, entre le matelas et les draps, alors que les mains en étau d’Éric maintenaient mes hanches et mes fesses dans le bon alignement. Son pénis entrait et sortait de plus en plus vite, et j’entendis sa respiration atteindre le stade du halètement. Je jouis deux fois d’affilée, le deuxième orgasme envoyant ses spasmes alors que je hoquetai encore du plateau interminable du premier. Mes yeux pleurèrent le manque d’air, et mon esprit en alerte eut le temps de remarquer les quelques gouttes de sueur qui venaient de rouler sur le bas de mon dos. Ruisselant le déchaînement de son étreinte, Éric jouit enfin, pinçant la peau de mes hanches de ses mains alpinistes, et la lumière vira au gris.

 

J'avais des hauts

J'avais des bas

J'avais plus ou moins chaud

 

-Léa, oh, ça va ?

-Oui pourquoi ?

 

Éric était nu, le corps couvert de sueur, à genoux sur le lit au-dessus de moi, qui y gisais sur le dos. Mes sens subitement exacerbés sentirent les odeurs de transpiration, de sperme, de cyprine et de la bougie que j’avais allumée et qui était posée sur la table à côté de mon ordinateur.

 

-Mais je sais pas, t’as eu l’air de perdre connaissance.

-Ah ?

-T’es sûre que ça va ?

-Oui, je crois que j’avais un peu de mal à respirer, contre le matelas.

-Oh merde, je suis désolé.

-Non ça va t’inquiète je suis pas tombée dans les pommes, j’ai juste eu quelques papillons, comme quand tu gonfles trente ballons d’affilée en soufflant dedans.

-T’as senti que je te remontais sur le lit ?

-Oui, oui, vaguement.

 

Le black-out avait duré dix secondes. J’avais sous-estimé ma difficulté à trouver de l’air, alors que ma respiration avait été accélérée par mes deux orgasmes qui m’avaient eux-mêmes coupé le souffle. J’avais vu des ombres danser devant mes yeux, et le monde s’éloigner quelques instants, comme dans le chalet en forêt après m’être cogné la tête. J’avais très bien senti qu’Éric me tirait sur le lit, et l’avais laissé faire le temps que la brume se dissipe.

 

-Prends-moi dans tes bras.

 

Il s’allongea à côté de moi et sa peau trempée se colla à la mienne, faisant délicieusement ventouse. Cela tombait bien, je ne voulais à aucun prix m’en séparer.

 

-Tu me fais des frayeurs, toi !

-A ce point-là ?

-T’as de ces accès de violence, au lit, en ce moment…

-Je ne suis pas la dernière, lui dis-je en tournant la tête et en déposant un baiser sur sa bouche.

-Oui… je me sens tellement différent avec toi… Pourtant je ne suis pas un mec barbare.

-C’est pas de la violence, c’est du sexe. Et puis c’est pas à chaque fois.

-Ouais. J’adore ça. Me lâcher à ce point avec toi.

-Moi aussi.

-Tu m’as dit que tu m’aimais.

-Je te l’avais déjà dit !

-Oui…

-Je t’aime.

 

Il me serra.

Je me sentais bien, à la fois apaisée et brûlante d’une fièvre nourrie d’amour, de passion et de multiples appréhensions muettes. Je regardai mon studio, sur le sol duquel des dizaines de CD gisaient éparpillés entre les restes de ce qui fut le meuble Gnedby, cherché au royaume de la consommation suédoise, allée 17 espace numéro 14 trois ans plus tôt. Je m’endormis dans ses bras.

 

Je restais enfermé

Ou errais pendant des jours

Trop de chemins s'ouvraient

Trop de questions en retour

Je n'avais pas tué mon père

Mais je ne me souvenais pas

Ce qu'il me disait de faire

Ou ce qu'il ne disait pas

 

J'avais des hauts

J'avais des bas

Je crois que j'en voulais trop

J'ai même eu, ce que je ne voulais pas

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