Chapitre 42 - La meilleure combattante que l'Abradja ait connu

Notes de l’auteur : Bonjour et bonne année :D
Ici on commence dans la joie et la bonne humeur comme vous aller vite le constater, alors un petit avertissement : les deux prochains chapitres sont assez sombres, et on ne remontera la pente qu'au chapitre 44 avec Del. Bonne lecture :)

SEHAR

Pendant la bataille de Pied-de-Troll, ses instincts de Gardien s’étaient tus. 

Plus maintenant.

Dès que la porte s’était refermée, il avait su qu’ils n’avaient que quelques secondes pour se préparer. Le temps d’un battement de coeur, puis d’un deuxième, il ne vit rien. Pas même ses compagnons de route. Très vite la main de Del trouva la sienne, cependant, et celle de Nodia se posa dans son dos. La double paupière qui lui permettait de voir dans l’obscurité se rabattit sur ses yeux écarquillés, et il fut presque aveuglé par la luminosité des trois maegis. Iels étaient la seule source d’éclairage, hormis les faibles lueurs des cicatrices de Zakaria. Pas assez pour que les autres voient aussi distinctement que lui les parois resserrées du couloir d’entrée, les murs nus et le sol poussiéreux qui n’avait pas été foulé par des soldats depuis bien longtemps.

— C’est un piège, siffla Erin.

— Sans déconner, pesta Zakaria.

— Mais comment ? couina Del.

— Les Féroces, affirma Erin. Elle…

Un grondement l’interrompit, et Sehar sentit avec certitude que le danger n’était plus qu’à un pas, désormais.

Sa double paupière était toujours abaissée, mais il ne voyait plus rien. Pas même Del, Jin et Erin, ni les cicatrices de Zakaria. L’obscurité était complète, impénétrable. 

Un second grondement fit trembler le sol, et des crocs d’argent apparurent dans les ténèbres, juste devant lui.

Lo leur avait dit, il y a déjà trop longtemps maintenant, comment les Cauchemars immobilisaient leurs victimes avec des terreurs éveillées, pour pouvoir dévorer leur magie.

Sehar s’en souvint trop tard, alors que la main de Del se resserrait sur la sienne avant de brusquement lui échapper, et qu’un cri de Nodia s’étouffa dans un silence de mort derrière lui.

Savoir exactement ce qu’il se passait ne l’aida pas à les protéger, ni à se défendre lui-même. 

Lorsque le Cauchemar ouvrit la gueule pour le dévorer, Sehar n’eut aucune idée de comment lui échapper.

***

DEL

Lo tira Del, assez fort pour que ce dernier lâche Sehar sans le vouloir. Il eut beau tendre son bras pour le rattraper, c’était trop tard.

Le lézard avait disparu dans les ténèbres.

— Un escalier, là ! s’exclama Jin. Ça doit mener au tour de ronde ! 

— Mais Sehar…

— Cours, je le trouverais ! le coupa Lo.

Jin attrapa son bras, et tira Del derrière elle. Il trébucha à demi dans les escaliers, l’oreille tendue, espérant entendre les pas de ses amis qui les suivaient. Mais il n’y avait rien - pas même des bruits de combat. Aucun indice sur ce qu’il se passait.

Les deux maegis déboulèrent à l’air libre, sur le chemin de ronde, et Del se retourna vers l’obscurité qu’ils venaient de quitter pour y hurler un appel.

— Lo ! Sehar ! 

Toujours rien. 

Comme si la forteresse les avait engloutis.

— Viens, il faut qu’on rouvre la porte ! pressa Jin.

— Mais…

— Pour faire de la lumière !

Del ne comprenait rien, mais Jin semblait moins perdue que lui. Et en cet instant, c’était suffisant pour qu’il la suive n’importe où. Il se précipita à sa suite vers le mécanisme du portail, et grimaça lorsqu’il vit dans quel état il avait été laissé.

— Il a été totalement saboté, constata Jin.

— On pourrait soulever la porte avec un sortilège ? proposa Del.

— A deux ? Ce serait aussi efficace que d’y aller avec nos mains, il y a des contre-sorts dans toutes les forteresses…

— Ah ben oui. Ce serait trop facile sinon.

Del appuya son dos contre le muret, et se redressa aussitôt avec horreur, les yeux écarquilles et rivés sur la façade de l’unique tour de surveillance.

— Jin ! Suzette et Sia, elles sont…

Il n’osa même pas finir sa phrase. Le tableau se suffisait à lui-même : minuscules contre le mur, les deux corbeaux étaient suspendus chacun par une serre, le bec en bas. 

Inanimés.

— Sia !

Jin courut sur le chemin de ronde, et Del fit de son mieux pour la suivre. Aussi affaiblie que lui, elle ne pouvait pas le distancer rapidement, mais il préférait ne plus perdre personne de vue pour le moment. 

La bonne nouvelle, et la seule, était que chemin de ronde continuait jusqu’à l’endroit où les corbeaux étaient attachés. Pour éviter d’utiliser une magie dont il avait trop peu, Del fit la courte échelle à Jin, et elle défit les liens des deux Oranimus avant de vérifier si elles respiraient encore.

— Elles sont vivantes, soupira Jin avec soulagement. Elles sont vivantes !

Mais aucune de ses caresses ne réveilla les oiseaux. Erin avait raison : tout ça, c’était forcément un piège. Mais de qui ?

Del se redressa autant qu’il put, chercha autour d’eux et au loin des indices sur l’identité du coupable - même s’il se doutait très fortement que ce ne pouvait être que Fenara, au fond.

Et si c’était le cas, et qu’elle était encore là…

Il retint son souffle, lorsque ses yeux se posèrent sur les collines lointaines. 

Quelque chose approchait, et vite. Des nuages de poussière et des mottes de terre se soulevaient sur leur passage, et il sentait une pression terrifiante qui lui donnait envie de se rouler en boule dès qu’il fixait la tornade.

Quoi que c’était, Del savait qu’ils étaient vraiment dans la merde.

— Euh, Jin… Pas pour continuer avec les mauvaises nouvelles, mais on a de la visite.

 

***

ZAKARIA

 

Avec les ombres, l’énergie de Zakaria grandissait toujours. 

Cette fois-ci, la bouffée de pouvoir s’accompagna aussitôt d’une terreur infinie.

Mais le prince n’était pas un débutant. Il avait sentit le Cauchemar approcher, et il savait comment s’en défaire. Il se concentra sur sa peur, sur sa propre ombre, s’y enfonça jusqu’à ce que la créature n’ait plus aucune note d’espoir à laquelle s’approcher.

Lorsqu’il reprit pied, il était arrivé dans une grande pièce vide. Sans doute un ancien hall, s’il en croyait les quelques débris de tables rassemblés dans les coins. Le bâtiment avait été abandonné depuis longtemps, mais pas dans la précipitation, il en semblerait. Tout ce qui était encore fonctionnel avait été emmené, et le reste laissé pour être nettoyé plus tard.

— Lo ? Nodia ? appela-t-il. Y’a quelqu’un ?

Pas de réponse. Le Cauchemar les avait sans doute entraîné ailleurs… Il devait les retrouver, et vite. Il n’avait pas besoin de lumière pour voir où il allait, même si ses cicatrices créaient malgré lui un halo tout autour, gorgée par l’énergie procurée par l’obscurité. Il s’avança vers la sortie - un frisson dans son dos le fit trembler. 

Juste avant qu’il n’entende la voix.

— Tu pars déjà, tête de con ?

Non.

Ce n’était pas possible.

Zakaria se retourna lentement. Il ne voulait pas voir la personne qui avait parlé. Il ne voulait pas la voir, parce qu’il ne pouvait pas être là.

Et pourtant, c’était bien son visage. Le sourire ébréché, les yeux espiègles, la posture batailleuse.

C’était bien lui.

— Même pas une petite insulte ? insista la voix. Ouch, tu dois être sacrément crevé, grand frère.

— Tu n’es pas Rudin.

La silhouette avança, et Zakaria le laissa approcher, figé par la tristesse. Dans son halo multicolore, les traits de Rudin Nahara apparurent face à lui, exactement comme ils étaient avant sa mort. Une frimousse de sale gosse, que Zakaria aimait plus que tout au monde, et pour lequel il aurait été prêt à mourir.

Pour lequel il était encore prêt à mourir.

— Oh ? Alors je suis quoi ? Laisse-moi deviner ! Ton pire cauchemar ?

Rudin rigola, et tordit son visage dans une grimace ridicule qui n’avait rien d’effrayant, sa langue tirée et les mains comme des serres au-dessus de sa tignasse de cheveux noirs. Il baissa les mains et lui adressa une moue déçue, lorsque Zakaria ne lui offrit aucun rire en retour.

— T’en fais une tête, on dirait que t’as marché dans une bouse de Féroce.

— Arrête, souffla Zakaria.

Chaque détail était parfait - mais Rudin était mort. Il ne pouvait pas avoir survécu. Personne n’avait survécu.

Zakaria n’avait jamais vu son cadavre, cependant. Pas vraiment. Pas de près…

Et s’il s’était trompé ?

Et si son petit frère était vraiment là, toujours vivant ?

Il tendit une main vers le visage bleu nuit, et sentit sous ses doigts la peau humide et chaude, criblée de boutons d’acné et de cicatrices beaucoup plus discrètes que les siennes.

— C’est vraiment toi… ?

Rudin s’écarta pour échapper à son toucher, et son sourire se tordit avec agacement. Il n’en fallut pas plus pour poignarder le coeur de Zakaria plus sûrement qu’avec une vraie lame.

— Oui, malheureusement. Mais je ne suis pas là pour rattraper le temps perdu.

Une lance d’ombre apparut dans la main de son petit frère, et la pointe s’appuya contre sa poitrine. Les larmes aux yeux, Zakaria ne bougea pas.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Tu es un idiot, Zaza. Un grand bênet qui s’attaque toujours à plus gros que ce qu’il peut abattre. 

Rudin appuya la lance, et les ombres qui la composaient s’enfoncèrent dans l’armure, lentement, douloureusement. Zakaria la saisit entre ses mains pour ralentir sa progression, mais ne réussit pas à serrer ses doigts autour. Pour lui, elle resta immatérielle, n’obéissant qu’à son créateur.

— Je ne vais pas me battre contre toi, murmura Zakaria.

— Alors tu vas mourir.

Il recula d’un pas, et Rudin le suivit, le visage déterminé et toute sa candeur habituelle disparue.

— Pourquoi ? Petit frère, tu… 

— Nous ne sommes pas vraiment frères, Zaza. Tu n’es qu’un menteur. Une abomination. Tu n’aurais jamais dû être un prince.

Zakaria examina le visage de Rudin, à la recherche du moindre indice qui expliquerait pourquoi il agissait ainsi et ce qu’il faisait ici - mais les larmes troublaient sa vue, et même dans des circonstances ordinaires, il aurait été bien incapable de comprendre la haine de son frère.

— Je me fiche d’être un prince, souffla-t-il à demi-voix.

Rudin poussa la lance avec assez de force pour que Zakaria trébuche, et glisse contre le mur derrière lui. Il leva les yeux vers le visage de son petit frère, un visage qu’il avait tant espéré revoir, et qu’il ne pourrait jamais concilier avec la situation présente.

— Tu dois quand même disparaître, siffla Rudin.

Il souleva sa lance pour prendre de l’élan, et Zakaria ne bougea pas. Il n’y avait plus une seule goutte de courage dans son coeur, lorsqu’il vit les doigts de son frère se resserrer sur la lance, avant de donner le coup fatal. Il ne détourne pas ses yeux troubles. Il le regarda, sans comprendre. Il le regarda, et…

Une main claqua sa joue, assez fort pour qu’il cogne le mur derrière lui, pas assez pour l’assommer. Lorsqu’il réajusta son regard, Rudin avait disparu. Les yeux gris de Lo l’examinait avec inquiétude, sa silhouette en contre-jour légèrement assombrie. Derrière iel, une partie du plafond s’était effondré, dévoré par d’épaisses tiges végétales.

Zakaria n’avait rien entendu - Lo avait-iel créé une ouverture pour que le Cauchemar prenne la fuite ? Ces bestioles-là n’aimaient pas rester à l’intérieur, qu’une proie soit à leur merci ou non. C’était la solution la plus simple pour s’en débarrasser, dans leur situation.

Et puisqu’il y avait eu un Cauchemar, alors Rudin n’avait jamais vraiment été là.

Son petit frère était vraiment mort.

Cauchemar ou réalité, Zakaria perdait toujours.

— Comment je sais que tu n’es pas encore une vision ? demanda-t-il à Lo.

Lea faune ne répondit rien, et se contenta d’hausser un sourcil alors qu’il lui attrapait le bras pour le relever. Dès qu’il fut sur pied, iel lui tira une oreille avec sa main libre, ce qui arracha un rire à Zakaria, un rire qui forçait la douleur à partir.

— Okay, ce n’est pas ce que tu ferais ni dans un cauchemar ni dans un rêve, ça a l’air d’être le vrai toi.

Lo le lâcha avec un sourire, et pointa la porte principale du hall.

— On peut prendre deux secondes pour souffler, mais les autres ont besoin de nous. Erin a suivi Nodia, on peut encore les rattraper.

Zakaria hésita. Il n’avait pas totalement chassé la peur, au contraire. Ses muscles se tendaient, comme s’il se préparait à ce que Lo change d’attitude d’un instant à l’autre et l’insulte ou le frappe. Mais non, la claque pour le réveiller resta la seule. Alors Zakaria se ressaisit, la main encore accrochée au bras de Lo, et acquiesça.

Sans un mot de plus, iels s’enfoncèrent de nouveau dans les ténèbres de la forteresse.

 

***

NODIA

 

— Nodia, ralentis !

Son coeur battait, mais pas de peur. Nodia savait qu’elle pouvait écraser ses ennemis et sauver les valenis. Elle le savait - cette fois-ci, c’était la bonne.

Le couloir qu’elle traversait était bordé des portraits des soldats de la Nuit, qui regardait son avancée avec intérêt. Leurs visages n’étaient plus noircis, la peinture fraîche luisait sous l’éclat de la corruption verte de la peau d’Erin. Sous leurs yeux noirs, Nodia se sentait plus forte.

— Pourquoi ces portraits sont ici ? 

Erin peinait à la suivre, mais Nodia ne ralentit pas pour elle. Elle n’avait besoin ni de son aide, ni de son avis, ni de ses questions inutiles. Pourquoi la maegis perdait-elle son temps sur des détails dans un moment pareil ? Les valenis n’étaient plus très loin. Seulement quelques pas, et ils seraient libres ! Elle avait entendu Erin expliquer à Lo dans quels états ils les trouveraient. Tout ce qu’elle aurait à faire, pour les sauver, serait de saisir la boite et l’ouvrir. Ils seraient de nouveau eux-mêmes et entiers, prêts à se venger de tout ceux qui avaient osé les diminuer, au sens propre comme au figuré.

— Il faut qu’on retrouve les autres en premier, insista Erin. Il y a quelque chose dans cette forteresse, pas seulement les Cauchemars. 

Au bout du couloir, il y avait une porte. Nodia entendait le cri de Féroces, qui firent trembler les murs mais pas les portraits farouches de ceux qui l’avaient précédée.

Si en plus des Cauchemars, elle devait affronter des Féroces, ce ne serait pas un problème. Nodia devait ouvrir cette porte…

— Nodia !

Le cri d’Erin lui paraissait distant, difficile à entendre, comme si la maegis n’était plus vraiment là. Ce n’était pas un cri de réprimande, cette fois-ci… non ? Erin n’était pas du genre à paniquer facilement. Le temps d’un battement de coeur, Nodia hésita. 

Mais pas davantage. Elle chassa le doute, et ouvrit la porte.

Aucune Féroce, aucun soldat ne pourrait l’arrêter. Il n’y avait pas de monstre plus terrible qu’elle sur ces terres.

Elle était la meilleure combattante que l’Abdraja ait connu, après tout.

Comment pouvait-elle seulement échouer ?

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Nanouchka
Posté le 20/05/2022
J'adore les chapitres à multiples points de vue, ça foisonne. Pas sûre d'avoir compris exactement ce qui leur arrive, si ce n'est que c'est une magie d'illusion qui les attrape. Pauvre Zakaria, rien ne va dans sa vie. Nodia, ça colle aussi. Les autres pourraient être renforcés, rendus plus acérés.
AnatoleJ
Posté le 22/05/2022
C’est exactement ça, les Cauchemars leur font voir des choses pas très fun... ils sont confus aussi, donc ce n’est pas très inquiétant s’il y a des choses qui restent flous, je pense ? J’y reviendrais de toute façon dans la réécriture (qui arriverait je ne sais pas quand, mais officiellement le premier jet est terminé aujourd’hui même, il fallait que je le dise héhé)
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