CHAPITRE 43
1.
- Explique-nous, quand même… Pourquoi avoir snobé notre homme, à l'aéroport ? Ça nous a couté assez cher de l’envoyer à ta rencontre !
Je ris. Je me sens légère, dans la joie d’avoir retrouvé Greg. Et je constate avec satisfaction que les trois hommes autour de la table apprécient mes crêpes aux épinards. C’est un des plats préférés d’Akira donc pas de surprise de son côté, Greg a été émerveillé (c’est le mot qu’il a employé) dès la première bouchée. Je m’attendais à ce que Katsumi, qui boude depuis mon retour, se déclare soudain végan pour refuser de goûter. Le plat ne contient pas de viande, mais j’ai fait une sauce béchamel, ce qui veut dire beurre et lait, des produits d’origine animale que les végans, contrairement aux végétariens, évitent. Mais non, il a l’air d’y prendre plaisir. Je souris à Akira en répondant.
- Votre homme, comme tu dis, ne m’a pas inspiré confiance ! Déjà, je pensais que personne ne savait que j’arrivais, et voilà, ce type menaçant est prêt à m’accueillir ! Je t’ai appelé, sans succès… Encore plus suspicieux. J’ai craint que vous ne soyez en danger et d’en rajouter avec ma présence.
- Oui, évidemment… soupire Akira. J’aurais dû te présenter nos gardes du corps pendant ton séjour. Alors qu’as-tu fait ?
Je remplis les verres de ce vin d’Alsace rouge que j’ai trouvé à Total Wine, une grande surface bien achalandée en vins étrangers. Un bon pinot noir, encore jeune, dont le goût proche du fruit ne risque pas d’écraser les épinards.
- J’ai tourné les talons, et décidé de ne pas quitter l'aéroport autrement que par la voie des airs. Bon, première étape, salon de coiffure, pour changer de look…
Je souris à Katsumi et transforme mes doigts en une paire de ciseaux imaginaire :
- Good bye, Tara…
Il sourit, bonne surprise. Peut-être que les moments où nous avons prétendu être un couple de personnages manga dans les rues de Tokyo restent un bon souvenir pour lui aussi ? Je poursuis mon récit.
- Ensuite, j’ai pris le premier vol qui avait des places disponibles, destination Bangkok. Je me suis dit, pourquoi pas.
Akira boit quelques gorgées de vin, il sourit et hoche la tête imperceptiblement dans ma direction, un compliment discret comme il sait si bien les faire, puis il me demande ce que j’ai pensé de la ville. Il y a vécu quelques années ici ou là au cours des deux derniers siècles.
- J’ai marché dans les rues, mais je n'étais pas vraiment en état de faire du tourisme ou même d’avoir une opinion… J'étais triste, déracinée en fait.
Je jette un coup d'œil vers Greg, qui, sous la table, pose la main sur mon genou.
- J'étais inquiète, aussi, pour vous deux. Je me suis souvent retrouvée dans les marchés, en particulier ceux où on prépare et vend de quoi manger. Une atmosphère familière pour moi, pas très différente de ce que j’ai connu au cours des siècles. Je retournais souvent à Jodd Fairs market, qui est ouvert tous les jours.
- Mais c’est un marché de nuit, non ? s'étonne Akira.
- Oui, c’est comme ça qu’ils s’intitulent parce qu’ils ferment à minuit. Mais ils ouvrent à 11h du matin. C’est bien organisé, les allées sont larges donc, même quand il y a du monde, pas de bousculade. Ça compte pour moi… J’ai remarqué un petit stand qui proposait des sushis, la propriétaire est une vieille dame Japonaise, un sacré personnage ! Elle propose des sushis au saumon que sa petite-fille de 17 ans confectionne sous sa direction - des petites merveilles ! Que faire du reste du saumon ? Nori, la vieille dame, a trouvé une idée : elle grille les morceaux avec un chalumeau. C’est rapide, le poisson est comme caramélisé, et elle le sert immédiatement à ses clients. Et la flamme, c’est spectaculaire ! C’est comme ça que je les ai remarquées. Elle manipule le saumon à main nue, sous la flamme. Ça aussi, ça vaut le coup d'être vu.
- Et elle ne se brûle pas ? interroge Greg en faisant glisser deux crêpes supplémentaires dans son assiette.
- Non, elle a un bol d’eau avec des glaçons près d’elle, elle plonge la main dedans avant de la mettre dans le feu. Avec l’autre main, elle tient la torche. C’est comme une routine pour elle. Fascinant à regarder. Curieusement, ses clientes sont surtout des femmes. En tailleur, qui déjeunent rapidement avant de retourner travailler, ou en rentrant chez elles. Et des touristes. Elle dit souvent, dans son anglais approximatif : où sont les hommes ?? Ils ont peur du feu, les hommes ? Elle est drôle, vraiment. Un après-midi, elle s’est effondrée - syncope. Elle avait son chalumeau à la main, il y a eu un début d’incendie, elle s’est brûlé la jambe. Ça a été un peu la panique. On s’est toutes précipitées. L’ado a sorti un vieil extincteur, ne savait pas s’en servir… Le fait que ce soit un vieux modèle m’a aidé, je connaissais, j’ai réussi à le faire marcher. Bref, Nori a été transportée à l'hôpital, et je l’ai remplacée. L’ado et moi, on a fait tourner la boutique pendant son absence. Elle s’appelle Bongkoj - elle m’a encouragée à l’appeler Bo. Elle était surprise que je me débrouille - comme si seule sa grand-mère était capable de manipuler un chalumeau ! Je l’avais observée assez longtemps pour savoir ce que je faisais. C’est amusant, en fait… Je devrais essayer ici.
Greg fait une petite grimace.
- Oui, Maman n’attend que ça, une locataire qui cuisine au lance-flamme…
Nous rions et puis je reprends la parole.
- Nori avait besoin d’un pacemaker, et il fallait soigner la brûlure… Je ne voulais pas laisser Bo avant son retour. Quand Nori est sortie de l'hôpital, elle est venue directement nous rejoindre, elle n’est même pas repassée chez elle. Elle était reconnaissante mais quelque part un peu contrariée que j’ai pris sa place. Je les ai embrassées… suis allée prendre mon avion. Et me voilà.
Je lance dans la direction de Katsumi la phrase en Japonais que Nori répétait à Bo: bon travail, ma fille. Il me regarde, saisi, un déplaisir évident sur son visage.
- Ton Japonais est atroce, dit-il sombrement. S’il te plaît, évite de le parler en ma présence.
Je ne m’attendais pas à ça, et l’adjectif ‘atroce’, dans son excès, m’amuse. Avant que je puisse assembler une réplique à la fois conciliante et spirituelle, Akira l’apostrophe. On ne peut se méprendre sur le ton, c’est une algarade. Katsumi laisse bruyamment tomber sa fourchette dans l’assiette, se lève et, montant les escaliers quatre à quatre, va s’isoler dans leur chambre dont il claque la porte.
- Je suis désolé, me dit Akira. Il n’avait pas à te parler comme ça, c’est indigne de sa part. Tu es notre hôtesse. Et ma sœur. Un minimum de respect, quand même.
Je pose la main sur son bras. Il est furieux. J’essaie de l’apaiser.
- Ce n’est pas grave, il vit des circonstances difficiles, je le comprends bien. Sa blessure, cet exil…
- Ça n’excuse rien. Nous voulons nous marier. On en parlait encore hier soir. Mais s’il n’est pas capable de respecter ma famille, ce n’est pas la peine d’y penser. Sans compter que lorsqu’il agit ainsi, il me force à le traiter comme un enfant. Je ne suis pas son père ! Je ne veux pas ce genre de rapport de force entre nous.
Greg, visiblement mal à l'aise, intervient, s’adressant à nous deux.
- Euh… Ça ne vous ennuie pas que j’aille lui parler ?
- Non bien sûr, dis-je, vas-y.
Akira lui fait la même réponse en même temps que moi, nos voix se chevauchent. Mon fiancé se lève à son tour et va le rejoindre dans la chambre. Je me tourne vers mon frère.
- Ils sont devenus très amis, on dirait…
La contrariété disparaît progressivement de son visage. Je retrouve le sourire amusé que je connais bien.
- Oui, dès le premier soir, Greg lui a tapé dans l'œil. Rien qu'à la façon dont il lui a tenu la main en se plaignant de son épaule, je me suis dit : tiens tiens… Bon, Katsumi fait parfois ce genre de choses pour me rendre jaloux, ce qui ne marche jamais très bien. Mais j’ai vite vu qu’il lui plaisait vraiment. Greg est compréhensif et gentil avec lui. Un jour que Greg et moi bavardions, je lui ai demandé : quels adjectifs te viennent à l'esprit pour décrire Katsumi ? Il m’a répondu (il énumère en comptant sur ses doigts) : désarmant, attachant, et parfois irritant. Il a ajouté “parfois TRÈS irritant.” Ça m’a fait rire. Il l’a bien cerné.
Je ne peux m'empêcher de remarquer malicieusement :
- Donc, en résumé… Ce n’était pas une si mauvaise idée que je retourne à Tacoma auprès du félon ?
Akira soupire exagérément et lève les yeux au ciel.
- Oui, tu avais raison, j’avais tort… J’attendais tes sarcasmes à ce sujet. Ils sont mérités. Changeons de sujet : je peux te donner des cours de Japonais pendant que nous vivons ici, si tu veux. C'est le moment de te diversifier en langues étrangères. Et Milo pourrait nous enseigner des langues africaines pendant qu’on y est.
- Milo ?? Milo est à Seattle ?
- Oui ! Tu ne savais pas ? Oui, il est arrivé. Et il s’installe ! Il a été engagé par Harborview Hospital. Une consultation de neurochirurgie. Il a ausculté Katsumi, a prescrit des radios, refait son pansement, lui a prescrit des calmants. Ça a fait une grosse différence, ses douleurs ont diminué, tout est en train de cicatriser.
- Neurochirurgie, bigre…
- Oui, tu te souviens, il est médecin un peu comme toi tu cuisines… Il se perfectionne d’une vie à l'autre. Quand il change d'identité, il refait un cycle d'études pour intégrer les derniers progrès de la science. Et il veut te voir - nous voir tous. Libby et lui sont en train d’organiser une journée où nous aurons la possibilité de partager ce que nous savons les uns des autres, et aussi ce qui s’est passé dernièrement. Iain, Aemouna… Et toi, la bombe dans ton restaurant…
Je suis soudain partagée d'émotions contradictoires. J’ai hâte de voir Milo et de parler avec mes amis Semblables. Mais le visage de Bergaud sous sa casquette rouge me revient en mémoire. Toute ma joie fait naufrage. Je n'avais plus pensé à lui depuis mon départ précipité de Tacoma. Il faut que je l’appelle… que je lui pose des questions…
Je ne peux m'empêcher d'espérer que le numéro qu’il m’a donné n’est plus attribué. Il y a des gens qu’on aimerait n’avoir aucun moyen de joindre.
2.
Il m’a dit “où tu veux” et j’ai choisi - avec l’aide de Greg - ce Starbucks hors de Tacoma, spacieux, où, entouré de buveurs de cafés, on peut néanmoins parler sans être entendu, que l’on s’exprime en anglais ou pas.
De la voiture, je regarde le bâtiment à la forme et à la décoration caractéristiques. Je sais que je dois le rejoindre - il est déjà arrivé. Mais une lugubre appréhension me cloue sur place. Akira, au volant à mes côtés, se tourne vers moi.
- Souviens-toi pourquoi, pour qui, tu fais ça… souffle-t-il.
Sans se soucier de Katsumi, silencieux sur la banquette arrière, il pose la main sur ma nuque. Nos têtes se rapprochent, nos fronts se touchent, nos nez. Le hongi, une tradition Maori. Nous partageons nos souffles, notre énergie. Le courage reprend pied en moi. Je me dégage en souriant. Je suis prête.
- Go get him, Tiger! me lance Katsumi au moment où j'ouvre la portière.
Il a entendu ça dans un film. Je lui lance un regard complice avant de me diriger vers ma destination. Il fait des efforts louables depuis qu’il a déclaré que mon Japonais était atroce.
3.
Une atmosphère de living room cosy, c’est ce que les Starbucks s’efforcent de reconstituer dans leurs cafés. De l’autre côté du comptoir et de l’espace où les employés confectionnent les boissons, des fauteuils sont disposés autour d’une cheminée au gaz. Des tables en bois d’apparence rustique accueillent ceux qui veulent travailler en groupes ou se concentrer sur leurs ordinateurs portables.
En cette fin d'après-midi, la plupart des fauteuils sont occupés. Bergaud s’est installé à une des tables près de la fenêtre. Devant lui, deux gobelets de carton caractéristiques de l’endroit. Deux ? L’un deux est-il pour moi ? Je prétends ne pas avoir vu, lui fais un signe de la main, et je vais au comptoir commander un chocolat chaud. J'achète aussi une bouteille d’eau. Les gestes de Nori, avec son chalumeau, s’imposent à moi. Plonger la main dans l’eau glacée, puis dans la flamme. Des gestes que j’ai imités des jours durant. C’est ce que je vais m’efforcer de faire ici, trouver un fragile équilibre entre flamme et glace pour inciter Bergaud à se confier, mais sans prétendre oublier le passé. Non seulement j’en serais incapable, mais cela éveillerait des soupçons chez mon interlocuteur.
Respirant profondément comme si je me préparais à plonger, je vais résolument m’asseoir en face de lui.
Sa casquette rouge est posée devant lui. Il porte une chemise claire qui a l’air confortable et lui donne un air soigné. Ses traits ronds m’ont toujours paru replets de la lâche satisfaction des brutes qui se savent intouchables. Aujourd’hui, il me regarde avec une attitude plus neutre, peut-être même un peu inquiète.
- Ils vont m’appeler quand ce sera prêt… dis-je.
- Mais c’était pour toi, dit-il en poussant la boisson devant moi. Café avec un nuage de lait…
- Oh… Je ne bois pas de café.
A côté de lui, côté fenêtre, un petit pot de terre cuite d'où de minuscules fleurs bleues émergent. Des “Forget me Not”. Un message de sa part ? Il pousse le pot vers moi d’un air entendu. J’ai du mal à lever les yeux vers lui. Je commente d’un air détaché :
- Tu aimes les fleurs décidément…
Il semble suivre le processus de séduction démodé d’un monsieur du début du siècle dernier : la dame ne doit pas sortir son porte-monnaie et on lui offre des fleurs à chaque rencontre.
Il se veut attentif et aimable. Mon visage est attiré par la fenêtre, j’ai du mal à respirer. Être si près de lui me plonge dans un mal être que j’ai du mal à contrôler. Ses mains, la façon dont il mâchonne l'intérieur de ses joues… De nouveaux détails émergent de ma mémoire et me tourmentent. La peur intense qu’il provoquait en moi a laissé des traces.
- Tu es superbe ! dit-il avec entrain. Bon, toujours jolie, ça je m’y attendais. Mais tu as un éclat !
Oui, j’ai meilleure mine quand je ne suis pas brutalisée. Surprenante découverte. L’expression de Bergaud s’assombrit.
- Moi, en revanche, je dois être repoussant, tu ne peux même pas me regarder.
Je tourne la tête vers lui.
- Je fais de mon mieux, dis-je avec humeur. C’est plus fort que moi, tu me rappelles de très mauvais souvenirs. Je me demande un peu ce que je fais là…
Je veux qu’il cherche à se justifier, mais pas qu’il se décourage. J’ajoute, mensonge manifeste :
- Tu n’es pas repoussant. Tu es plutôt beau mec, en fait. Mais tout ce que tu m’as fait subir…
Il respire un peu fort et s’agite sur sa chaise, cherchant ses mots. La barista, “Natacha” selon son badge, longue tresse châtaigne sur son épaule, dit mon nom et je vais chercher mon chocolat chaud au comptoir. Crémeux, température parfaite comme toujours.
- Ce que j'espérais… ce que j'espère… reprend-il tandis que je m’assois à nouveau en face de lui, c’est qu’on puisse être amis. Ça fait des siècles, tout ça. On pourrait se voir de temps en temps et…
- La base de l'amitié, selon toi, c’est quoi ?
- La base de l’amitié ?
Il a l’air perplexe, comme devant une énigme prête à le prendre au piège. J’insiste.
- Oui, que faut-il pour que l'amitié soit possible ?
Il réfléchit à la réponse qu’à son avis, j’attends de lui.
- Le fait de s’entendre ? D'apprécier l’autre, de passer du temps ensemble ?
Je hausse les épaules.
- Là, tu décris les conséquences de l'amitié. Que faut-il pour qu’elle soit possible ? La confiance, Bergaud. Il faut avoir confiance en l’autre. Tu comprends le problème pour moi… Tout ce que je t’ai vu faire… dans le temps, ce sont des actions (je baisse la voix) horribles. Et quand tu surgis devant moi au 21eme siècle, tu viens de planter un couteau dans le ventre d’une femme pasteure. Ça ne facilite pas la confiance !
Son visage se ferme.
- Les choses sont comme elles sont, soupire-t-il. Que veux-tu que j’y fasse !
- Ce que je veux ? Je veux que tu m’expliques pourquoi tu as fait ça ! Si tu as changé comme tu le prétends, tu devais avoir une bonne raison. Parle-moi !
Il réfléchit un moment avant de lâcher :
- Bon, je ne vais pas rentrer dans les détails. Simplement, dans le passé, elle voulait quelque chose de moi. On a euh… négocié.
- Tu as voulu coucher avec elle.
Le silence embarrassé de Libby, accompagné de ce que je sais de Bergaud, me conduisent à cette réalisation. Il tressaille.
- Elle t’a parlé ! Elle t’a tout dit !
- Non, pas un mot. Même pas si elle te connaissait.
- En tout cas, après, elle m’a poignardé.
Je traduis :
- Elle a cédé. Et ensuite, tu as exigé davantage. Elle a réagi.
Il hausse les épaules. Je considère que c’est un assentiment et poursuis.
- Alors, ton coup de couteau, c’est une revanche ? Une façon d’avoir le dernier mot ?
Après un moment qui me laisse penser qu’il ne va rien ajouter, il marmonne :
- Peut-être quelque chose comme ça. Je savais bien qu’elle s’en remettrait, de toute façon. On ne tue pas quelqu’un comme nous avec un couteau.
- Non, mais on interrompt sa vie…
- Ça n’a pas interrompu la sienne. Je suppose que tu y es pour quelque chose…
Je m’agace du silence qui s’installe à nouveau. A quoi bon m’imposer cette conversation s’il reste silencieux ? Une vague de colère me traverse.
- Et la bombe dans mon restaurant en début d’année ? C’est la même chose? Une vengeance pour avoir mis le feu à la maison de Victoric ?
Bergaud réagit, me regarde avec intensité.
- Alors, c'était toi ! On se demandait s’il avait été attaqué par Valère Montceau et sa bande, un de nos…. Des rivaux, quoi. On se disait qu’ils t’avaient emmenée. C’est pour ça qu’on te cherchait… Ils sont cruels.
J'éclate d’un rire amer.
- Tu te fous de moi, Bergaud. Oui, vous vouliez me sauver de ces autres brigands, ils menaçaient ma vertu !
Je fais un geste pour me lever.
- Je perds mon temps. Je me demandais si tu étais sincère, j'étais intriguée… Mais en fait, tu fais juste de la reconnaissance sur ordre de tes chefs. Vous voulez continuer votre vengeance. Première étape, détruire mon restaurant. Deuxième étape, quoi ?
- Mais pas du tout ! D’abord je n’ai pas de chef ! Personne ne sait que je suis là. Et de toute façon, les bombes, c’est pas nous ! C’est pas notre rayon…. Pourquoi tu ne demandes pas à ton bon ami, Pierre Bonnet ? Les bombes, c’est son truc, non ?
Pierre Bonnet. Le nom de Guillain pendant la guerre. Guillain apparemment a aidé Bergaud à me trouver - dans la conversation devant ma maison, Bergaud a dit son nom, Pierre, avant de rectifier. Il l’a donc rencontré à ce moment là - nous avons tendance à nous appeler les uns les autres par le premier prénom que nous avons connu. Pour Akira, je suis toujours Xavier.
Difficile de croire que Bergaud ait pu faire partie de la Resistance, autant que je sache. J’ai beaucoup circulé dans nos réseaux pendant ces années-là. Je suis persuadée que je me serais rendu compte de sa présence. Pourtant il a connu Guillain et ses talents. Pendant que je réfléchis, il me regarde avec inconfort.
- Tu as fait la guerre… mais du côté Allemand… dis-je.
Je ne suis sûre de rien mais il ne me contredit pas.
- J'étais Allemand à cette époque-là, explique-t-il. Je me suis installé à Hambourg en 1917. Personne ne pouvait prévoir ce qui allait se passer dans le pays…
- Tu as su en tirer profit. Gestapo ?
Il hausse les épaules à nouveau. Je ne sais pas ce qu’il anticipait, mais notre conversation n’a pas dû aller dans le sens qu’il espérait. Je sens sa frustration.
- C’est tout ce que je peux te dire : à propos des bombes, parle à ton ami. Je ne sais pas si je pourrai jamais te convaincre que j’ai de bonnes intentions à ton égard… Je pouvais t’attaquer par surprise à tout moment, comme je l’ai fait avec ta copine pasteure. J’ai préféré venir avec des fleurs. Tu n’as pas vu la différence, apparemment.
Il esquisse un mouvement brusque. Soudain, les images de ce qui va suivre s’imposent à moi.
Il va attraper mes cheveux et les tirer si fort que ma tête percutera la table. Ensuite, je me relèverai, titubante, et il va me frapper en plein visage. En perte d’équilibre, je heurterai le mur derrière moi. Aussitôt, une de ses mains agrippera ma gorge - un étau sans pitié. Une douleur brûlante envahira mon visage. Des taches noires flotteront devant mes yeux et, saisissant ma taille avec son autre main, cruelle comme la serre d’un oiseau de proie, il chuchotera dans mon oreille qu’il se réjouit à l’avance des souffrances qui vont suivre.
Je reprends mon souffle. Je suis toujours assise à la table de Starbucks, il ne m’a pas touché, il s’est juste levé. Il ne s’est rien passé, mais mon expression a dû changer, j’ai peut-être dit quelque chose ? Pourvu que je n’aie pas crié… Un regard furtif autour de nous me rassure. Personne ne regarde dans notre direction. Lui a les yeux posés sur moi, intrigué, sans comprendre mon changement d’expression. Je passe les mains sur mon visage, luttant contre les larmes.
- J’ai cru que tu allais me frapper, dis-je en m'efforçant de garder une voix égale.
Il secoue la tête, surpris.
- Pourquoi je ferais ça ?
Je réponds d’une voix lasse :
- Parce que c’est ce que tu faisais toujours… au moindre prétexte, ou sans raison… Tu n’as pas complètement oublié, quand même. Tu dis que tu as changé… Je ne sais pas si c’est vrai, mais moi, j’ai besoin aussi de… m’adapter, m’habituer à te voir dans un contexte où tu n’es pas une menace. Je ne sais pas si je peux. Ou si ça en vaut la peine, pour tout te dire.
Il me regarde, toujours debout, immobile, mâchonnant l'intérieur de sa joue. Va-t-il jeter l’éponge ? Je sens qu’il est tenté de tourner les talons et de mettre fin à ce dialogue. Mais il ne m’a quasiment rien révélé. Je ne dois pas en rester là. Je lance :
- Si quelqu’un comme toi est capable de changer… Ça donne de l’espoir pour toute l'humanité. Mais je ne sais pas quoi penser.
Il se rassoit sur le bord de son siège.
- J’ai changé. J’ai bien conscience que c’est difficile à croire… Le passé ne parle pas en ma faveur. Je t’ai fait beaucoup de mal, et crois-le ou pas, je suis désolé. Je crois que ça vaudrait le coup qu’on parle à nouveau, une autre fois. Déjeuner peut-être ? Tu sais comment me joindre.
Je le regarde s'éloigner. Ce dont il est désolé, je le devine, ce n’est pas ce qu’il m’a fait, mais la façon dont ça interfère aujourd’hui avec ses projets, quel qu’ils soient.
La nuit tombe mais il fait encore assez clair pour que je vois par la fenêtre Bergaud monter en voiture. Je porte la bouteille d’eau à ma bouche, bois plusieurs gorgées. Quelques instants plus tard, un autre véhicule, sur le parking du fast food voisin, démarre et le suit. Greg, au volant d’une voiture de location.
Je prends le pot des Forget-me not, pauvres petites fleurs qui ne méritent pas ma répulsion, et le pose devant Natacha la barista.
- C’est pour vous !
Elle m’adresse un sourire surpris.
4.
Enveloppée par la couverture Pendleton qui d’habitude recouvre notre divan, je grelotte encore. Il ne fait pas froid mais mes intérieurs sont glacés. Akira me prépare notre tisane préférée, gingembre frais et miel, et m’apporte la mug. Puis il s’assoit près de moi devant la table et frotte mes épaules. Ça fait du bien d'être seuls tous les deux, il peut me réconforter sans le regard de Katsumi. Son chéri a été invité à dîner avec Katherine par des amis intéressés par ses talents de portraitiste.
Je bois le liquide brûlant par petites gorgées, m’applique à respirer calmement tandis que mon frère sort un cahier et un feutre, prêt à dresser la liste de ce que j’ai appris pendant ma conversation avec Bergaud.
- Tu sais, il t’a dit plus que tu ne le crois. Et il ment mal. Tu sais pourquoi ?
Je ne réponds pas tandis qu’il griffonne dans le cahier. Alpha a sauté sur la table. Elle sent que je ne suis pas bien. Son museau, ses longues moustaches tactiles effleurent mes lèvres. Si je fermais les yeux, je pourrais croire qu’un papillon volette tout près de mon visage. Akira poursuit :
- Bergaud n’est pas habitué à mentir parce qu’il n’en a pas souvent besoin. Il impose sa volonté par la force. Bon, il n’est pas très malin, ça compte aussi. Par exemple, il te dit “je n’ai pas de chefs” et dans la foulée “personne ne sait que je suis là". Quelle importance qu’on sache où il se trouve s’il n’a pas de chef ? Sa phrase est typique de qui doit rendre des comptes à d'autres.
Il couvre une page de son écriture si familière, simple et penchée, dans laquelle s’intercale un symbole japonais ici et là.
Je soupire et passe la main sur mon visage. Mon téléphone vibre - pas le téléphone jetable que j’ai acheté pour appeler Bergaud, le mien, le vrai. C’est Greg.
- Je l’ai suivi jusqu'à Olympia. Il a quitté l’autoroute. Il y avait beaucoup de circulation et je l’ai perdu… Je suis désolé, Max.
- Écoute, ça me fait du bien d’entendre qu’il est loin, à plus d’une heure de Tacoma… Ne t'inquiète pas du reste. On le trouvera. Rentre vite…
La voix de Greg me soulage. Je ne pouvais m'empêcher de craindre que mon fiancé se laisse emporter par la colère. Je n’ai pas oublié sa situation légale. Il est en conditionnelle, avec la prison à vie qui le menace si on l'arrête à nouveau. Dans la voiture, Katsumi m’a même rassurée gravement.
- Ne t'inquiète pas, je lui ai parlé, il va être prudent.
- Ah bon, tant mieux… ai-je répondu avec tout le sérieux requis.
Quand Greg nous rejoint, je vois à son expression qu’il a quelque chose à nous dire. Il s’assoit à nos côtés autour de la table.
- Tanner vient de m’appeler. L’arme trouvée dans le jardin… Ils ont trouvé sa provenance. Elle vient de l'église du CT. Christ Triomphant, précise-t-il en voyant l’incertitude de mon regard. C’est comme ça que la police les appelle.
Il craint qu’Akira ne saisisse pas la signification de ses paroles. Il explique :
- C’est une sorte de secte qui s’est invitée à Trinity il y a quelque temps. Ceux qui en font partie sont armés jusqu’aux dents.
J’ajoute :
- Quand ils sont venus, je t’en ai parlé : il y a eu une bousculade. Greg a été blessé. C’est ce jour-là que j’ai vu Bergaud.
Akira hoche lentement la tête en signe de compréhension.
- Oui je me souviens. Guillain est leur pasteur, c’est ça ? Et maintenant nous savons que Bergaud le connaît depuis la deuxième guerre mondiale - au moins.
En quelques mots, j’explique à Greg ce que Bergaud m’a dit à ce sujet. Il ne réagit pas, son visage garde une expression sombre et préoccupée. Il n’est pas encore habitué à ce passé historique qui s’invite dans le présent. Akira a les yeux fixés sur lui et après un moment de silence, dit simplement :
- Greg, ça va ?
Greg soupire.
- Non, ça ne va pas. J’ai eu le temps de bien le voir quand il marchait vers sa voiture. Je le connais. Il était en prison avec moi, à Cushman. On s’est battu. Je l’ai aplati. Quand on nous a séparés, il répétait qu’il se vengerait.
Nous restons silencieux.
- Bon, nous devons trouver le moyen de contacter Guillain, dis-je, dans un effort pour organiser ces informations déstabilisantes. Il faut que je lui parle. Et après, Bergaud à nouveau.
- Et moi, dit Greg, je vais essayer d’en savoir plus sur l’arme… Appeler Tanner, aller le voir, peut-être… A qui appartenait cette arme parmi les membres de cette église ?
Il m’entoure de son bras. Je pose ma tête sur son épaule, savourant l’image de Bergaud « aplati ». Je murmure :
- Tu as bien fait de le frapper. Merci.
Un chapitre à la fois très réconfortant avec le couple Max Greg reformé plus la présente d'Akira et Katsumi et à la fois inquiétant avec la présence de Bergaud, que j'ai beaucoup de mal à cerner. On a du mal à croire à son changement, il apporte tellement peu d'éléments pour qu'on puisse l'entendre. Il ne semble même pas s’apercevoir de ce qu'il a fait, ce qui serait quand même la première étape pour un arc de rédemption... Pas mal l'anecdote de la bagarre de Greg, bon ça donne pas envie de donner plus confiance que ça à Bergaud... J'aime bien la réponse de Max pour clore le chapitre d'ailleurs.
Le personnage de Milo m'intrigue pas mal, avec cette idée de refaire des études de médecines toutes les 20/30 ans, il doit avoir emmagasiné une énorme richesse en terme de connaissances.
Petite remarque :
"Deux ? L’un deux est-il pour moi ?" -> d'eux ?
Un plaisir,
A bientôt !
Merci de tes remarques ! A tres bientot !
Toujours aussi contente de lire tes chapitres!!!
La tension monte avec tous ces trucs qui convergent: l'arme du meurtre de Jackson, le fait de Bergaud connaît Greg... C'est rassurant de savoir que Max n'est pas toute seule, notamment avec la présence de Milo et Libby qui ont l'air de peser dans le game, mais j'avoue que j'ai un peu peur qu'ils n'arrivent pas à se voir pour échanger des infos qui risquent d'être cruciales...
Bergaud me dégoûte, il est tellement con qu'il arrive pas à se rendre compte tout le mal qu'il a fait à Max.
Et j'avoue que je suis contente que Akira ait rembarré Katsumi !!
En revanche, j'ai trouvé les infos sur la recette des crêpes aux épinards en partie superflues: je pense qu'il suffirait de dire qu'elle a fait une béchamel, d'autant plus que ça ne fait pas sens que Max ait besoin de préciser la composition de cette sauce ça doit être évident pour elle et même pour un lecteur qui n'est pas habitué de la recette, c'est facile de deviner que y a des produits laitiers dedans...
A très bientôt!!!!
Tu as bien analyse le peresonnage de Bergaud. Les gens dans son genre, des brutes en fait, ont tendance a minimiser leurs actions, ils sont tres centres sur eux-memes en fait.
Merci encore mille fois de ton interet et de ta lecture !! A tres bientot !