Surielle avait encore du mal à y croire. Rayad était là. Il ouvrit ses bras et elle se précipita contre lui, ferma les yeux en respirant son odeur. C’était réel. C’était lui.
Rayad resserra son étreinte autour d’elle.
— Quelque chose ne va pas ? dit-il doucement.
— Tu es là.
— Oui, sourit Rayad. Pourquoi ne le serais-je pas ?
Surielle se dégagea, plongea dans les yeux rougeoyants. Quelque chose titillait son esprit ; il n’avait pas tort. Pourquoi ne serait-il pas là ?
Souviens-toi, Surielle.
— Je te l’ai dit, reprit Rayad. Je serais toujours là pour toi.
Il posa ses lèvres sur les siennes et Surielle oublia tout dans la douceur du moment. Elle se souvenait, oui, de chacune de leurs étreintes, des instants qu’ils volaient au temps. Se montrait-elle faible ? Elle avait l’impression de passer à côté d’une information importante.
— Tu es la meilleure chose qui me soit arrivée, Surielle.
Elle sourit.
— Vraiment ?
— Vraiment.
Contrairement à elle, il pouvait mentir. Surielle avait appris à suspecter le mensonge chez les non-ailés qu’elle croisait ; chez Rayad elle n’avait toujours perçu que de la sincérité. Jamais elle n’aurait cru tomber amoureuse d’un terrestre. Il y avait tant à partager dans les airs ! Savoir que Rayad ne pourrait jamais l’accompagner là-haut était un pincement au coeur.
Elle avait pourtant l’exemple de ses parents sous ses yeux. Les couples ailé-terrestre étaient plutôt rares, mais pouvaient fonctionner. Elle se souvenait avoir interrogé son père à ce sujet, d’ailleurs. Avec un sourire, il lui avait dit :
— Quand tu trouves la personne à laquelle tu tiens plus que tout, quelle importance qu’elle possède ou non des ailes ?
Rayad caressa sa joue.
— Tu es bien pensive.
— Je réfléchis.
— A nous ?
— A notre avenir.
C’était avec sa soeur qu’elle avait eu cette conversation, songea Surielle. Rayad serait Empereur, il allait diriger les Neuf Mondes, et son rôle serait bien différent de celui du Souverain des Douze Royaumes. Leur régime était plus autoritaire ; Surielle savait que sa mère se plaignait parfois des discussions interminables des Djicams à l’Assemblée, et Rayad lui avait confié qu’il n’aurait jamais autorisé autant de palabres. La Souveraine ne pouvait prendre de décisions sans l’accord de l’Assemblée ; l’Empereur écoutait ses conseillers, mais était libre de suivre ou non leurs avis. Remettre tant de pouvoir entre les mains d’un seul homme restait aberrant pour la jeune ailée, et voilà que c’était la vie qui allait devenir la sienne.
— Tu sais que tes parents pourront nous rendre visite aussi souvent que tu le souhaites, nota Rayad.
Surielle sourit.
— Je sais. Il n’y a pas que mes parents. Te suivre, c’est abandonner toute ma vie précédente.
Souviens-toi, Surielle.
Elle secoua la tête. Une part d’elle refusait d’obéir à cette injonction. Le passé restait flou, elle le devinait rempli de souffrance.
— Si tu le souhaites, je peux abandonner mon trône pour te suivre.
Surielle écarquilla les yeux. Avait-elle bien entendu ? Rayad était bien trop sérieux pour qu’elle ose croire le contraire.
— Tu ferais ça ?
— Je te l’ai dit, Surielle. Tu comptes pour moi bien plus que tu ne le crois.
— Tu es trop gentil. Mais l’Empire est ce que tu es. Je ne te l’enlèverai pas.
Rayad sourit. C’était un simple sourire, mais si lumineux que Surielle n’avait qu’une seule envie : qu’il ne s’efface jamais. Le prince lui tendit la main.
— Tu viens ?
Souviens-toi, Surielle.
Elle hésita, perturbée. Quelque chose sonnait faux. Quelque chose n’allait pas. Autour d’elle, tout vacilla un instant. Le sourire de Rayad disparut, revint si vite qu’elle crut avoir rêvé. Surielle se figea. Cette tâche rouge, à son côté… il n’y en avait pas qu’une. Elles étaient plusieurs et Rayad paraissait les ignorer. Elle frotta ses yeux, réalisa que la veste était impeccable, sans la moindre tâche de sang. Ce n’était pas normal, se répéta-t-elle.
Horrifiée, Surielle se souvint. Ce qu’elle vivait était impossible. Rayad était mort.
Mais il paraissait si réel, ici.
Et si c’était différent, cette fois ?
Ils pouvaient être ensemble. Construire un avenir.
Abandonner ses amis, sa famille ?
Déboussolée, Surielle ne savait plus que faire. C’était réel. Elle voulait revoir Rayad. Elle voulait rester avec lui. Elle voulait détruire Orhim. Devait-elle renoncer à Rayad une nouvelle fois ? Vivre encore cette souffrance ? Les larmes montèrent à ses paupières.
Ne pouvait-elle pas profiter encore un peu de ce moment ?
Juste un tout petit peu ?
Hésitante, elle avança la main vers celle de Rayad, releva les yeux un court instant pour croiser son regard. Referma la main sur la sienne. Rayad sourit, l’entraina à ses côtés.
— Tu as fait le bon choix, Surielle.
Une main se posa sur son bras.
— Laisse-le partir, Surielle.
— Mais… je…
— Je sais que c’est difficile. Mais, ce n’est pas lui. Le vrai Rayad n’est pas là.
Surielle éclata en sanglots. Shaniel avait raison, elle le savait au fond d’elle. Il restait difficile de l’admettre.
Difficile d’admettre que ce n’était qu’un rêve.
Un rêve généré par Orhim pour la piéger.
Un piège cruel pour condamner l’Empire.
Puis Surielle réalisa que Shaniel pleurait également, que son maquillage coulait sur ses joues. Qu’elle était là, en chair et en os, comme elle.
— Tu es… réelle ?
Était-ce un autre piège d’Orhim ?
A travers ses larmes, Shaniel acquiesça.
— J’ai vu que tu t’effondrais alors j’ai su que je devais faire quelque chose.
Les mots apaisèrent la tension de Surielle. Oui, elle s’était effondrée intérieurement.
Shaniel lui raconta. Comment elle s’était trouvé immobilisée par l’aura d’Orhim. Que Surielle avait parlé, bougé, avant de s’immobiliser à son tour.
Shaniel s’était demandé ce qu’il se passait. En mobilisant sa volonté, elle avait réussi à bouger un doigt, puis un autre. Lentement, elle avait amorcé un pas en avant, vers Orhim, mettant à profit la diversion que lui donnait Surielle.
Puis il y avait eu ce cri de désespoir. Surielle.
Alors Shaniel avait lutté pour dégainer sa dague. Elle n’aimait pas porter une arme en permanence, surtout lorsqu’elle était entourée par ses alliés, et aussi parce qu’il était toujours difficile de camoufler une lame sans abimer l’esthétique de ses tenues. En charge de sa sécurité, le Commandeur s’était montré intraitable. Au vu de la tournure des évènements, elle ne pouvait lui donner tort.
Shaniel avait voulu l’aider, sans savoir comment procéder.
Alors elle avait fait la seule chose qui lui était venue à l’esprit : s’entailler le bras, regarder couler le sang, appeler la déesse.
— Par mon sang, Orssanc, je t’invoque !
Elle n’y avait cru qu’à moitié. Une solution désespérée pour une situation désespérée.
Mais un éclair écarlate avait fendu les cieux et Orssanc était apparue.
Orhim s’était aussitôt détourné de Surielle et tandis qu’une lance se matérialisait dans la main d’Orssanc, Shaniel s’était précipitée sur Surielle. La toucher l’avait projetée ici, à contempler cette scène surréaliste avec Rayad.
Bouleversée, Surielle étreignit son amie avec force. Shaniel avait tant fait pour elle.
— Merci, murmura-t-elle. Sans toi… c’était trop dur.
Le décor se brouilla autour d’elles. Hébétée, Surielle réalisa que le dôme avait disparu. Orssanc était là, aussi. Grande, majestueuse dans son arme de cuir gris et de rubis. Les ailes écarlates s’agitaient doucement dans son dos et une immense lance était fichée dans le sol.
Non, pas dans le sol. Dans le torse d’Orhim.
Un soupir de soulagement s’échappa des lèvres de Surielle. C’était terminé. C’était enfin terminé.
*****
Alistair cherchait à comprendre pourquoi Varyl continuait d’arborer son sourire goguenard. Certes, il avait neutralisé les Maagoïs, Orssanc savait comment, mais Alistair comptait bien l’arrêter. Le livre que Varyl tenait en main brilla soudain d’une lueur verte.
— Enfin ! s’exclama Varyl.
Son excitation parut de mauvais augure au jeune ailé. Il se rapprocha de Varyl, se heurta à une barrière invisible. Frappa du poing.
— Qu’est-ce que tu manigances, Varyl ?
— Il apparait qu’Orhim a été vaincu.
Le soulagement qui s’empara d’Alistair fut de courte durée.
— Cette barrière ne durera pas longtemps mais elle suffira pour ce que j’ai à faire.
La folie qui brillait dans les yeux de Varyl effraya Alistair. Varyl ouvrit le livre, posa la main sur l’une des pages et commença à murmurer des mots incompréhensibles. Alistair jura de nouveau, essaya encore de passer la barrière. En pure perte.
— Alistair ?
La voix angoissée d’Edénar. Alistair se précipita aux côtés de son ami, au bord de la panique. Edénar se raccrocha à lui comme à une bouée de sauvetage.
— Je sens… quelque chose. Tu ne me laisseras pas devenir son hôte, Alistair, n’est-ce pas ?
La gorge nouée, Alistair n’était pas loin de paniquer à son tour alors que les yeux bleus d’Edénar viraient au vert par intermittence. Si Orhim parvenait à le posséder, si Edénar n’arrivait pas à lutter contre l’aura du dieu… Alistair frissonna. Hors de question de sacrifier Edénar aux ambitions de Varyl.
Lequel ne leur accordait aucune attention, tout entier concentré sur son précieux livre. Si seulement il avait pu le détruire avant que tout cela n’arrive !
Edénar t’as dit qu’il te faudrait l’aide de Surielle, nota Zéphyr. Il doit falloir l’intervention d’un dieu.
Un dieu. C’était précisément ça, dont il avait besoin.
Tu vas vraiment … ?
Alistair tira sa dague, croisa le regard d’Edénar, maintenant plus vert que bleu. Dans la poigne du jeune homme il sentait la détermination, mais que pouvait-il, face à la puissance d’un dieu ? Un dieu qui avait occupé son esprit de longues années durant, le condamnant à la solitude. Des années pendant lesquelles Orhim n’avait fait que se renforcer, grâce aux Stolisters. Il s’en était fallu d’un rien pour qu’Edénar soit son hôte permanent et Alistair ne comptait pas laisser cette opportunité se reproduire.
Tant pis pour ses principes.
Alistair serra les dents puis entailla son avant-bras. La douleur l’embrasa aussitôt et le sang ruissela jusque dans sa paume, gouttant sur le sol. Alistair grogna, ferma le poing, frissonna sous le feu dans ses veines. Et posa sa main rougie sur le bras nu d’Edénar.
— Je te consacre mon sang, je te demande de protéger ton Élu, Orssanc !
Un instant, Alistair crut que cela ne marcherait pas, qu’il venait simplement de se ridiculiser. Puis une aura rouge scintilla autour d’Edénar ; le vert pulsa une dernière fois dans son regard et le bleu reprit sa place. Edénar vacilla, cligna plusieurs fois des yeux.
— Il n’est plus là. Qu’est-ce que tu as….
Il avisa alors la blessure sur le bras d’Alistair, fit le lien avec la marque de son bras.
— Merci. Crois-moi, je mesure l’effort que ça t’a coûté.
Edénar posa les doigts sur le sang qui sourdait encore de la blessure, le laissa remonter sur sa peau en formant des runes écarlates. La plaie se referma sous son toucher et la douleur s’évanouit.
Varyl hurla et Alistair reporta son attention sur l’usurpateur. Le livre brillait d’une lueur émeraude, qui pulsait comme si elle avait une vie propre.
— L’essence d’Orhim, murmura Edénar. Il refuse d’être enfermé de nouveau.
Alistair commençait à se faire aux éclats de maturité d’Edénar, alors il se contenta de demander ce qu’il devait faire.
— Il va chercher à posséder Varyl.
Varyl qui cherchait d’ailleurs à refermer le livre, en vain, ses traits crispés sous l’effort. Pour la première fois, il perdit son assurance, vacilla. La souffrance remplaça peu à peu l’incrédulité alors que l’énergie verte remontait lentement le long de ses bras.
Un homme est plus facile à tuer qu’un dieu, dit Zéphyr.
Les ordres sont de le capturer. Comment pourra-t-il répondre de ses actes s’il est mort ?
A toi de choisir.
Le choix lui appartenait peut-être, cette fois encore, mais la désapprobation de Zéphyr était aisément perceptible.
Méfiant, Alistair s’approcha de Varyl, une main devant pour vérifier la présence de la barrière. Cette fois, elle lui parut plus faible, et lorsqu’il poussa, il passa à travers. Il frissonna, frictionna ses bras. La sensation de gelée sur son visage… repoussant. Alistair se ressaisit. La lueur verte avait presque atteint les épaules de Varyl, désormais. Il ne restait plus beaucoup de temps.
Épée en main, Alistair hésita. Orhim pourrait-il posséder le corps sans vie de Varyl ?
Très bonne question, réfléchit Zéphyr.
— Le livre, Alistair ! Ferme-le !
Le jeune ailé déglutit. Les mains de Varyl étaient crispées sur le livre, abimant les pages couvertes d’une écriture serrée. L’aura surnaturelle ondulait doucement et Alistair réalisa que l’énergie provenait du livre. Un frisson courut le long de son échine. Allait-il se faire posséder à son tour, s’il mettait les mains là-dedans ?
Fonce ou il sera trop tard.
Sur l’impulsion de Zéphyr, Alistair se saisit du livre, le referma avec un claquement sec. Quand il réalisa que la lueur demeurait, il le lâcha aussitôt. Le livre tomba sur le sol avec un bruit sourd, continua à émettre cette lumière verdâtre. Alistair s’en détourna pour se concentrer sur Varyl. Tétanisé, l’homme n’avait pas pas bougé, les yeux remplis d’effroi. Alistair s’empressa de se défaire de sa veste pour le ligoter alors qu’Edénar s’approchait d’eux.
— Il faut se dépêcher, Alistair.
Comme émergeant d’un long sommeil, plusieurs des Maagoïs s’ébrouèrent. Edénar ramassa le livre avec précaution, puis tendit la main à Alistair.
— Vite, maintenant.
Et devant les Maagoïs incrédules, ils disparurent.
*****
Surielle avait retrouvé ses parents, réconfortée par l’étreinte de sa mère. Déjà, des soldats et des médecins entouraient Shaniel, soignaient la plaie de son bras.
Ils étaient nombreux à ignorer la déesse Orssanc, qui curieusement, avait mis genou à terre près du corps sans vie d’Orhim.
Surielle se demandait pourquoi elle n’ôtait pas la lance du corps, s’il était aussi mort que tous le croyaient.
Puis la déesse se redressa et Alistair et Edénar apparurent à ses côtés dans un scintillement écarlate. Dans leurs mains se trouvait un livre épais vaguement auréolé de vert, et Surielle ressentit un malaise à sa vue. Edénar l’appela ; Surielle se dégagea et bondit dans les airs, atterrit à côté d’eux en quelques battements d’ailes.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’enquit-elle, curieuse.
— Le livre d’Orhim, répondit Edénar. Il faut le détruire, si nous voulons l’empêcher de revenir.
— Vous n’avez pas pu le faire ? s’étonna Surielle.
— Edénar m’a dit que j’avais besoin de toi, dit Alistair en tirant sa dague. Es-tu prête ?
— Alors on va le tuer, pour de bon, cette fois ?
Lame en main, Surielle se sentait étrangement mal à l’aise.
— N’aie crainte, Surielle, intervint Orssanc. Il ne va pas mourir au sens mortel du terme. Je ne sais pas comment Orhim a réussi à transférer son essence dans cet artefact ; je n’étais pas consciente, à ce moment-là. Cette chose est dangereuse et doit être éliminée. Un dieu ne doit pas être soumis à la volonté d’un mortel.
— Présenté comme ça, marmonna Surielle.
Elle croisa le regard gris de son cousin, y lut la même détermination mêlée de crainte.
— Prêt ?
Il acquiesça. Ensemble, ils posèrent la pointe de leurs dagues sur l’épaisse couverture, appuyèrent avec force. Surielle fut surprise par la résistance, bien moindre que celle à laquelle elle s’attendait. Les lames pénétrèrent le livre comme un gigot. La lueur émanant du livre s’intensifia, devint éblouissante avant de disparaitre.
Surielle cligna des yeux, contempla le livre noirci. On aurait dit qu’il avait été consumé par les flammes.
— On a réussi, Surielle ! s’exclama Alistair.
Elle ne résista pas à la joie d’Edénar et d’Alistair, se joignit à leur embrassade. Pour la première fois depuis longtemps, le futur lui parut clair.
Bien joué, Surielle.
*****