« Bintou ? Une femme demande à te parler » annonça Phyllis.
Bintou avait reçu cet appel de manière privée. Cette fois, Phyllis n’avait pas interpellé l’ensemble de la communauté et avait fait l’effort de construire sa pensée. Un bel effort depuis la fois précédente.
Cette fois, Bintou pouvait lui répondre. Elle avait été capable de garder sa projection tout en cherchant les eoshen à L’Jor. Certes, découvrir leur décès lui avait fait perdre son accès au shen, mais la cause en était uniquement l’émotion ressentie et absolument pas une difficulté magique à tenir le choc.
Discuter avec Phyllis, très proche d’elle qui plus est, tout en maintenant sa projection, serait extrêmement facile, Bintou n’en doutait pas.
« Pourrais-tu être plus précise ?» demanda Bintou.
- Qu’est-ce qui se passe ? interrogea Mamou qui avait dû lire sur le visage de Bintou son agacement.
Certes, Phyllis s’améliorait, mais son rapport restait très incomplet.
- Une femme veut me parler, indiqua Bintou.
- Une femme ? répéta Mamou. Où ça ?
- Là où se trouve Phyllis, expliqua Bintou. Attends ! Elle répond.
« Elle demande à être reçue par Bintou, la Mtawala de M'Sumbiji. »
Qui pouvait bien l’appeler par son nom et son titre ? Ça n’avait aucun sens.
« Qui est cette femme ? »
« Je ne sais pas »
« Partage-moi ce que tu vois » ordonna Bintou.
La femme humaine d’une génération environ avait une peau très blanche, des cheveux oranges et de nombreuses tâches de rousseur. Elle paraissait très fatiguée, tant physiquement que nerveusement. Elle se tenait sur une barque, en plein milieu du fleuve Ruvuma, à exacte distance entre les terres sombres et les marécages, comme si elle comprenait fort bien le danger que représentait un côté comme l’autre.
Sur sa frêle embarcation, elle transpirait la faiblesse, le désespoir, l’impuissance, la douceur, le chagrin, l’abattement. Bintou n’eut qu’une envie : lui venir en aide. Elle était un chien au regard abattu, un enfant blond trempé sous la pluie réclamant un peu de pain, un chaton miaulant entre deux oreilles tombantes.
Bintou se leva, activa le shen pour pouvoir marcher sur l’eau, les pieds tout juste mouillés afin de garder le contact avec le lac dans lequel elle projetait, désormais parfois seule. Sa puissance était telle que l’intégralité des kwanzas pouvaient prendre une pause, laissant Bintou seule protégeant la zone.
La réciproque n’était pas vraie. Mehmet estimait difficilement quand la communauté serait en mesure, sans Bintou, se tenir la barrière. Cela allait à Bintou. Le mal noir était sa faute, sa responsabilité. Son maître lui avait dit de ne pas utiliser le shen en dehors du foyer. Non seulement elle avait désobéi, mais elle avait choisi d’enseigner la magie, de la transmettre en étant elle-même incomplètement formée.
Résultat : la moitié du monde avait été détruite. Que Bintou, doive, seule, faire face au mal lui semblait normal.
La Mtawala arriva devant la femme qui ne tiqua pas en la voyant marcher sur l’eau. Bintou constata la présence d’un filet de shen autour de la barque, l’empêchant d’entrer sur le lac malgré le courant la poussant à y entrer. Phyllis protégeait la zone. De même, l’immobilisme de l’embarcation ne semblait pas surprendre la femme.
Bintou tiqua en découvrant l’assemblage de cette simple mortelle. Un tissage compliqué maintenait ses fils dans une position figée.
- Bonjour, dit-elle poliment en ruyem. Vous êtes Bintou ?
- Bonjour. Oui, je suis Bintou.
- Je m’appelle Elgarath Faïmyr, fille de Groth Faïmyr, roi de Falathon.
« Ah ! Tu vois ! » s’exclama Amadou. « Ce que tu projettes va jusqu’au fleuve Vehtë. »
« Ou pas » gronda Bintou dérangée par cette interruption non désirée. « D’autres forces sont peut-être en jeu, tu n’en sais rien. En attendant, je te saurais gré de cesser de polluer mes pensées, merci ».
Amadou avait beau être très doué en contrôle d’esprit, Bintou aurait évidemment pu le rejeter aisément. Elle ne souhaitait simplement pas se montrer agressive envers son ami.
- J’ai l’impression que vous avez fait un long voyage pour venir jusque là, princesse, continua Bintou. Que me vaut l’honneur de votre visite ?
- C’est moi qui suis honorée, répliqua Elgarath. Votre existence est… une légende… un mythe dont je n’étais pas totalement certaine de la réalité. Vous rencontrer est…
La jeune femme ne trouva pas de mot pour décrire le bouleversement émotionnel qui la traversait.
- Qui vous a maudite ainsi ? demanda Bintou, triste pour la jeune femme.
Elgarath frémit avant de se reprendre.
- Bien sûr… Vous le sentez… évidemment…
Bintou ne lui répondit rien. Elle ne comptait pas lui révéler qu’elle voyait avec ses yeux le malheur qui la frappait.
- C’est ma belle mère, chuchota Elgarath. Sur le bûcher… Mon père le roi venait de l’accuser de sorcellerie. Je ne pouvais y croire.
« Il y a des magiciens à Falathon » gronda Faïza tandis qu’Elgarath faisait une pause pour reprendre son souffle et repousser un peu le flot d’émotions qui faisaient trembler sa voix.
« Bien sûr ! Qui peut croire qu’ils ont tous été exterminés ? » répliqua Amadou. « Ils se sont cachés, voilà tout. Des sectes, des groupements secrets, des rendez-vous sous la lune, dans des souterrains ou des grottes sombres, avec mot de passe où prudence et méfiance sont loi. Quelle vie de merde ! »
- Ces mots terribles « Jamais vous n’engendrerez. La lignée des anciens rois mourra avec vous. » au milieu des flammes, continua Elgarath. Je n’y ai pas cru. Ma belle mère ? Une sorcière ? Incompréhensible ! Inimaginable ! Elle m’a élevée avec tant d’amour, de tendresse, de gentillesse depuis ma tendre enfance. J’ai haï mon père. Il n’a même pas versé une seule larme. Au contraire, il semblait… soulagé.
« Elle avait probablement manipulé son esprit pour le forcer à l’aimer. Sa mort l’aura libéré » indiqua Amadou.
- Il a commencé à baiser partout, avec toutes les courtisanes possibles. Tandis que je hurlais de peine dans mes appartements, il s’éclatait… sans jamais enfanter pour autant.
Bintou grimaça. Si le père portait le même tissage que la fille, alors engendrer la vie lui était impossible. Si Bintou était incapable de réaliser une telle œuvre, les cours théoriques d’Amadou lui permettaient de lire celui-là et d’en comprendre les effets.
- J’ai été mariée à peine mon ventre eut saigné. Mon époux et moi avons rempli notre devoir conjugal tous les jours, pendant des lunes, et des lunes, et des lunes… en vain.
Bintou soupira. Il ne risquait pas de se passer quoi que ce soit. Le tissage s’en assurait.
- Alors j’ai commencé à douter… puis à croire que tous ces accidents, toutes ces maladies ayant touché l’intégralité des membres de ma famille n’étaient peut-être pas le fruit du hasard. Et si des sorciers en avaient réellement après nous, allant jusqu’à infiltrer le gouvernement jusqu’au rang le plus haut ?
Bintou grimaça. Si c’était le cas, bonne chance à elle ! Que pouvait une simple mortelle contre la magie ? Bintou se sentit mal. Tout cela était sa faute. Elle avait apporté le don aux humains et voilà ce qu’ils en faisaient. Le malheur de cette enfant était sa faute. Elle était responsable de cette peine.
- Je suis impuissante contre la magie, pleura Elgarath.
Bintou ne pouvait qu’acquiescer.
- Contre l’avis de mon père, je suis allée trouver ceux par qui le mal est venu, espérant trouver de l’aide auprès d’eux.
Bintou lança un regard interrogateur.
- Les msumbis, précisa Elgarath.
Les msumbis n’avaient rien fait de mal. Bintou se garda de relever. Le moment n’était pas à rétablir la vérité.
- Voilà un bien long voyage ! s’exclama Bintou en se souvenant du périple de Bassma.
Elgarath haussa les épaules.
- Si je n’enfante pas, Falathon sombrera dans la guerre. Les champs se couvriront de rouge. Les pioches et les fourches se retourneront contre les hommes et les femmes. Le trône revient à la lignée royale, dont je suis désormais la dernière représentante, indiqua Elgarath. Si je meurs sans mettre au monde, les nobles ne se réuniront pas autour d’une table pour décider lequel d’entre eux dirigera le pays. Croyez-moi, les négociations seront bien plus violentes.
Bintou allait être responsable d’une guerre civile, de milliers de morts. Elle ne pouvait l’accepter !
- J’ai craint de ne pas pouvoir me faire comprendre mais les shamans parlaient étrangement le ruyem.
Bintou sourit. Cela faisait partie des conseils de la Mtawala. Apparemment, ils transmettaient encore ses préceptes.
- Ils m’ont appris, désolés, que les kwanzas – la façon dont vous nommez les magiciens, apparemment – avaient disparu bien avant le grand exode vers le nord.
Bintou hocha la tête.
- Il ne restait qu’un espoir… bien mince… que vous soyez toujours là, quelque part, dans l’ancien monde. Honnêtement, je suis partie vers le sud consciente que j’allais n’y trouver que mort et désolation.
Elgarath n’avait été poussée que par un désespoir intense. Ce voyage était sa dernière chance. Si les eoshen avaient toujours été vivants, elle aurait pu se tourner vers eux mais désormais, c’était les kwanzas ou rien.
- Arrivée au lac Lynia, j’ai eu besoin d’une barque. J’ai essayé… Je baragouine vaguement le lambë. Heureusement, l’un des elfes des bois parlait le ruyem. Je me sens tellement ridicule à ne parler que cette langue.
« Les elfes des bois ? » répéta Amadou.
« Chut » intima Bintou.
« Tu m’expliqueras, même si je dois t’extirper la réponse ! » gronda Amadou. « Assez de secrets, Bintou ! ».
- Ils ont accepté de me prêter une de leur barque à condition que je ne traverse pas le lac avec.
- Les tourbillons, comprit Bintou en se souvenant des mésaventures de Bassma lors de sa traversée.
- Vous me confirmez qu’ils n’ont pas menti.
« Cela confirme que tu as des trucs à nous raconter » insista Amadou.
Elgarath continua tandis que Bintou tentait de faire abstraction des interventions de son ami en colère.
- J’ai tiré mon embarcation le long de la rive jusqu’au fleuve Vehtë que j’ai traversé. Quand j’ai posé le pied de l’autre côté…
Elgarath fit une pause en secouant la tête.
- Je savais que les terres sombres existaient, évidemment. Je veux dire… Je suis princesse falathen, je connais leur existence mais entre le lire et le vivre ! Quelle horreur ! Je suis tombée à genoux, en manque d’air, j’ai cru mourir.
« Le tissage se nourrit d’une partie de sa régénération naturelle » indiqua Amadou. « De ce fait, elle en a moins pour elle. Les terres sombres la touchent plus durement que n’importe qui d’autre. »
« Non seulement elle est maudite mais en plus, le mal la fait davantage souffrir ? » s’étrangla Faïza. « Rassure-moi, les tisseurs de sorts sont rares ? »
« Pas spécialement moins que les autres mouvances » répliqua Amadou.
La toile redevint silencieuse. Tous les kwanzas frémissaient à cette nouvelle.
- Je suis vite retournée sur la barque, respirant avec peine. J’ai eu tellement peur ! J’ai navigué avec peine, craignant de m’approcher de la rive et d’y connaître la mort… tout autant que de partir vers le centre du lac et d’y connaître la mort.
Le danger de toute part, comprit Bintou. Cette partie-là du voyage expliquait l’état de fatigue totale de la princesse.
- Le fleuve Ruvuma a été très clément, me portant sans mal, de jour comme de nuit. J’ai pu me reposer un peu. Tant de désespoir chaque matin de ne voir que mort et désolation à droite, coassement et grognements lugubres de l’autre. J’ai eu peur des crocodiles. Les moustiques s’en sont donnés à cœur joie. Je n’osais mettre une main dans l’eau même si je devais bien boire… et me libérer de temps en temps.
Bintou fronça les sourcils. Elgarath avait fait preuve d’un courage incroyable. Combien aurait laissé tomber depuis longtemps ?
- Imaginez ma joie quand j’ai vu un vautour planer au loin. Ce n’est pas le genre d’oiseau qu’on trouve dans des marais. Un peu plus tard, le premier arbre était là, indiscutable. La vie respirait. Vous avez conservé un refuge extraordinaire. Combattre ce mal doit vous demander une énergie considérable !
Bintou resta de marbre. Elle ne comptait pas révéler quoi que ce soit à cette falathen, tueurs de magiciens, ceux ayant refusé le passage aux Eoxans en fuite. Bassma avait dû donner de sa personne, frôlant la mort, pour faire changer d’avis le roi d’alors. Le père d’Elgarath n’était pas le premier à se faire manipuler par une magicienne.
- Accepteriez-vous d’en utiliser un peu pour me venir en aide ? supplia Elgarath.
À ces mots, Amadou apparut devant la princesse. Bintou ne sursauta pas. Elle l’avait vu venir. Elgarath non plus ne cilla pas. Bintou comprit qu’ici, rien ne l’étonnerait. Elle s’attendait à tout.
- C’est notre expert en malédiction, indiqua Bintou et Elgarath hocha la tête.
Amadou, marchant lui aussi sur l’eau, s’accroupit devant la barque et observa rapidement le tissage avant d’annoncer :
- Il est impossible à dénouer. Sa belle-mère était une excellente tisseuse de sort. Nul doute que ses mots sur le bûcher n’étaient qu’une mise en scène macabre. Peut-être même n’est-elle pas morte. Ce tissage nécessite du temps et un contact physique. Elle est maudite depuis sa plus tendre enfance.
- Comment peux-tu le déterminer ? interrogea Bintou, avide de savoir.
Il lui désigna un brin horizontal dans l’assemblage.
- Tu vois celui-là ? Il n’est pas parfaitement horizontal. Il l’était à sa création. C’est juste qu’elle a grandi entre temps.
Bintou observa le tissage de près, ahurie qu’Amadou ait pu voir un détail aussi minuscule.
- Elle m’a fait ça… lorsque j’étais enfant ? gémit Elgarath, comprenant que sa vie n’avait été qu’un immense mensonge.
- Ne peut-on vraiment rien faire ? insista Bintou.
Amadou secoua la tête.
- Que se passe-t-il si elle baise sur les terres sombres ? demanda Bintou.
- Que veux-tu dire ? interrogea Amadou, surpris d’une telle question.
- Tu as dit que le tissage se nourrit de sa régénération naturelle. Que se passe-t-il si elle reste sur les terres sombres qui lui volent son énergie ?
- Le tissage n’aura pas assez d’énergie pour fonctionner mais elle mourra avant d’avant pu enfanter.
- L’enfant dans son ventre meurt-il si le tissage reprend force ? interrogea Bintou.
- Oui, indiqua Amadou, à cause de ces attaches, là. Ça se voit que la sorcière a eu le temps de tisser. Elle a forcé le trait. Tous les fils sont centuplés. On peut dénouer un tissage simple, fait à la va-vite. Ça… non… C’est du grand art !
- Que se passe-t-il si elle a accès à un peu de régénération, mais pas beaucoup ? demanda Gabriel en apparaissant à son tour.
- Comment ça ? répliqua Amadou.
- Meurt-elle parce que le tissage lui prend le peu qu’elle a ?
- Non, il veut vivre et sait qu’il mourra avec elle.
- Il est conscient de sa propre existence ? s’étrangla Bintou.
- Non, évidemment que non, c’est une image mais il veut quand même exister, précisa Amadou.
- Si elle n’a qu’un filet de régénération naturelle, juste assez pour survivre difficilement, mais pas plus. Le tissage se mettrait-il en veille pour ne pas la tuer ? insista Gabriel.
- En théorie, oui, mais comment le vérifier ? rétorqua Amadou.
- Donnez-moi votre anneau, princesse, ordonna Gabriel.
Elgarath hésita, ne comprenant pas. Bintou haussa les épaules, geste signifiant « Vous risquez quoi ? ». Elgarath entreprit de retirer son sceau royal.
- Non, pas celui-là, l’autre ! indiqua Gabriel. Celui en argent pur !
Elgarath s’étrangla à cette mention.
- C’est le seul souvenir de ma mère… ma mère biologique, je veux dire. Elle croyait en le pouvoir de la nature et pensait beaucoup de bien de l’argent pur. Il est gravé à mon nom.
- Elle avait raison d’y croire, indiqua Gabriel la main toujours tendue.
Elgarath hésita puis le donna, à contre cœur, au magicien. Gabriel mit le bijou entre ses deux mains jointes. Il ferma les yeux et sembla prier un instant mais Bintou vit le shen briller et s’activer. Son assemblage vibra d’une manière inconnue de Bintou. Il activa des ancrages qu’elle ne connaissait pas.
Cela lui fit peur. Les marabouts eux aussi avaient gagné un ancrage et son utilisation avait crée les terres sombres. Ne risquaient-ils pas à chaque instant de créer une nouvelle corruption ?
Une profonde terreur s’empara de Bintou qui la rejeta pour ne pas perdre l’accès au shen et ainsi cesser de projeter, ce qui serait catastrophique. Elgarath gardait un visage neutre et fermé, fixant Gabriel qui finit par rouvrir les yeux.
- Passez-le, proposa-t-il en le lui rendant.
- Qu’avez-vous fait ? bredouilla-t-elle en n’osant pas le toucher.
Falathen, Elgarath détestait la magie. S’imaginer entrer en contact avec elle volontairement la rendait malade.
- Il est probablement mal réglé, indiqua Gabriel. J’ai préféré en mettre moins que trop, afin de ne pas risquer de vous tuer. Mettez-le que je puisse ajuster.
Elgarath s’en saisit en tremblant et le passa. Elle cria et ses épaules s’affaissèrent comme si un énorme poids venait soudain de tomber sur elle.
- Amadou ? C’est suffisant ou pas ? demanda Gabriel.
- Comment ça ?
- Le tissage est-il toujours actif ?
- Carrément oui ! Pourquoi ?
Gabriel prit la main alourdie d’argent d’Elgarath entre les siennes et ferma les yeux.
- J’ai besoin que tu me guides, précisa Gabriel. Si je lui en retires trop, elle mourra. Tu dois me le dire immédiatement lorsque le tissage se mettra en veille.
- D’accord, dit Amadou qui ne comprenait visiblement pas plus que Bintou.
Le temps s’étira. Gabriel restait parfaitement concentré tandis qu’Amadou et Bintou fixaient l’assemblage sans comprendre. Elgarath faiblissait.
- Arrêtez… s’il vous plaît, supplia-t-elle. Ça fait mal.
- C’est votre vie qui vous quitte, annonça Gabriel. Ne vous inquiétez pas, je vous en laisse.
Elgarath ne tenta pas de retirer sa main. Elle pleurait, gémissait, hoquetait. Quand soudain…
- Maintenant ! hurlèrent ensemble Bintou et Amadou.
Le tissage venait de perdre tout son brillant. Elgarath vivait mais elle semblait faible. Gabriel relâcha sa main.
- Retirez l’anneau.
Elgarath s’exécuta. Sa première réaction fut de respirer à plein poumons, comme si jusque-là, elle avait retenu sa respiration. Le tissage redevint fort et brillant.
- Vous devez porter l’anneau de la conception de votre enfant à sa naissance, annonça Gabriel.
Elgarath observa le petit objet rond métallique dans la paume de sa main et des larmes coulèrent abondamment. Le cadeau de sa mère venait de devenir une horreur pour tout falathen. La magie dénaturait le bijou.
- Retirez-le dès la délivrance afin d’augmenter vos chances d’y survivre. S’il vous prenait l’envie de recommencer, remettez-le, autant de fois que vous vous sentirez capable de supporter cela.
- Merci, hoqueta Elgarath entre deux reniflements.
Qu’elle haïssait la solution sautait aux yeux.
- Merci à tous, dit Bintou. Rejoignez Mamou et Bassma, s’il vous plaît. Je vous y retrouve dès que j’ai fini. Je voudrais rester seule avec elle.
Les kwanzas obtempérèrent volontiers.
- Mes remerciements étaient sincères, précisa Elgarath toujours en larmes. Ne vous fiez pas à mes émotions. Je vous suis sincèrement reconnaissante.
- Je n’en doute pas, indiqua Bintou. C’est moi qui doit m’excuser pour ce que je vais faire.
Elgarath leva sur elle un regard terrorisé.
- Cet endroit est un sanctuaire, précisa Bintou. Il ne doit en aucun cas devenir un lieu de passage, de visite, de curiosité.
- Je ne dirai rien ! Je vous le jure.
- Je sais, dit Bintou avant de fermer les yeux et de lancer le shen contre l’esprit de la princesse.
Le manipuler fut aisé. Le voyage devint flou pour la princesse qui serait incapable d’indiquer une route. Elgarath retira la présence de Phyllis, de Gabriel et d’Amadou. Seule Bintou resta en sa mémoire, magicienne idéalisée, correspondant exactement à ce que la jeune femme maudite avait imaginé durant son long périple mais assez éloigné de la réalité.
Elgarath s’endormit ensuite au fond de sa barque, le précieux anneau dans son aumônière. Un courant miraculeux porta l’embarcation contre le sens habituel du fleuve jusqu’au lac Lynia où la princesse retrouva conscience. Bintou la suivit jusqu’à ce qu’elle rende leur bien aux elfes des bois.
- Nous avons tellement de savoirs, lança Bintou une fois près de Mamou, Bassma, Phyllis, Amadou et Gabriel. Ensemble, nous sommes surpuissants. Quel dommage que cette connaissance ne soit pas partagée. Nous avons peur, tous, du regard des autres, peur d’être jugés, critiqués, mal vus, rejetés. Je comprends. Je ressens la même chose.
Les kwanzas restèrent silencieux. Bintou inspira fortement avant d’annoncer :
- Je vais donc montrer l’exemple en vous révélant comment on m’a… on ne m’a pas enseigné la magie… le shen, pour être exacte. Si chacun pouvait en prendre exemple et se confier à son tour, j’en serais… honorée.
Bintou se mit à raconter, tant à l’oral que par la pensée, pour tous les siens. Chacun écouta en silence, grondant, fronçant les sourcils, souriant, pleurant, souffrant, riant à la narration.
- Ils ne méritent aucun respect, cracha Atumane qui, comme tous les kwanzas en mesure de le faire, s’était déplacé pour venir écouter en direct. Ils sont censés faire respecter les lois et ils se permettaient de les bafouer.
- C’est ce qui a causé leur perte, indiqua Amadou.
- Comment ça ? interrogea Bintou.
- Dans l’esprit de l’homme qui dit les avoir exterminés, j’ai trouvé la façon dont il s’y est pris, annonça Amadou. Il a révélé au peuple ce que faisaient les eoshen. C’est tout. Rien de plus. Il n’a pas levé une seule arme. Il a prononcé des mots, véritables qui plus est. Le peuple s’est soulevé, défonçant les portes des palais de coton, égorgeant les eoshen et les Tewagi tentant de les défendre. Je n’ai aucune précision supplémentaire car il n’y était même pas, tranquillement installé dans la ville d’à-côté.
- Les shale ne méritaient pas ça. Ils étaient droits et… commença Faïza.
- Ils laissaient faire. Fermer les yeux, c’est encourager, gronda Amadou.
- Tu parles comme lui, pleura Bintou qui n’avait gardé l’usage du shen que parce que ses émotions étaient enfermées à clef dans une boîte scellée. Il voulait sincèrement lutter contre ça. Qu’est-ce que les shale auraient dû faire ? Dénoncer les leurs ? Les combattre ? Tuer leurs amis, leurs professeurs, leurs collègues, les scribes, les herboristes, les apprentis ?
- Non, bien sûr que non, répondit Amadou gêné. Je ne sais pas. Je n’ai pas la réponse. Je…
- Ils étaient pieds et poings liés, murmura Faïza. Quelle horreur !
- Essayons de ne pas reproduire leurs erreurs, proposa Bintou. Restons liés sans pour autant nous taire lorsque nous sommes témoins d’actes insupportables. Je ne parle pas de dénoncer, de juger, de critiquer ou de punir mais bien de dire « Je ne suis pas d’accord et voilà pourquoi ». Sachons parler tout autant qu’écouter.
Les kwanzas présents hochèrent la tête.
- J’aimerais bien savoir faire une Nech’i kwasi, sourit Mehmet. Ça a l’air génial !
- Si seulement… grogna Bintou. J’ai tellement essayé. Pfff… Mais comment faisaient-ils ?
Les kwanzas sourirent.
- Bassma ? Tu veux bien… raconter ce qui t’est arrivé… tout… sans rien cacher ?
Elle hocha la tête en retour.
- Plus de mensonge, d’accord ? Soyons unis, insista Bintou. Et vous, continua-t-elle en se tournant vers le reste de l’assemblée, soyez indulgents et essayez de ne pas critiquer ou juger. Vous avez le droit de ne pas être d’accord, de vous opposer, de ne pas apprécier mais chacun fait ses choix. Il faut les respecter et avancer.
Tous les kwanzas acquiescèrent. Bassma reçut un excellent accueil. Après son histoire, elle reçut de nombreux soutiens et embrassades.
- Elgarath a prouvé que même bannis dans un désert, les msumbis subsistent et transmettent connaissance et valeur, indiqua Bintou. Nos actes n’ont pas été vains.
- Tu crois que les elfes des bois empêchent les terres sombres de franchir les fleuves principaux ? s’esclaffa Gabriel. Franchement, j’en doute. Des sauvages capables de faire mieux que nous ? C’est n’importe quoi !
- L’une d’elles a cramé l’assemblage de Bassma. Peux-tu faire ça ?
Gabriel se tourna vers Bassma et grimaça.
- Tu devrais peut-être faire preuve d’un peu plus de prudence et de respect pour les elfes des bois, conseilla Bintou.
- Je veux bien être le suivant, indiqua Amadou. J’espère recevoir autant de bienveillance que Bassma et Bintou.
- Je l’espère bien ! gronda Bintou.
La Mtawala ne s’attendait pas à être autant mise à l’épreuve. Amadou avait manipulé les rois d’Eoxit. Il pouvait contrôler les esprits à n’importe quelle distance tant qu’il connaissait assez bien la personne. Ainsi, en réalité, il ne se trouvait pas près du roi comme le contrat liant Eoxit et M'Sumbiji le stipulait.
- Ils n’étaient jamais en danger, de toute façon, se défendit Amadou. Aucun marabout ne venait jamais ! Je n’avais pas le droit d’intervenir dans des maux qu’un soigneur pouvait guérir. Seuls les blessures mortelles relevaient de mes compétences et je ne peux rien contre la vieillesse. Je suis resté les premières générations mais je me suis vite fait chier.
Amadou avait parcouru Eoxit à la recherche des marabouts, avides d’apprendre, se faisant aisément intégrer et apprenant auprès de toutes les mouvances, tuant avec eux, assassinant, violant, volant, manipulant homme, femme, enfant, sans regard pour l’âge, l’origine, le rang social. Amadou s’en était simplement donné à cœur joie.
Souvent, les marabouts étaient attrapés et exécutés mais lui s’en sortait toujours sans difficulté. Les tisseurs de sorts avaient été les plus difficiles à infiltrer et à livrer leur savoir. Pour s’entraîner, Amadou avait tué des milliers de personnes.
Bintou s’en voulait tellement. Elle avait crée ce monstre. Tant de personnes mortes à cause d’elle, parce qu’elle avait refusé d’obéir à son maître. Elle ne critiquait même pas Amadou, ni ne le jugeait. Toute sa peine n’allait que vers elle-même. Elle seule était responsable. Ces crimes seraient son poids, sa faute. Jamais Bintou ne s’était sentie aussi coupable.
Gabriel prit le relai, expliquant tout ce qu’il avait dû faire pour comprendre la nature et ce ne fut pas agréable à entendre non plus. Combien de crimes avaient-ils commis pour sauver une plante, une espèce, une race, un fruit rare, maintenant à l’abri dans la zone protégée ?
La parole se libéra et chacun leur tour, les kwanzas dévoilèrent leurs secrets, permettant à ce poids sur leurs épaules de s’envoler. La communauté restait silencieuse pendant les témoignages. Quelques remarques ou questions venaient après mais elles restaient rares et pleines de respect.
Enfin, tous eurent finis. Combien de lunes passées à écouter, à trembler, à grimacer, à sourire, à pleurer, à secouer ou hocher la tête ? Nul ne les avait comptées.
- Devons-nous sortir du sanctuaire ? interrogea Atumane.
- Pourquoi ? demanda Bintou.
- Il y a des marabouts, là dehors, qui utilisent la magie ! indiqua Atumane. Le risque qu’ils créent une nouvelle corruption est immense !
- Nous ne pensions pas à la base qu’elle s’arrêterait au fleuve Vehtë, rappela Bintou. Notre mission est de préserver cette zone et son contenu. Les magiciens là dehors ne nous concernent pas. Si tu sors et que nous sommes attaqués, qu’une catastrophe se produit et que nous avons besoin de toi, nous perdrons tout. Chacun de nous peut s’avérer nécessaire. Vous le comprenez tous. Je n’ai vu aucun de vous cesser de s’entraîner, de s’améliorer et j’en suis tellement fière.
- Nous aimerions tant que tu puisses, toi aussi, prendre un peu de repos, annonça Mamou.
- Le risque est trop grand, indiqua Mehmet.
- Bintou a le droit au repos ! gronda Faïza.
- Je n’ai pas dit le contraire, précisa Mehmet. Je ne prendrai quand même pas cette décision. Le danger dépasse largement le gain.
- Mehmet… murmura Faïza.
- Bintou doit projeter, insista Mehmet. Elle est capable de tenir la barrière à elle toute seule. L’inverse est peut-être vrai, je n’en sais rien. Veux-tu qu’on essaye ? Acceptes-tu de porter cette responsabilité ?
- Non, dit Faïza.
- Je comprends, Mehmet. Ne t’inquiète pas, intervint Bintou.
Mehmet sourit pendant que Faïza fronçait les sourcils.
- Amadou, je vais me contenter de la théorie, annonça Bintou. Je n’ai pas à ma disposition des milliers de personnes à tuer pour monter en compétence et même si c’était le cas, je pense que je ne le ferai quand même pas.
Amadou sourit pleinement.
« Gabriel, en revanche, je suis totalement preneuse ! » précisa-t-elle par voie télépathique sur la toile. « Je suis consciente que tu as beaucoup de travail et que la sauvegarde des animaux dans la zone te prend presque tout ton temps mais si tu acceptais de prendre quelques instants de ci, de là, pour m’enseigner tout ce que tu sais, j’apprécierais vraiment… et je pense que Mamou serait intéressé aussi alors je lui répéterai tout ce que tu me diras. »
« Avec plaisir » annonça Gabriel.
« Échangez entre vous. Demandez un savoir qui vous intéresse. S’il y a plusieurs intéressés, montez des groupes. J’aimerais que les échanges soient plus nombreux, plus enrichissants aussi. Quitte à rester enfermés là, autant nous améliorer non ? »
La communauté approuva.
- Tu ne veux vraiment pas que je sorte un instant pour aller voir si les elfes des bois font réellement quelque chose qui repousse les terres sombres ? interrogea Liyr.
- Ça te trouble on dirait, fit remarquer Bintou.
- Ça trouble tous les naturalistes. Gabriel aimerait s’y rendre lui-même mais comme toi, il est irremplaçable alors je me suis proposée, indiqua Liyr.
- Pourquoi les naturalistes, censés être les kwanzas au plus proche de la nature, ne peuvent-ils pas imaginer que des êtres en communion avec elle parviennent à contacter la corruption et obtenir d’elle qu’elle reste de l’autre côté du fleuve ?
- Parce que nous essayons, encore et encore, de trouver quelque chose, n’importe quoi, qui pourrait nous aider dans cette lutte, en vain. La corruption semble au contraire détruire plus rapidement des formes de vie puissantes. Cela va à l’encontre de nos expériences. Si ces êtres sont liés à la nature alors ils devraient d’autant plus souffrir des terres sombres et y être sensibles.
- Ce qui leur donne une excellente raison de la repousser, fit remarquer Bintou.
Liyr grimaça.
- Tu ne veux pas que je sorte, comprit Liyr.
- Non, en effet, mais depuis quand mon avis est-il prioritaire ? Demande son avis à la communauté !
- Je connais déjà sa réponse et elle est négative.
- Tu voulais me persuader pour que ma voix convainque les autres, comprit Bintou en souriant.
Liyr admit d’un geste que Bintou avait vu juste.
- Ma réponse est la suivante : notre mission est de tenir cette zone jusqu’à l’arrivée d’un miracle que nous espérons et appelons de tous nos vœux. Tout ce qui risque de remettre notre fragile équilibre en question est à mon sens inacceptable. Tu comprends ?
Liyr hocha la tête.
- C’est incroyable ! s’exclama Mehmet en apparaissant entre les deux femmes.
- Quoi donc ? interrogea Bintou.
- Les confessions ont eu un effet bénéfique auquel je ne m’attendais pas. Tout le monde projette mieux, plus naturellement, plus fort. Tu peux… prendre une pause, Bintou !
- Quoi ? s’exclama Bintou. Tu disais encore ce matin que c’était inenvisageable et que jamais tu ne prendrais une telle décision !
- Je n’ai jamais constaté une telle projection ! répliqua Mehmet. C’est comme si ce poids en se retirant avait libéré le potentiel de chacun, comme s’il était enlisé dans de la boue, maintenu par des chaînes jusque-là.
Bintou n’en revenait pas. Elle n’avait pas imaginé pouvoir un jour cesser de projeter. C’était sa punition, sa sanction, son châtiment.
- Tu peux arrêter, insista Mehmet. Maintenant. Vraiment !
Bintou en tremblait. La communauté lui offrait sa liberté. Elle ne le méritait tellement pas.
« Tu n’es ni meilleure ni pire qu’aucun de nous » lui lança Faïza en privé.
Son amie lisait ses pensées sans le soutien de la magie. Elle la connaissait juste par cœur. Bintou hocha la tête puis cessa sa projection, observant avec terreur la rive opposée du lac Tanga.
- Tout va bien, annonça Mehmet. Aucun veilleur n’indique de problème. La corruption n’a pas avancé d’un pouce.
- Elle a bien diminué en puissance, dit Bintou.
- Nous sommes plus forts, répliqua Mehmet. Grâce à toi, à ton honnêteté, à ton courage, à la force que tu nous transmets, à ta motivation, à ta persévérance. Tu es notre guide, notre horizon, notre phare, notre roc, notre maître.
Bintou frémit. Il la tenait en très haute estime.
« Tu es la meilleure d’entre nous » rappela Faïza.
« Amadou peut faire des choses dont je suis incapable » rétorqua Bintou.
« Tu le descends d’un souffle » la contra Faïza.
Cela, Bintou ne pouvait le nier. Tisser un sort nécessitait un contact physique, du temps et l’endormissement du sujet. De plus, Bintou connaissait cette compétence chez Amadou. Prise par surprise, peut-être aurait-elle pu perdre mais là, il n’avait pas la moindre chance.
« Ton assemblage est pur » insista Faïza.
« Il n’est rien comparé au sien » répliqua Bintou.
« Et si tu profitais de ta liberté pour ouvrir la boîte et laisser libre cours à ta peine ? »
Bintou allait-elle vraiment passer cette lune de liberté à pleurer ? Et pourquoi pas, après tout. Ne méritait-il pas au moins ce temps-là de deuil ?
Bintou obtint une lune de liberté par génération. Elle la passa toujours à le pleurer.
Et n'importe quel magicien comme Gabriel pourrait en faire un semblable.
D'autre part, je pense que comme Elian avait l'anneau dans ses cheveux, il l'a affaiblie elle aussi (mais beaucoup moins qu'Elgarath parce que la régénération naturelle d'Elian est bien plus élevée) et donc quand Narhem lui a pris l'anneau, elle a pu se soigner.
C'est sympa de voir Elgarath, mais je trouve que tout le récit de son voyage était dispensable. Personnellement, si j'étais une princesse maudite et que je me trouvais en face d'une magicienne superpuissante, je me contenterais de lui expliquer mon problème, de lui dire qui m'a envoyée à elle (les msumbis) mais raconter la traversée du lac ? pourquoi ?
les pieds tout justes mouillés => tout juste
j'ai crains => craint
Bintou observa le tissage de prêt => de près
pour que ma voix convainc les autres => convainque
Là encore, on apprend qu'en fait, Bintou n'a pas crée l'anneau d'Elgarath mais qu'il s'agit de Gabriel.
Merci pour les coquilles !