Loreleï retrouva avec bonheur les laboratoires. Elle ne perdit pas un instant, réunissant les experts, profitant des IA pour améliorer la rentabilité, usant de chaque ressource, n’oubliant pas permettre à chacun de s’épanouir, cherchant l’équilibre permettant la rentabilité maximale sans perdre personne au passage.
Elle ne vit pas le soleil durant des jours. Chris ne vint pas la trouver, ni réclamer une avancée plus rapide. Pourtant, Loreleï se doutait que Caly s’impatientait et que Chris mourait d’inquiétude à chaque seconde que sa sœur passait sur Terre. Dans un autre univers, elle serait à l’abri des humains et de leurs armes meurtrières. À moins qu’il ne veuille juste qu’elle quitte la Terre au plus vite, lui permettant d’être le seul maître à bord ?
Loreleï devait le reconnaître : malgré les années, elle ne parvenait pas à saisir avec certitude les objectifs de Chris. Les spéculations allaient bon train. Chaque groupe proposait ses propres suggestions. Les initiés s'attendaient à ce que leur dieu règle tous les problèmes de la Terre. Les faux sujets - avertis nommés ainsi par ceux se nommant les vrais - répétaient que Chris souhaitait leur mort. Les avertis alliés encensaient leur nouveau chef avec force et fracas, ne lui trouvant que des bons côtés. Les prêtresses du mal se taisaient et obéissaient. Difficile pour Loreleï de trier le bon grain de l'ivraie.
Quant à Chris, il ne démentait ni ne confirmait. Certains avertis cherchaient à tirer les vers du nez à Loreleï, pensant, à tort, qu’elle savait. Elle fut obligée d'en rebuter sèchement plusieurs pour qu'enfin, on se décide à la laisser œuvrer en paix.
Loreleï se plongea dans le travail. Qu’importait les desseins réels du père ? Il avait donné des ordres. Elle obéissait. C’était simple, reposant, libérateur. Rien d’autre à penser que la tâche à accomplir et elle était gigantesque : une aiguille dans une botte de foin.
Baptiste n’avait jamais trouvé une seule planète habitable proche du lieu d’arrivée, et ce n’était pas faute d’avoir cherché. Il avait fini par laisser tomber pour se rabattre sur la nébuleuse.
Sauf qu’à l’époque, il n’avait pas accès à de telles IA. Depuis, les laboratoires avaient fait un bond en avant et Baptiste n’avait jamais relancé de recherches au sein des univers.
Lorsque Loreleï retourna dans la pouponnière, son estomac se nouait, sa gorge se serrait, ses intestins se vrillaient. Elle se présenta devant Chris et attendit, à genoux, dans la petite pièce offrant la possibilité d’un tête à tête. La même plante, au même endroit. De nouveaux dessins d'enfants. Les même sièges. Loreleï s'y trouva rassurée, dans un cocon doux.
- Récite « L’adoration au père » ordonna-t-il.
Sa voix la transporta de joie. Loreleï obéit en souriant. Elle était bien, tout simplement.
- Encore, dit-il quand elle eut terminé.
Loreleï répéta les mots ancrés dans sa mémoire parfaite, savourant chaque syllabe, calmant son esprit, centrant ses pensées.
- Encore, requit-il.
Loreleï souriait. Comme s’il n’avait pas mieux à faire que d’entendre ce texte à longueur de journée. Il détestait peut-être les initiés le considérant comme un dieu mais il n'empêchait qu'il aimait bien s'entendre dire qu'il était l’ordre, l’harmonie, la loi, la justice, qu'il décidait, contrôlait, commandait, protégeait.
- Ça te fait rire ? lança-t-il une fois la troisième récitation terminée.
- Oui, père, admit-elle.
- Je préfère ça à ce que tu pleures. Tu peux te relever. Tu as trouvé ?
Loreleï demanda à sa console de lancer la projection. Cinq planètes apparurent.
- Tu en as trouvé cinq ? s’étrangla Chris.
- Caly pourra choisir, indiqua Loreleï. Dois-je lui en présenter cinq ou bien souhaites-tu en garder une pour toi ?
- Tu peux lui proposer les cinq. Ses sirènes finalisent la construction de leur vaisseau spatial. Ils seront en mesure de faire le grand saut dès la fin de la saison. Tu as été plus rapide qu’eux !
- L'une de ses planètes contient de la vie, précisa Loreleï en la faisant apparaître en surbrillance. Les autres sont viables pour des Vampires mais guère plus.
- Caly choisira celle-là, sans aucun doute. Tu la lui présenteras en dernier.
- Tu ne veux vraiment pas la garder pour toi ? s'étonna Loreleï.
- J'ai déjà la Terre, répliqua Chris.
Loreleï resta de marbre et dut admettre ne pas savoir qu'en conclure. Chris allait vraiment offrir son paradis à sa sœur. Il acceptait qu'elle soit d'un rang égal au sien. Loreleï fut heureuse de ne pas s'être trompée.
Caly sauta de joie en découvrant le cadeau. Chris rayonnait de bonheur. Les sirènes rejoignirent leur nouveau monde, libérant les mers de la menace. Caly relâcha les sœurs prisonnières et la navette enfouie sous les océans retrouva le palais.
Loreleï ne sut jamais ce qui se passa entre les sept sœurs sauvées et Chris mais seul deux revinrent vivantes. Elle fut heureuse de constater que Yana, la bigote, en était. Elle se rapprocha beaucoup de cette sœur avec qui elle se découvrit de nombreux points communs.
Revoir ses filles lui offrit un moment de pur bonheur. Elles lui reprochèrent sa longue absence et elle s'en excusa. Elle resta auprès d'elle autant qu'elle le pouvait, consciente que sa prochaine mission pourrait tout aussi bien la faire disparaître durant des décennies.
Loreleï se rendit auprès de sa mère afin de s'enquérir de la bonne santé de ses œufs.
- Ils se portent à merveille, s’enthousiasma Malika. Ils vont bientôt éclore. Un millier de bébés à gérer. La pouponnière est sous tension mais ça va bien se passer.
- Bien sûr, puisque tu seras là. Je suis tellement heureuse que tu aies enfin décidé de sortir de ta cellule.
- J'ai tellement peur d'échouer, de lui déplaire, de le trahir encore.
- Ouvre-lui ton cœur, tes doutes et tes peurs. Il saura trouver les bons mots.
- Parce qu'il est l’ordre, l’harmonie, la loi et la justice ?
- Parce qu'il t'aime, répliqua Loreleï.
Malika sourit en retour. Loreleï ne lui avait jamais vu un regard aussi doux. Cela fit bondir son cœur de joie.
Le père vint la voir dans la soirée, juste après qu'elle ait couché ses filles. Loreleï s'agenouilla, certaine qu'il aurait dû la convoquer, pas venir la voir lui-même. C'était à elle de venir à lui, pas l'inverse. Il lui proposa de se relever, sans même lui demander de réciter « L’adoration au père ». Loreleï s’en trouva troublée. Elle obéit, espérant n’avoir rien fait pour lui déplaire. Non pas qu’elle craignait la punition. Elle détestait simplement le voir déçu.
- Tu as accompli tes missions à la perfection, commença-t-il.
Était-ce un peu de tristesse qu’elle sentait dans sa voix ? Pourquoi ses yeux étaient-ils humides ? Sa posture indiquait la fierté et pourtant, Loreleï sentait un trouble sous-jacent.
- Ta prochaine mission, commença-t-il.
La prêtresse du mal se figea. Le père l’envoyait déjà en mission ? Elle venait à peine de rentrer ! Elle avait déjà dû quitter ses filles pendant tant de temps. Loreleï ravala ses reproches pensés. Le père faisait ce qu’il voulait. Loreleï existait pour le servir et pour rien d’autre. Quoi qu’il demande, elle obéirait avec humilité et servilité.
- Tu as trouvé le juste équilibre, poursuivit Chris, entre obéissance et opposition. J’aimerais que ce miracle se reproduise. Je doute que ça soit une histoire d’éducation. Ça joue, bien sûr, mais pas que. Le caractère de chacune de vous influence également le résultat. Toujours est-il que j’ai totalement confiance en toi, Loreleï. Je sais que tu sauras courber le dos ou me contrer quand il faut.
Loreleï sourit.
- C’est pourquoi je te mets à la tête des laboratoires, conclut Chris.
Loreleï mit un instant à comprendre puis elle saisit. Chris était triste non pas à cause d’elle, mais parce que le père venait officiellement de tourner une page, de faire ses adieux à son frère, à son petit, à Baptiste. En nommant Loreleï à sa place, il ouvrait une nouvelle ère, tant au palais que dans son cœur.
Prendre ce poste signifiait rester au palais, voir ses filles grandir, être les yeux et les oreilles de Chris dans les laboratoires. Loreleï n’empêcha pas ses yeux de se mouiller. Elle n’ignorait rien de l’immensité de la tâche : Chris tenait à ce que tous ses sujets soient satisfaits. Les laboratoires n’arrêtaient jamais. Prendre la place de Baptiste revenait plus ou moins à devoir égaler un dieu.
Loreleï avait déjà travaillé avec les laborantins, tant pour mettre en place les couveuses destinées aux œufs royaux que pour dénicher la planète rêvée de Caly. Elle maîtrisait les lieux. Les résidents la connaissaient. Malgré cela, elle ne put s’empêcher de sentir une immense appréhension l’envahir. Braver la sirène maléfique ou vaincre sa phobie de l’eau lui sembla facile comparer à ça.
« Père est l’ordre, l’harmonie, la loi, la justice. Il décide, contrôle, commande, protège. »
Si Chris lui confiait cette mission, c’était qu’elle en était capable. Une fois encore, elle puisa force et puissance dans sa soumission au père. Il lui faisait confiance. Son estime d’elle-même au sommet, elle murmura :
- Je serai digne de l’honneur que tu me fais.
Chris l’enlaça tendrement. Alors qu’il la serrait dans ses bras, il lui murmura au creux de l’oreille « Je t’aime ». Voilà un souvenir dans lequel Loreleï se replongerait souvent. Elle en ronronna de bonheur. Elle ne s’était jamais senti aussi bien. Un avenir radieux s’ouvrait devant elle.