Mes lecteurs, je l’espère, me pardonneront d’interrompre une nouvelle fois le cours du récit qu’ils sont en train de suivre. C’est qu’il me semble important de leur exposer rapidement la situation qui était celle du Palais, et plus largement de Prim’Terre et du reste de Delsa, ainsi que l’état des relations qui unissaient ses différents territoires, à l’époque où se déroule cette histoire.
Je n’étonnerai personne en rappelant que les rapports entre Prim’Terre et les duchés du sud n’ont jamais été au beau fixe, et ce depuis la création de ces derniers. Les circonstances mêmes de cette création, que nous avons brièvement exposées un peu plus tôt, et surtout les croyances fortement ancrées qui les entouraient encore au début de l’Ultime Déchirure, ont contribué à un climat de froideur mutuelle que sont venus aggraver au cours du temps divers conflits plus ou moins justifiés. Les motivations sous-jacentes de ces querelles reposant, évidemment, sur le rejet de la part des duchés de l’autorité toute-puissante que le Palais – nous nous devons bien de le dire – a toujours prétendu exercer sur l’ensemble de Delsa, et sur la contrariété que représentaient pour les Hauts-Dignitaires du Palais les velléités d’indépendance des trois territoires du sud.
Au moment où la reine Maugan prenait le pouvoir à Noryx, Prim’Terre et les duchés se trouvaient donc déjà dans un état de conflit latent. La barrière que constituaient encore les Entailles-du-Trépassement limitant les échanges aussi bien commerciaux que diplomatiques entre le nord et le sud, on ne savait pas très bien si elles étaient un frein à un éventuel rapprochement des deux partis, ou bien plutôt une interface nécessaire, un pare-feu empêchant les rancœurs qui brasillaient de part et d’autre de se rencontrer et de donner naissance à un incendie dont personne ne voulait.
Avant d’en venir plus précisément à l’impact des agissements des Bannis sur les duchés du sud, nous voudrions rappeler quels ont été les premiers de ces agissements, et quels ont été les prémices de la dernière guerre.
Les premiers dégâts causés par la sorcière et ses armées ont d’abord concerné les territoires qui leur étaient géographiquement les plus proches : ce sont les habitants de la Lame de l’Est, puis ceux des Six Vallées qui ont les premiers signalé une activité anormale à la frontière du Dômaine, vers la fin de l’année 261, quelques années seulement après la mort de l’ancienne reine et le début du règne de Maugan. D’abord, il n’a pas été question de grand-chose. Seulement un peu plus de mouvement perçu par les gardes chargés de la surveillance de la frontière, mais difficile de voir autre chose que des silhouettes floues à travers les barrières translucides du Dômaine. Il y a aussi eu des traces inhabituelles, ne correspondant pas à celles que laissaient les gardes : sur le sol aride de la Lame de l’Est, des empreintes de longues pattes à trois doigts crochus ; au fond des vallées, non loin des cours d’eau, des trous creusés dans la terre, à l’intérieur desquels on a trouvé les débris de coquilles d’œufs irisées ; à certains endroits, selon les vents, une odeur âcre, absolument dégoûtante, qu’on n’a pas bien su identifier ; sur l’écorce de certains arbres des forêts de lithiers de la Lame, des marques inquiétantes, un peu trop hautes pour avoir été causées par les griffes d’un cossard et un peu trop profondes pour être l’œuvre de mâchoires de folinques.
Les premiers temps, ces évènements ont été rares, et on a vainement tenté de les attribuer aux animaux qu’on trouvait depuis toujours dans les Vallées et sur la Lame. Mais on a dû se rendre à l’évidence lorsque des biologistes locaux, s’appuyant sur les ouvrages et récits de l’avant-guerre, ont fait le lien entre ces différents indices retrouvés ça-et-là à proximité de la frontière et les espèces qui peuplaient autrefois les différents territoires, avant qu’on ne les emmure à l’intérieur du Dômaine. Les empreintes de pattes et de griffes ressemblaient trop aux anciennes descriptions et représentations de harpies pour qu’on puisse les ignorer. Les coquilles si particulières retrouvées au fond des trous, avec leur aspect nacré, correspondaient parfaitement à ce que l’on savait des vouivres, qu’on avait hésité à enfermer derrière des murs tant le commerce de leurs œufs auprès des orfèvres de Delsa était autrefois lucratif. Quant à l’odeur âcre, personne – en tout cas personne qui soit encore vivant – n’avait jamais senti une chose semblable, et on a mis du temps à faire le lien avec les pouacres, dont le bannissement avait soulagé tant de nez.
Il fallut bien se rendre à l’évidence. Certains Bannis, parmi quelques espèces bien particulières, avaient pu s’échapper. Il existe une grande variété de harpies à Delsa et on peut imaginer que certaines, pas plus hautes qu’un doigt, avaient été capables de se faufiler à travers de toutes petites brèches. De nuit ou de loin, il est très possible qu’en les voyant passer les gardes les aient prises pour de petits oiseaux. Si des fissures étaient apparues dans la barrière, même minuscules, les vouivres n’auraient eu aucun mal à y faire passer leurs corps, si étroits et si souples, et il n’est pas difficile de croire qu’elles aient pu ensuite glisser entre les hautes herbes, par exemple du côté des plateaux surplombant la vallée du Gibors, puis descendre discrètement les versants jusqu’à s’implanter sur les berges humides, plus propices à la ponte.
Une fois les espèces identifiées sans trop de doute possible, on s’est demandé comment une telle chose avait bien pu se produire, comment ces animaux enfermés derrière un mur réputé impénétrable, conçu par les meilleurs magiciens de Delsa qui l’avaient assuré à l’épreuve de toute magie, de toute sorcellerie et de toute force, que les bataillons les mieux entraînés de la Garde surveillaient jour et nuit à l’affût de la plus petite anomalie, avait pu s’éventrer ainsi, vraisemblablement à plusieurs endroits. Et comment cela avait-il pu passer inaperçu ?
C’est à partir de ce moment qu’on a vraiment commencé à prendre conscience des problèmes qu’allait poser la nouvelle reine. Il a paru de plus en plus évident qu’elle était plus forte que ses prédécesseuses, et bien moins décidée à se tenir tranquille. Personne n’a compris comment elle s’y était prise exactement pour créer ces brèches, mais le plus urgent a été de les localiser, et de les colmater au plus vite. Des battues ont été organisées, pour retrouver les animaux échappés. On en a capturé un certain nombre, mais on n’a pas su dire si tous ceux qui avaient réussi à quitter le Dômaine y avaient bien été renvoyés. Pendant quelques temps on n’a plus vu, entendu ni senti quoi que ce soit qui sorte de l’ordinaire, et on a cru que le problème était résolu. Jusqu’à ce que les indices d’une fuite de Bannis reprennent, plus incontestables encore et bien plus dramatiques. Cette fois, il n’y a pas eu que des animaux, et pas que de petites créatures. Les plantations, d’abord, ont été visitées, dépouillées, puis ravagées. Le bétail a été la victime suivante. Tous les jours, les éleveurs retrouvaient certaines de leurs bêtes blessées ou éventrées. Dans certains cas, il ne restait plus d’elles que leurs os, consciencieusement débarrassés de leur chair et vidés de leur moelle. Puis il y a eu les premiers morts parmi les habitants des alentours du Dômaine. Le nom de Jamie Petit est resté dans les mémoires comme étant celui de la toute première victime des Bannis depuis la fin de la guerre. Ce jeune éleveur de bessinets, qui était en train de mener son troupeau de la vallée du Boisgris jusqu’à celle des Piéfins, n’a pu prononcer que quelques mots lorsque deux enfants en balade l’ont trouvé gisant dans un ruisseau. Sa description des yeux de la bête qui l’avait attaqué a fait prendre conscience à tous du retour des démons, qui ont lancé leur première attaque ciblée sur une ville quelques jours plus tard, le jour 3 sous Izéline 262, à Églefort.
À partir de ce jour les histoires les plus terrifiantes ont commencé à circuler, et pas seulement autour du Dômaine. Dans tout Delsa on a parlé de la sorcière, plus puissante que n’importe laquelle de ses ancêtres, qui cherchait à prendre le contrôle de tout le royaume, qui agrandissait son pouvoir en secret, à l’abri des barrières de son territoire, qui formait une armée, la plus nombreuse et la mieux armée qu’on ait jamais vue, se préparant à franchir la frontière avec ses centaines de milliers de soldats, recrutés parmi les peuples les plus féroces et les plus horrifiants du Dômaine. Personne ne l’avait jamais vue, mais tout le monde la décrivait. On la disait grande et squelettique, pourvue d’yeux monstrueux, plus pénétrants et plus assoiffés de sang encore que ceux de ses démons. Pour d’autres, sa peau était recouverte d’écailles et le simple fait de croiser son regard causerait des douleurs insupportables, dont ses malheureuses victimes ne pouvaient se soulager qu’en mettant fin à leur propre vie.
Bien entendu, le Palais a été informé de ce qui était en train de se produire dans la Lame de l’Est et dans les Six Vallées le lendemain même du jour où se sont déclenchés les tout premiers incidents. Aussitôt, comme on peut s’en douter, il a fait envoyer sur place des gardes supplémentaires venus des garnisons les plus proches, puis un bataillon détaché du Palais dès que la chose a été possible. Par la suite, y compris après que les animaux évadés aient été ré-emmurés, le nombre de soldats patrouillant autour des frontières du Dômaine n’a cessé de croître. D’autres brèches, plus larges, ont pourtant continué de se former, et comme on l’a vu des créatures de plus en plus dangereuses s’en sont échappées.
On a fréquemment entendu, depuis lors, des critiques sévères à l’encontre des gardes chargés de la surveillance des barrières, accusés d’avoir été négligents et mal-préparés – quand ils ne sont pas acerbement décrits comme de rustres soiffards cuvant et ronflant dans les fourrées lorsqu’ils devraient avoir les yeux braqués sur les barrières – , et envers leurs officiers, qualifiés d’incompétents, voire de traîtres ayant retourné leur veste à galons au profit de la sorcière et de ses promesses de pouvoir et de fortune. Néanmoins, il me paraît important de rappeler le courage de tous ces soldats et les efforts qu’ils ont fournis, après avoir accepté de se rendre en urgence, avec une préparation certes insuffisante mais aussi poussée que possible étant donné le contexte, dans cette zone qui était à l’époque la plus dangereuse de Delsa. On a souvent eu tendance à rappeler avant tout leurs échecs, à évoquer les brèches de plus en plus nombreuses découvertes chaque matin, et les attaques toujours plus fréquentes, lointaines et meurtrières. On s’est moins attardé sur les fissures découvertes à temps, traquées et réparées à toute heure du jour et de la nuit par les gardes épaulés par les magiciens, et sur les démons, sorciers et lampades capturés et renvoyés au cœur du Dômaine. Sans les efforts soutenus par le Palais, par les autorités de tous les territoires du nord et de l’est de Delsa et par leurs agents sur le terrain, nul doute qu’il y aurait eu à déplorer plus de Bannis évadés, plus d’attaques, et bien plus de victimes.
Au début de l’hiver 263, on ne parlait déjà plus beaucoup des Vallées et de la Lame. La menace s’était déportée, et si la zone frontalière restait périlleuse, il en était de même d’à peu près tout le reste du royaume. Seuls les duchés du sud, protégés dans une certaine mesure par les Entailles-du-Trépassement, et surtout par la priorité que Maugan et les Bannis donnaient à l’affaiblissement de Prim’Terre et de ses alliés, n’avaient pas à se plaindre de leurs saccages. Plus le temps passait plus les incidents causés par les Bannis se sont rapprochées du Palais : le 13 sous Véhig, une attaque était lancée contre la petite ville d’Orgelant, la plus à l’ouest des Six Vallées. Une poignée de démons seulement en ont été responsables, et ils ont rapidement été arrêtés grâce à l’intervention rapide des gardes de la garnison de Blasard. Mais ils devaient faire partie d’un groupe d’évadés plus important, puisque six jours plus tard d’autres Bannis étaient repérés par des marchands de toile de piole qui rejoignaient la côte depuis les Vallées, en passant par le sud de Prim’Terre. À partir de cet instant, les Bannis se sont implantés dans Prim’Terre sans qu’on parvienne jamais à les en déloger efficacement. C’est qu’ils y étaient en nombre à la fois suffisamment élevé pour causer des dégâts parfois importants et pour terroriser les populations, et suffisamment réduit pour demeurer discrets. Jamais encore – à l’époque dont il est question dans cet ouvrage – les Bannis n’avaient été aperçus dans les alentours immédiats du Palais. Mais il était de notoriété publique qu’ils pullulaient dans la forêt de Fagautain. Il faut dire que ceux qui avaient réussi à arriver jusque là ne faisaient plus beaucoup d’efforts pour se cacher. Faire connaître leur présence par des assauts réguliers contre les malheureux voyageurs et commerçants passant par la forêt était le meilleur moyen de dissuader le plus grand nombre de s’y risquer. Ils abondaient surtout à proximité de la lisière sud, aux environs de l’Abyssyba. C’est un miracle – un de ceux qui déterminent le cours de l’histoire et qui nous font dire que « tout aurait été différent si... » – que Julienne et Héléna n’en aient pas rencontrés lors de leur propre traversée de la forêt, avant de rencontrer les guetteux et de bénéficier de leur protection. En à peine une année, entre 263 et 264, les candidats au voyage prenant rapidement conscience qu’ils risquaient leur vie, les relations entre Delsa et le Là-Bas étaient quasiment rompues. L’exode vers le Là-Bas, qui avait timidement commencé dès l’époque des premières annonces d’attaques contre le bétail et avait connu un bond prodigieux lorsqu’il avait été question des premières victimes humaines, ne cessa de diminuer à partir de ce moment, jusqu’à devenir pour ainsi dire anecdotique.
En 278 sous Izéline, lorsque Julienne Lamarre et Stéphane D’Elsa se présentèrent au Palais accompagnées de la Gardienne, la situation était en train d’évoluer. Jusque-là les duchés, nous venons de le voir, n’avaient été que peu concernés par les exactions des Bannis, et uniquement en-dehors de leur territoire. Quelques temps avant l’arrivée de Julienne et Héléna à Delsa, le duc de Garennes, dans une première tentative d’apaisement des tensions entre Prim’Terre et les duchés, avait fait envoyer sa fille au Palais dans l’idée de l’y faire rester quelques temps, afin qu’elle puisse côtoyer les prim’terriens et les autorités du Palais, et si possible nouer des liens avec eux. Son escorte, nombreuse et triée sur le volet, avait fait en sorte de contourner la forêt de Fagautain autant que faire se pouvait, mais il avait bien fallu en traverser un bout pour atteindre le Palais. C’était là l’affaire de deux ou trois heures, mais cela avait été suffisant pour que le groupe ait à essuyer une attaque de cauchemorts particulièrement hargneux. Plusieurs gardes avaient été tués, et la panique avait causé la déroute d’une partie du convoi. Ça avait été un miracle que la fille du duc, qui s’était retrouvée isolée, séparée de ses gardes du corps et de ses domestiques, ait pu finalement parvenir au Palais en un seul morceau, quelques jours plus tard.
Mais depuis quelques semaines, les habitants des duchés s’inquiétaient. À plusieurs reprises, on avait aperçu de grands oiseaux noirs de l’autre côté des Entailles, et certains affirmaient qu’ils avaient de monstrueux yeux rouges. On pensait aussi avoir surpris de hautes silhouettes blanches, à l’orée d’un bois, à la nuit tombée. Ceux qui les avaient vues disaient qu’ils avaient pu voir se dessiner les contours des troncs à travers leurs corps étincelants, et qu’ils n’avaient pu en détacher les yeux avant qu’elles ne disparaissent soudain. Nul doute que cela correspondait à la description des sylphides des anciens temps.
Des dégâts avaient rapidement été constatés par les populations les plus proches des Entailles. Comme dans les Six Vallées et dans la Lame de l’Est, les cultures et les troupeaux furent les premiers à en pâtir. En quelques semaines, des répercussions sur le commerce au sein des duchés se faisaient déjà sentir, et la colère à l’égard du Palais allait s’accroissant. On reprochait aux terres du nord de n’avoir pas su empêcher les Bannis de quitter le Dômaine, et par la suite de ne pas avoir assez fait pour les garder chez eux, ce qui aurait été la moindre des choses. Certains habitants des duchés – mais heureusement ce n’était pas là une thèse très répandue, y compris parmi les gouvernements – étaient même persuadés que Prim’Terre avait intentionnellement fait en sorte que les Bannis aillent vers le sud, pour se soulager de leur poids et pour affaiblir leurs rivaux par la même occasion.
La première attaque coordonnée de démons et de cauchemorts lancée contre la ville de Taranne, le jour 20 sous Izéline, qui avait causé la mort de plus d’une centaine de personnes et avait fait le double de blessés, avait fait déborder le vase, et il en avait résulté une gigantesque vague de rage qui avait submergé les duchés.
C’est ce raid à l’encontre de Taranne qui avait poussé le duc à se rendre en personne au Palais, accompagné de sa fille qu’il souhaitait associer à son pouvoir, afin d’exhorter les Hauts-Dignitaires à mettre davantage de moyens dans la traque des Bannis, et à tout le moins de s’arranger pour garder leurs problèmes pour eux.
La situation était donc en passe de s’aggraver sensiblement pour Prim’Terre, et les tensions de plus en plus fortes avec les duchés menaçaient de conduire à une rupture, voire à un conflit ouvert qui serait pour le Palais une complication supplémentaire, dans une époque qui était déjà l’une des plus difficiles de son histoire. Plus que jamais, les Hauts-Dignitaires, les prim’terriens et tous les delsaïens avec eux avaient besoin de quelque chose qui leur redonnerait de l’espoir et des perspectives d’éclaircie, et qui permettrait de désamorcer une conjoncture explosive.
Gil Vernet, au moment où Julienne Corbier et Héléna Nevin se présentèrent au Palais, au matin du jour 27 sous Izéline de l’an 278, en était très conscient.