Chapitre 46

Par maanu

Le reste de la journée s’écoula, sans que Gil Vernet ne réapparaisse dans le salon où il les avait enfermées. Elles virent la lumière du jour décliner lentement à travers les larges fenêtres. Pendant un trop court moment, le soleil donna au bout de lande qu’elles pouvaient apercevoir par-delà les balcons des teintes époustouflantes, parmi lesquelles les jaunes et les mauves se détachaient plus encore qu’en pleine journée. Les grands oiseaux marins continuaient à crier au loin, mais leurs chants mélodieux avaient quelque chose de plus tranquille que lorsqu’elles avaient gravi la falaise, au petit matin. Elles n’entendaient pas le ressac, la plage étant bien trop loin, et elles le regrettaient un peu.

    Elles n’avaient pas trouvé beaucoup de distraction dans le salon, où l’ennui les avait fait oser déambuler davantage, mais où il n’y avait pas grand-chose d’autre que des bibelots pompeux et des Bien-Aimables somnolentes, dont le seul mouvement était de frémir de temps à autres et d’étirer leurs longues tiges engourdies, sans que la plupart d’entre elles paraissent jamais remarquer la présence des trois invitées. Elles soupçonnaient que les choses les plus intéressantes aient été consciencieusement mises sous clé, cachées dans les armoires, dans les secrétaires, dans les commodes, et dans les tiroirs de toutes tailles, amoncelés un peu partout comme des excroissances étranges sur chaque meuble. Clarisse seule parvenait à rester tranquille, malgré son incompréhension. Elle avait fini par cesser de regarder par la fenêtre et avait joué un temps avec une Bien-Aimable – la seule qui avait bien voulu lui manifester un peu d’intérêt. Puis la plante s’était lassée et était retournée à ses ondulations paresseuses. Julienne et Héléna, pour leur part, avaient alterné différentes phases, tournant nerveusement en rond en faisant mine de s’intéresser aux scènes représentées sur les tentures – auxquelles elles ne comprenaient pas grand-chose, faute d’être familiarisées avec les codes iconographiques en vigueur – avant de retourner s’asseoir sur un fauteuil jusqu’à ce que leurs muscles s’ankylosent, de retourner inspecter une autre tenture, puis de revenir s’asseoir, mais sur un nouveau siège à chaque fois pour avoir un coin de mur un peu différent à fixer.

    Par deux fois la porte s’était ouverte, et une vieille femme portant l’uniforme sobre des domestiques était entrée, leur avait adressé à chacune un sourire et des amabilités, avait poussé jusqu’au milieu de la pièce un chariot encombré, et en avait sorti trois assiettes qu’elle avait déposées sur une table. La première fois, peu de temps après le départ de Gil Vernet, elle les avait rassurées à son sujet, leur avait certifié qu’il allait bientôt revenir discuter avec elles. Elles avaient compris qu’elle n’en savait rien, ou qu’il l’avait mal informée, quand elles avaient constaté, plusieurs heures après avoir pris de leur repas ce que leur nervosité leur permettait d’avaler, qu’il n’était toujours pas là. Lorsqu’elles avaient ré-entendu le cliquetis de la serrure, elles avaient cru que c’était lui qui revenait enfin statuer sur leur cas, mais elles avaient vu réapparaître la vieille dame en gris, toujours derrière son chariot. Cette fois, elle n’avait pas essayé de prétendre qu’il allait arriver, et après leur avoir servi leur dîner elle avait sorti d’un autre compartiment de son chariot des draps qu’elle avait posés sur l’un des canapés.

    « Je vais les installer pendant que vous manger, leur avait-elle dit avec un fort accent de Haut’Île. Vous devriez être bien ici pour passer la nuit.

    -Et Monsieur Vernet ? » avait aussitôt voulu savoir Clarisse.

    La domestique, qui avait déjà commencé à travailler, s’était tournée vers elle avec un sourire bienveillant.

    « Il s’entretient avec quelques-uns des Hauts-Dignitaires. Ça a l’air d’être une conversation compliquée. Il m’a fait savoir qu’il ne pourrait pas revenir vers vous aujourd’hui, mais il promet que vous pourrez sortir d’ici demain, avant le déjeuner. »

    Elle avait repris son travail, et au moment de déposer les couverture sur les canapés où elle avait choisi de les installer, elle avait lancé à Julienne et Héléna un coup d’œil amusé.

    « J’ai vu les marques sur votre peau tout à l’heure », leur avait-elle dit.

    Il avait fallu qu’elles baissent les yeux, et qu’elles avisent les restes de rougeurs qu’elles avaient encore aux avant-bras, pour comprendre qu’elle parlait des traces qu’avaient laissées sur elles la laine de béssinet dans laquelle les guetteux les avait fait dormir, il y avait deux nuits de ça.

    « Vous devez être du Là-Bas pour avoir la peau si sensible », avait poursuivit la vieille dame de son ton gentil.

    Julienne et Héléna avaient jeté un œil en direction de Clarisse, de peur qu’elle juge imprudent de révéler à tour de bras leur surprenante origine. Mais la domestique n’avait pas cherché à savoir quoi que ce soit de plus, et avait tout de suite repris :

    « J’ai demandé du béssinet adulte pour vous deux. C’est plus rêche et moins joli, mais beaucoup moins urticant.

    -Merci beaucoup », lui avait répondu Julienne avec sincérité, tandis que Héléna se fendait d’un sourire, le moral un peu regonflé par tant de sollicitude.

    La domestique – dont elles apprirent par la suite qu’elle se prénommait Agatha, et qu’elles furent heureuses de recroiser souvent au Palais – avait repris sa tâche, et elles avaient entamé leur repas, sans avoir vraiment faim faute d’avoir pu dépenser l’énergie que leur avait apportée le premier. Elles avaient pourtant pu constater ce jour-là à quel point les cuisiniers du Palais méritent leur réputation. Ils leur avaient préparé un filet de verdelet absolument parfait à midi – chacun sait à quel point la cuisson en est délicate – , et s’étaient surpassés, pour le dîner, avec leur gratin de batifolles aux herbes[1].

    Clarisse, tandis qu’elles mangeaient et qu’Agatha s’affairait en s’efforçant d’entretenir une conversation à laquelle seule Héléna était vraiment réceptive, avait été la plus silencieuse de toutes. C’est qu’il s’était produit un incident, peu avant le retour d’Agatha, qui la laissait plus songeuse encore que le fait d’avoir été enfermée toute la journée alors que le Palais, d’ordinaire, lui réservait les honneurs. Voyant qu’elle ne serait de toute évidence pas de retour chez elle pour le dîner, comme elle l’avait promis à Madame Ambroise, elle avait voulu faire savoir à cette dernière qu’il ne fallait pas l’attendre pour entamer le bouillon de foie de barrbak. Sur un petit guéridon, tout près d’une des fenêtres, un tas de petits papiers bleus était laissé à la disposition des invités, et juste à côté il y avait quelques tigencres. Clarisse avait rédigé son message, avait plié en deux sa missivaile, avait ouvert la fenêtre qu’elle avait devant elle, et avait soufflé sur le petit papier. Il avait aussitôt pris son envol, droit vers la fenêtre, et au moment précis où il la franchissait la Bien-Aimable la plus proche avait fait jaillir l’une de ses tiges comme un ressort, et avait intercepté la missivaile. Elle l’avait compressée, froissée, puis laissée retomber tristement sur le tapis, avant de se ré-enrouler tranquillement sur elle-même. Clarisse, interdite, avait regardé le morceau de papier qui gisait à ses pieds. Elle n’avait même pas réessayé d’envoyer son message. Si les Bien-Aimables avaient reçu l’ordre de ne pas les laisser communiquer avec l’extérieur, toute tentative aurait été inutile. À moins d’utiliser sa magie pour nuire délibérément à une Bien-Aimable, ce qui était impensable.

 

    Et elles en étaient là, l’estomac plein et le regard vide fixé sur le jour qui tombait derrière la fenêtre. Julienne et Héléna ne voyaient pas un grand inconvénient à passer la nuit au Palais. Là ou ailleurs, l’important pour elles était d’avoir quelque part où rester, même momentanément, et de ne pas avoir été mises à la porte sitôt arrivées. En fin de compte, c’était peut-être même encourageant. Les plans de Clarisse pour la soirée avaient été davantage compromis, en revanche, et elles se dirent qu’elle regrettait sûrement de plus en plus d’avoir accepté de leur servir de chaperon.

    Alors qu’elles commençaient à ne plus très bien distinguer au loin les rebords de la falaise, la porte s’ouvrit encore une fois. Comme elles s’y attendaient, ce n’était pas Gil Vernet. C’était les deux gardes, ceux qui étaient restés en faction devant leur porte toute la journée, sans même avoir été remplacés. Ils avaient l’air penaud, bien conscients eux-mêmes que la façon dont elles étaient traitées n’était pas tout à fait normale. La présence parmi elles de la Gardienne de la Mordorée n’arrangeait probablement rien à leur trouble.

    « On va vous accompagner à une salle de bain », leur apprit le premier, tandis qu’ils s’écartaient de part et d’autre de la porte pour leur signifier qu’elles pouvaient sortir.

    Mais elles comprirent bien qu’ils allaient les suivre de près pour leur ôter toute possibilité de déambuler. Dans le couloir, elles ne croisèrent personne. À croire que Gil Vernet avait pris soin de faire évacuer les lieux, au moins le temps de leur passage. Les gardes leur firent reprendre les escaliers, et un étage plus bas elles entrèrent dans une petite pièce aux murs de briques sombres, largement éclairées par de la brûliane qui pendait en lustres des hauts plafonds. Elles se demandèrent comment elle pouvait encore brûler, au milieu de toute la buée qui voguait là-haut comme un immense nuage transpirant. Les flammes apparaissaient brouillées à travers la vapeur, et leur lumière, dans toute la pièce, en était comme voilée. Il faisait une chaleur moite.

    Au beau milieu de la salle, sur presque toute sa longueur et sur la quasi-totalité de sa largeur, le sol d’obsidor était troué d’un grand bain fumant, dont la surface moutonnait doucement sous l’effet dont ne savait trop quel souffle. Quelques plantes semblaient y somnoler, certaines ondoyant tranquillement au fond de l’eau comme des algues dressées, et d’autres qui flottaient, posées sur la surface, dans des errements lents. Quelques unes portaient des fleurs bleues, et d’autres des feuilles rosées. Ces plantes qui avaient colonisé le bain n’étaient qu’un tout petit échantillon de la variété et de la profusion de lianes, de buissons, de palmes et de petits arbres qui poussaient là, étendant leurs racines à travers la pièce, sous la pierre même, et encombrant le plus petit recoin de leurs larges feuilles vertes, jaunes ou noires, de leurs bras filiformes, noueux ou broussailleux, et de leurs entêtants parfums douceâtres.

    Le bain était vide. À leur gauche comme à leur droite, une rangée de portes donnait accès aux salles de bain individuelles réservées aux résidents de la tour nord. Elles étaient toutes entrouvertes, et elles supposèrent que cela signifiait qu’elles étaient seules.

    « Avez-vous besoin qu’on vous apporte des vêtements de rechange ? » demanda le garde qui s’était déjà adressé à elles.

    Julienne et Héléna, en entendant le mot « salle de bain », avaient pris soin d’emporter avec elles leurs sacs à dos. Quant à Clarisse, elle n’aurait pas le moindre mal ni à nettoyer ses vêtements d’un tour de main ni à les faire sécher entre ses doigts de magicienne. Elles déclinèrent la proposition. Les deux gardes, qui étaient de plus en plus confus, leur firent comprendre qu’ils allaient s’éclipser, mais qu’ils étaient obligés de rester juste derrière la porte. Elles hochèrent la tête et les regardèrent s’en aller. Clarisse alla aussitôt vers la première des portes entrouvertes, sur sa gauche, et disparut. Julienne et Héléna, qui ne se sentaient pas tout à fait à leur aise dans cette pièce étouffante et suintante, choisirent à leur tour l’une des portes, et allèrent avec un peu d’appréhension s’enfermer chacune dans une salle de bain.

[1] J’en profite pour signaler que le gratin de batifolles aux herbes, du temps où j’avais le bonheur de résider au Palais, était le plat que je préférais de loin à toutes les autres merveilles que concoctaient le chef Bonbansse et son équipe. Les trois livres de recettes écrits par le chef dans les années qui ont suivi sa retraite ont connu un succès retentissant auprès de tous les gourmets de Delsa, et ceux qui voudront s’en procurer un exemplaire le trouveront dans n’importe quelle librairie ou bibliothèque. Plus simplement, ils pourront aussi aller demander à leurs voisins : il serait étonnant qu’aucun d’entre eux n’ait quelque part chez lui les 265,6 Recettes à s’en Pourlécher par Aperius Bonbansse.

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