Chapitre 46 - Narhem - Remords

Notes de l’auteur : Souvenez-vous :
Narhem dispose enfin d’une ouverture. Il se rend à Gjatil pour y rencontrer la fille aînée de Thorolf afin de la séduire. Sur place, il découvre qu’Elian va assister à la fête. Narhem bouleverse tous ses plans. Il s’empare de la reine et paye des mercenaires pour enlever les jumelles Eldwen ressuscitées. Les hommes de main ne lui apportent que Katherine, la cadette, qu’il prend pour assistante, lui enseignant tout ce qu’elle ignore. L’arrivée inopinée de Theorlingas, le compagnon d’Elian, et Lorendel, qui s’avère être son fils, permettent à Narhem d’obtenir l’anneau tant désiré. Il lance l’attaque sur Falathon.

Les navires cinglaient vers Falathon, les marins bien vivants à leur bord. Grâce à l’anneau, Narhem était le maître du monde. L’univers lui appartenait. Plus rien ne lui résisterait. Narhem sourit pleinement. Il avait gagné. Cet anneau resterait vissé à son doigt jusqu’à ce que Tur-Anion soit prise et cela ne tarderait pas.

- J’ai besoin de…

Narhem ne put jamais dire « protection » car un soldat l’interrompit :

- Elian est en bas. Elle vous réclame.

Elian était en bas ? Comment ? Elle était censée être à l’agonie dans un donjon du fort. Il descendit pour découvrir une elfe sublime aux cheveux longs dorés, aux yeux bleus et à la peau fraîche. Rien n’indiquait qu’elle venait de subir une torture de plusieurs lunes. Narhem ne put empêcher une formidable érection d’apparaître.

Dire qu’elle rayonnait n’était pas lui rendre hommage. Elle resplendissait de mille feux. L’effet subjugua Narhem qui dut utiliser une immense énergie pour se reprendre.

Des soldats par centaines se tenaient sur la plaine. Ils avaient suivi Elian. Pour la surveiller ou pour la mater ? Était-ce au premier qui arriverait à mettre la main dessus ? Il eut soudain peur pour elle. Que faisait-elle là ? Dans le donjon, nul ne pouvait s’emparer d’elle. Elle devait y retourner, pour sa propre sécurité.

- Elian ? s’exclama Narhem.

La reine des elfes prononça quelques sons. Narhem ne comprit d’abord pas les mots prononcés. Il mit un instant avant de comprendre qu’il s’agissait d’amhric. Elian parlait l’amhric ? Depuis quand ? Comment avait-elle pu acquérir une telle compétence ? Narhem réécouta les sons en pensées.

- Je te défie, avait-elle dit.

La langue utilisée indiquait clairement qu’elle s’adressait au roi des elfes noirs. Elle venait tenter de lui ravir son trône.

Après tout, il ne pouvait pas lui en vouloir. Il lui avait lui-même indiqué qu’il était le vrai roi de Dalak. La réaction de la jeune femme était logique. Il admira son courage. Venir le défier, lui, le combattant ayant tout gagné, après des lunes d’une torture atroce, c’était bien plus que ce dont il la croyait capable.

- Je vais utiliser mes propres armes, en métal noir, indiqua Narhem en amhric.

- Très bien, répondit Elian dans la même langue avant de se tourner vers un gradé et lui dire, en ruyem : Donne-moi ton épée.

Narhem indiqua d’un geste au soldat d’accéder à la demande de la reine elfique puis se tourna vers l’assemblée qui s’agrandissait à chaque seconde :

- Ce combat est entre elle et moi. Personne n’intervient. Je ne veux pas d’un petit malin plus fort que les autres qui tire une flèche en pensant m’aider. Il sera jeté vivant aux orcs, que cela soit clair.

Les soldats frémirent puis hochèrent frénétiquement la tête. Un peu d’honneur ne ferait pas de mal, après des assassinats et des empoisonnements.

Les deux adversaires se mirent en place à quelques pas du bord de la falaise tandis que les soldats formaient un demi-cercle. Chacun voulait profiter du spectacle. Narhem dégaina et la petite elfe ne broncha pas. Elle ne semblait plus du tout souffrir du métal noir. Comment avait-elle réussi un tel miracle ?

Narhem ne s’en laissa pas distraire. Il attaqua et Elian esquiva gracieusement. Le coup suivant lui passa également à côté.

- Combat, au lieu d’éviter ! gronda Narhem. Serais-tu une lâche ?

L’attaque suivante rencontra la lame de la reine elfique. Enfin elle entrait dans le combat au lieu d’esquiver. Très près d’Elian, Narhem en profita pour lui taillader la cuisse de sa dague. La lame noire de cendre glissa sur le vêtement sans le couper et Elian ressortit indemne de la passe.

Narhem n’en revenait pas. Il ignorait totalement que les vêtements elfiques possédaient de telles propriétés ! Elian profita de ce moment de choc chez son adversaire pour attaquer.

Narhem réagit mais trop tard. Elian avait profité de sa surprise, saisissant l’opportunité à merveille. Elle serait, à n’en pas douter, un adversaire de haute volée. Son bonheur d’enfin vivre un vrai combat le déconcentra. Il réagit quelques instants trop tard, un demi souffle à peine, suffisant pour qu’un coup ferme sur sa main l’oblige à lâcher prise et sa dague tomba au sol.

- Ça fait mal ? lança Elian.

Pas vraiment, osa penser Narhem mais la remarque lui permit de comprendre. Elle comptait profiter de sa faiblesse. L’anneau d’Elgarath avait annulé la malédiction, toute la malédiction. Il n’était plus soutenu magiquement. Qu’à cela ne tienne. Il était un excellent combattant naturellement. Pas besoin de pouvoirs pour vaincre. Comme s’il allait être redevable à la magie ! Il n’avait pas besoin de cette monstruosité pour vaincre.

Il feignit la colère et se rua sur Elian. La reine elfique tomba dans son piège et… il se fit désarmer. La petite ingénue avait feint de croire à sa rage.

Narhem se retrouva désarmé, ses armes de métal noir jetées loin de lui. Il plongea ses yeux dans ceux de la reine elfique. Il y lut une détermination et la certitude du meurtre à venir. Elian était victorieuse. Elle abattrait sa main. Elle était une assassin, après tout. Le tuer ne lui poserait aucun problème.

Narhem ne tenta même pas de l’en dissuader. Il venait de la torturer pendant des lunes. Il avait donné son fils et son compagnon à manger vivant à des orcs. Elle frapperait et n’en ressentirait jamais le moindre remord.

Cela allait-il vraiment se finir ainsi ? Sur une falaise dominant l’océan alors que ses troupes envahissaient Falathon ? Il avait tant lutté. Il était enfin sur le point de gagner. Cette salope ne pouvait pas causer sa perte.

Mourir de cette façon ? Lui offrir le trône de Dalak ? Laisser Eoxit ? Ne jamais voir la fin des elfes noirs ? Non, c’était inimaginable. Narhem avait bien la solution mais son ventre se tordit à cette idée. Sa conscience supporterait-elle un tel déshonneur ? Combien de vies prendrait-il en agissant de la sorte ?

Il s’en voulut d’avance mais après tout, qu’y pouvait-il ? Il n’était pas responsable de la situation. Ses morts ne seraient pas sa faute mais celle de cette connasse de magicienne noire près du lac miraculeux. Elle l’avait maudit. Elle avait façonné l’anneau d’Elgarath. Elle avait crée cette situation. Narhem sourit. Il avait trouvé la faille lui permettant de s’en sortir la tête haute. La magicienne était coupable, pas lui.

Le sourire sur le visage, il retira son anneau, serra fort le poing autour et sauta. Ses hanches l’informèrent qu’elles venaient de se briser. Pas de douleur, juste une information et soudain, ce fut le noir total.

Étrange de flotter là, sans rien voir, entendre, sentir. Sa tête avait sûrement heurté un rocher. Narhem n’avait plus qu’à prendre son mal en patience. Son corps se régénérerait. Ce n’était qu’une question de temps. Narhem était immortel. Quelques instants, quelques jours ne changeraient rien à sa situation. L’anneau bien à l’abri dans sa main fermée, il sourit intérieurement.

Elian verrait bientôt toute son armée fondre sur Irin. Seule une poignée se trouvait à bord des navires ayant débarqué à Falathon. Narhem en avait mille fois plus à disposition. Un peu de patience, voilà tout ce qui était nécessaire.

Le premier sens à revenir fut l’ouïe. Narhem entendit le remous des vagues, les cris des mouettes, les cliquetis des crabes sur les rochers. Soudain, il perçut des pas. Sa première pensée fut un soulagement. Ses soldats venaient le récupérer pour le ramener au fort. Ses sens acérés et entraînés nièrent cette possibilité. Il s’agissait d’une personne seule et discrète, légère. Elian ? Ses hommes l’avaient laissée le rejoindre en bas ? C’était intolérable !

Il voulut ouvrir les yeux, gronder, bouger, se défendre mais son corps brisé en mille morceaux refusait de répondre. Il se soignerait, il se soignait toujours. Pour la première fois, il trouva la régénération trop lente. Tous ses os devaient se ressouder, tous ses organes se reconstruire, tous ses muscles se rattacher, tous ses nerfs se retendre, tous ses vaisseaux sanguins se retrouver. Pendant que Narhem hurlait intérieurement, l’ombre sur lui tenta de lui desserrer le poing.

Avant de sauter, Narhem l’avait serré et avait ordonné qu’il reste fermé, répétant bien ce commandement à son corps. Cela fonctionnait. Il en pleurait de joie. L’autre avait beau y mettre toute sa force, rien n’y faisait.

Ce fut sans compter sur la persévérance et la ténacité du fantôme. Le bruit léger de l’acier contre le cuir et les doigts tombèrent, libérant le précieux. Elle avait osé lui couper les phalanges ! Les extrémités repousseraient, Narhem le savait, mais les bruits de vêtements et de pas indiquèrent que l’autre se relevait et s’éloignait furtivement, l’anneau d’Elgarath avec elle.

Narhem hurlait intérieurement. Il était fou de rage. Il aurait voulu se lever, courir et arracher la tête à cette connasse d’elfe blonde, ce putain de doryphore, cette salope de voleuse des bas fonds.

Sa colère se tourna ensuite vers ses hommes qui avaient osé la laisser agir sans tenter de la contrer. Il avait indiqué ne pas vouloir perdre quiconque inutilement. Une fois l’anneau acquis, Elian était libre de s’en aller si elle montrait la capacité à le faire. Ceci dit, il avait également clairement exprimé l’importance du bijou pour qu’ils ne lui permettent pas de venir le lui ravir avant de s’en aller !

Ses soldats avaient-ils eu peur de s’opposer à celle qui venait de battre leur roi ? Ce n’était que des lâches et ils payeraient cet affront. Tandis que l’odorat revenait, ramenant des relents iodés et une sale odeur de sang – le sien – des bruits de pas lourds s’approchèrent. Les soldats arrivaient. Narhem aurait voulu les battre, les mettre au fer, les noyer, les brûler vifs.

Ils le portèrent. Narhem avait envie de leur crier : « Laissez-moi là et courrez à la poursuite de cette saleté de voleuse ! » Malheureusement, ses poumons explosés ne brassaient plus l’air nécessaire à faire vibrer les cordes vocales. Il ne put que vivre impuissant son retour au fort, jusque dans sa chambre. Le goût du fer dans sa bouche annonça le retour de ce sens totalement inutile. Narhem enrageait.

- Il va réellement survivre à une telle chute ?

C’était la voix du chef des armées. Ce jeune homme prometteur avait accédé rapidement à ce haut échelon par des compétences extraordinaires et un charisme puissant.

- Il est immortel, rappela la chancelière.

- Même si je lui arrache le cœur ?

- Oui.

- Même s’il brûle jusqu’à n’être qu’un petit tas de cendres ?

- Oui et il reviendra te broyer les os un par un.

- Il nous entend ?

- Je ne sais pas, avoua la chancelière. S’il te reparle de cet échange à son réveil, tu auras ta réponse.

Le chef des armées grogna.

- Je déteste la magie, finit-il par lancer.

Narhem lui donnait totalement raison. À sa place, lui aussi aurait détesté se trouver face à un évènement de cette nature.

- Notre roi n’a pas demandé à être comme ça. Il a été maudit et il fait tout pour être débarrassé de cette horreur.

- D’ailleurs, où est ce fameux anneau à cause duquel autant de plans ont foiré ?

Narhem grinça des dents – il l’aurait réellement fait si son corps répondait. À cause de l’anneau ? Cette pauvre petite chose n’y était pour rien. Ce n’était qu’un objet. Elian était responsable, cette vermine, ce doryphore increvable !

La chancelière ne contredit pas le chef des armées. Pourquoi ne le contredisait-elle pas ? Soutenait-elle cet opinion ? Narhem sentit sa main être soulevée. Ses sens revenaient par morceaux.

- Je suis certain qu’il l’a placé dans cette main, annonça le chef des armées qui, supposa Narhem, faisait un effort monstrueux pour se souvenir de ce détail concernant la fin du combat.

« Oui » avait envie de hurler Narhem. « Il était dans cette main mais cette salope d’elfe me l’a pris. Allez le chercher ! »

- Sa main a été broyée dans la chute. Il a perdu l’anneau. Il faut faire fouiller la plage. Ça ne va pas être simple de…

- Non, intervint la chancelière. Ses doigts ont été coupés nets, avec une lame.

- Pas d’accord, répliqua le chef des armées. On voit que tu n’as jamais vu de blessures. C’est trop boursouflé.

- Ils sont en train de repousser, rappela la chancelière. Tu vas me faire croire qu’en tombant, tous ses doigts se sont arrachés exactement à la même phalange selon un trait aussi droit ? Non, quelqu’un a tranché ses extrémités…

- Quelqu’un a récupéré l’anneau pour lequel Sa Majesté a perdu l’esprit ?

Perdu l’esprit ? répéta Narhem. De quoi…

- On est reparti pour des années de n’importe quoi… maugréa le chef des armées. Putain de merde ! Et dire que j’avais espéré enfin voir le grand Narhem Ibn Saïd à l’œuvre !

- Il est possible qu’il t’entende, rappela la chancelière.

- Hé bien qu’il m’entende ! Pour une fois la vérité lui parviendra aux oreilles…

- Tu es un lâche, dit la conseillère. Profiter de son impuissance pour…

- Parce que tu as osé, toi, le lui dire en face ?

La remarque fut suivie d’un silence gêné. Elle était d’accord. Comment pouvait-elle être d’accord ? Perdu l’esprit ? Depuis quand Narhem avait-il…

Soudain, il se calma, comme si le brouillard se levait. L’attaque de Falathon par les elfes noirs et les orcs avait échoué pour une seule raison : au lieu de s’en occuper, Narhem cherchait l’anneau d’Elgarath.

Les années qui avaient suivi n’avaient été consacrées qu’à cela : obtenir cette saleté de bague magique. Narhem eut soudain envie de pleurer. Tant de temps perdu à la recherche d’une chimère. L’anneau fonctionnait, et alors ? Depuis quand avait-il besoin de la magie pour réussir ? Il avait transformé un outil en objectif. Obtenir l’anneau, voilà tout ce qui comptait. Et pourtant… L’objectif aurait dû rester d’exterminer les elfes noirs. Pour cela, tant de manières possibles. Pourquoi n’en garder qu’une au risque de se fermer toutes les autres portes ?

Narhem s’en voulait tellement. Ses conseillers avaient raison. Il avait perdu l’esprit. Il avait eu une ouverture diplomatique pour prendre Falathon et au lieu de s’en tenir à son plan, il avait tout laissé tomber pour enlever, séquestrer et torturer la reine des elfes dans le seul but d’obtenir l’anneau. Il devait l’admettre : s’il n’avait pas été aussi aveuglé par cette bague magique, Falathon serait déjà à lui. Les elfes noirs trembleraient devant la menace imminente. Au lieu de cela, il était là, pleurant sur un objet perdu. Ce n’était qu’un moyen, pas un objectif.

- Il va vouloir son anneau, annonça la chancelière.

- Je vais lancer une enquête, annonça le chef des armées.

Des bruits de pas indiquèrent qu’il quittait la pièce. Narhem ne sut s’il était seul ou si la chancelière était restée. Un orteil bougea, puis son annulaire droit. Il contrôlait ses paupières et voyait devant lui sans pouvoir bouger les yeux ou la tête. Le plafond se découvrait, beau mais inutile.

Des bruits de pas au niveau de sa tête. Impossible de bouger les yeux ou de se tourner pour identifier les nouveaux venus.

- Pas de trace de l’anneau sur la plage, annonça le chef des armées, hors du champ de vue restreint de Narhem. Pas de trace de pas non plus.

- En même temps, il pleut à verses… maugréa la chancelière.

- Elian… parvint à murmurer Narhem.

- La reine des elfes ? s’exclama le chef des armées. Non, ça ne peut pas être elle. Après avoir jeté tes armes dans l’océan depuis le haut de la falaise, elle est partie plein est avec son compagnon.

Ses armes gisaient au fond de l’eau ? Cette garce venait de… Narhem se calma. Rester concentré sur l’objectif. Ces deux armes n’étaient rien. Des souvenirs de L’Jor, appartenant à un autre temps, à une autre époque… Leur disparition importait peu. Se concentrer sur le but réel : l’extermination des elfes noirs. Une épée et une dague ne changeraient rien. De simples outils interchangeables et désormais de toute manière sans effet sur la reine des elfes, apparemment pas responsable du vol de l’anneau d’Elgarath… qui n’était également qu’un outil non indispensable. Narhem dut user de toutes ses capacités méditatives pour rester dans le bon chemin de pensées.

- Son compagnon ? bafouilla Narhem.

- Ils sont repartis ensemble, indiqua la chancelière.

- Orcs ? s’étonna Narhem qui se souvenait avoir demandé que Theorlingas soit jeté dans l’enclos.

Pourquoi d’ailleurs ? Qu’est-ce que ce geste avait permis ? En quoi cela servait-il son dessein ? En rien.

- Ils ont refusé de s’en prendre à lui. Nous l’avons enfermé aux cachots en attendant que les orcs aient de nouveau faim. Elian l’a libérée en même temps qu’elle. Cela vous contrarie-t-il ?

- Non, assura Narhem. Lorendel ?

- Je n’ai pas compris ce mot, annonça la chancelière.

- Brigand, se corrigea Narhem.

Il était le seul à connaître le nom et la réelle identité du fils d’Elian.

- Les orcs l’ont dévoré, comme vous le souhaitiez, indiqua la chancelière.

Narhem n’en ressentit qu’un profond vide, un néant absolu. Il avait tué un enfant elfe des bois. Pourquoi ? Quel intérêt au fond ? Que Lorendel vive ou meurt ne lui importait plus une fois qu’il avait eu l’anneau d’Elgarath. Fichu bijou magique ! Il l’avait ensorcelé, lui faisant tourner la tête. Narhem lutta pour éloigner de son esprit cette horreur ensorcelée et revenir sur le droit chemin.

Comment exterminer les elfes noirs ? En s’approchant d’eux, cela allait de soi. Falathon se tenait entre ses proies et lui. Prendre Falathon, voilà un palier indispensable vers le but final. L’anneau ayant disparu, le prendre par la force devenait impensable. Il allait falloir user de diplomatie, de politique, d’intrigues… Cela tombait bien, Narhem avait encore quelques entrées de ce côté-là. Il lui suffirait de réactiver. Il savait qui soudoyer et comment.

- Notre espion à Falathon vient de nous faire son rapport. J’ai pensé que cela t’intéresserait, annonça la chancelière.

Ce n’était pas à elle de rapporter ses dires. Narhem aurait dû lire lui-même le document mais n’en étant pas capable, il accepta volontiers cette légère entaille à la procédure.

- Il semblerait que la princesse ne se soit pas perdue, finalement.

- Princesse ? répéta difficilement Narhem.

- Katherine Eldwen… Elle… oh ! On ne te l’a pas dit ! Elle a disparu. Impossible de mettre la main dessus. Tous les gardes du fort ont suivi Elian lorsqu’elle est venue à ta rencontre. Katherine en a profité pour s’enfuir. Dès que nous nous en sommes rendus compte, nous avons envoyé nos hommes à sa poursuite. Elle est sacrément douée pour cacher ses traces.

Élevée par une elfe ancienne voleuse, se rappela Narhem, Katherine était nulle en politique mais ses compétences étaient ailleurs. Sauf qu’elle connaissait tout de ses entrées à Falathon. Son retour là-bas détruisait tous ses plans.

- Au conseil, Katherine a raconté avoir été enlevée par des brigands ne cessant de se chamailler, incapables de savoir quoi faire d’elle, apparemment inquiets de se faire lyncher pour avoir raté leur mission – à savoir récupérer les filles Thorolf. Elle a monté un mensonge incroyable qu’ils ont tous gobé. À aucun moment elle n’a parlé d’Eoxit ou de toi, Narhem, et n’a jamais mentionné Elian.

Narhem n’en revenait pas. Il en resta muet de stupeur. À quel jeu jouait Katherine ? Pourquoi un tel mensonge ?

- L’espion a ensuite constaté que Katherine prenait Althaïs à part dans la soirée. Il n’a malheureusement pas pu les suivre ni entendre leur échange. Il n’a pu que constater la colère d’Althaïs et le dépit de Katherine.

- Elle lui aura dit la vérité et sa sœur ne l’aura pas cru, supposa le chef des armées.

- C’est étrange, dit Narhem en se redressant.

Ses jambes ne répondaient pas mais son torse et son bras droit, oui. De plus, il respirait enfin librement et pouvait donc parler à sa guise.

- Je ne vois pas Katherine agir de cette façon, continua Narhem.

- Elle connaît les traîtres, rappela le chef des armées. Ils sont partout à Falathon. Le conseil n’est formé que d’hommes à ta solde. Les dénoncer n’aurait servi à rien, sinon à se faire assassiner dans la pièce. Katherine doit se montrer discrète. Je la trouve plutôt intelligente sur ce coup-là.

Narhem appuya fortement sur l’os de sa jambe droite, le remettant en place dans un craquement strident et sourd. Le chef des armées grimaça.

- Je ne brûle pas, précisa Narhem tandis que l’os se ressoudait enfin au bon endroit.

- Comment ça ? bredouilla le chef des armées.

- Ma peau guérit plus vite qu’elle ne brûle. Je ne deviens donc jamais un tas de cendres quand je me retrouve dans un bûcher.

- Tu as déjà essayé ?

Narhem hocha la tête et le chef des armées fit la moue.

- Ça ne doit pas être agréable à vivre…

- Non, en effet.

- J’ai indiqué à l’amiral de la flotte que les navires pouvaient rester à quai et les équipages retourner à leurs casernes, indiqua la chancelière. L’anneau d’Elgarath ayant disparu, cette option-là s’évanouit.

- Vous avez réussi à récupérer combien de bateaux ?

- Douze, indiqua le chef des armées. Les mercenaires ont dû lutter contre les falathens. Il y a eu quelques pertes de chaque côté, rien de bien extraordinaire.

- Seulement douze, maugréa Narhem.

Une flotte entière aux mains de l’ennemi. Les falathens allaient sûrement démembrer les vaisseaux pour réutiliser le bois ailleurs. Après tout, l’eau n’était guère leur élément. Il était évident qu’ils avaient également pris les armes, armures et boucliers des soldats. Même si Narhem retrouvait l’anneau d’Elgarath, une attaque armée n’était plus envisageable. Elle aurait fait trop de morts. Narhem avait soudoyé les nobles de l’ouest pour qu’ils restent inactifs. Le peuple aurait mis trop de temps à s’en rendre compte. Désormais prévenu, la réaction serait différente. Le risque était trop grand.

- Je vais me rendre à Falathon et prendre le pouvoir là-bas sans violence, annonça Narhem. Cela risque de prendre du temps. Peut-être le verras-tu, peut-être pas…

Narhem transperçait le chef des armées des yeux. Celui-ci soutint son regard et sourit.

- J’espère le voir. Je l’espère sincèrement…

Ce jeune homme déçu n’attendait que d’être témoin des actes fantastiques du grand Narhem Ibn Saïd. Il allait en prendre plein les yeux.

- Je partirai dès que mes deux jambes me porteront… ce qui ne devrait plus tarder. Il me faut une dague et une épée.

- Je te ferai porter cela, promit le chef des armées. As-tu besoin d’autre chose ?

- Des pierres précieuses, comme d’habitude, des vêtements classiques et passe-partout, du parchemin, de l’encre et du papier. Le reste, je le trouverai sur place. Ah ! Et un appeau, pour appeler les oiseaux.

Le chef des armées hocha la tête et sortit de la pièce.

- Tu ne nous en veux pas ? demanda la chancelière.

- Je m’en veux… d’avoir été aveuglé par un anneau… magique de surcroît. Il a réussi à me faire perdre confiance en moi, à me laisser penser qu’il était la solution… la seule et unique solution. Je ne courrai pas après, promit-il. Je ne lâcherai aucune affaire en cours pour lui. Si vous le trouvez, tant mieux. Sinon, qu’il reste enfoui à jamais. J’accomplirai ma vengeance d’une manière ou d’une autre.

- Puisses-tu ne pas nous oublier en chemin.

- Eoxit n’a pas besoin de moi, affirma Narhem. Vous vous débrouillez très bien tout seuls. Vous savez faire. Ayez confiance en vous.

La chancelière sourit.

- Comment comptes-tu exterminer les elfes noirs malgré ta malédiction ?

- Je ne sais pas, admit Narhem. Ils restent mon peuple.

- Il me semble difficile de continuer à les contrôler de cette manière. Ils savent désormais ce que tu penses d’eux. Il est évident qu’Elian ne va pas se priver d’aller en remettre une couche.

Narhem grimaça. Il en avait peut-être trop dit à Elian, tout compte fait.

- Je vais commencer par m’intéresser à Falathon et monter sur le trône. Cela me laissera tout le temps de réfléchir à un plan pour atteindre mon objectif final.

- Assouvir ta vengeance.

- Exactement.

- Nous serons prêts, assura la chancelière.

Narhem sourit. Dès que son matériel fut complet, il prit la route, longeant la plage, contournant les falaises, entrant à Falathon par l’ouest sans se faire remarquer. Où irait-il ? Par où commencerait-il ?

Il déroula mentalement la liste de ses contacts et choisit un duché très au nord, tirant sa puissance de ses mines de fer très prisées. Il se fit embaucher en temps que contremaître et put ainsi commencer à rattraper le temps perdu.

La tentative d’invasion de Falathon avait crée de nouvelles alliances et détruit des liens que Narhem pensaient profondément ancrés. Il écouta, profita de ses nuits éveillées pour capter des informations puis partit dans un autre château, espionnant un autre noble, cherchant la porte d’entrée.

Le tournoi annuel du solstice d’été lui offrit le ticket d’entrée. Le duc Fraham détestait son fils aîné et ne voulait surtout pas qu’il tienne les rênes de son domaine. Narhem comptait le délester de ce poids. Il suffisait qu’Eden meure lors de la finale. La victoire rapportait une très belle somme d’argent mais le second n’était pas en reste, surtout qu’une prime était offerte en cas de décès. En échange de ce double service, Narhem comptait requérir la main de la fille du duc, permettant ainsi à Narhem d’entrer à la cour, marche nécessaire pour accéder au trône.

Narhem envoya un message au duc, lui demandant d’inscrire son fils aîné au tournoi, lui promettant qu’un excellent combattant prendrait sa place et gagnerait en son nom, le visage masqué d’un casque bien entendu.

Narhem ne reçut aucune réponse mais le jour du tournoi, Eden Fraham faisait partie des concurrents. Narhem n’eut aucune difficulté à l’égorger dans sa tente et à placer le corps dans un bain de glace souterrain. Après tout, Eden était un pitoyable combattant, enfant gâté tout juste bon à cueillir des fleurs et observer un ver de terre rampant.

Narhem passa ses vêtements et remporta chaque combat en maîtrisant chacun de ses gestes, se faisant passer pour moins bon qu’en réalité, feignant la difficulté, ratant quelques passes. Il s’agissait de ne pas montrer sa valeur réelle. Après tout, Eden était censé être mauvais. On pouvait admettre qu’il s’était entraîné, pas qu’il était soudainement devenu un expert à l’épée.

Narhem parvint en finale à la surprise générale. Lors du duel pour la victoire, il fit volontairement un mauvais geste et la lame de son adversaire lui transperça la gorge. Eden venait officiellement de mourir. Narhem mit le corps d’Eden à la place du sien dès qu’il fut seul.

Dès que le duc Fraham, venu acclamer son fils, se retira dans ses appartements privés, Narhem l’y rejoignit.

- Ne me remerciez pas, annonça Narhem alors que le duc affichait une mine grave.

- Qui êtes-vous ? Comment êtes-vous entré dans mon bureau ? Gardes !

- Je suis Marada, se présenta Narhem.

- Quoi ? s’exclama le duc. Vous êtes un putain de salopard ! Mon fils n’était pas censé participer à ce tournoi. Vous aviez dit…

- Un excellent combattant l’a remplacé, précisa Narhem. Vous pensez bien qu’Eden aurait été incapable d’atteindre la finale.

- Comment est-il mort, en ce cas ?

- Je l’ai égorgé, vous libérant de ce fardeau, perm...

- Fardeau ? répéta le duc outré. Mon fils unique n’a jamais été un fardeau. Je l’aimais, profondément. Sa mort vient de ruiner des années d’efforts et d’alliances.

- Sa mort vient de vous faire gagner une somme d’argent…

- Médiocre comparée à ce que son mariage allait me rapporter.

Narhem comprit que si Eden ne valait rien en temps que duc, il était un excellent partie pour les filles alentours. De plus, le jeune homme ne manquait pas de charme et ses jolis sourires devaient en faire tomber plus d’une. Alors même si le duc n’aurait pour rien au monde confié les rênes de son domaine à Eden, le donner à son épouse, en revanche, était envisageable, surtout s’il pouvait la choisir. Le duc aimait suffisamment son fils pour composer avec son caractère sans nuire à son nom et à l’honneur de sa famille. Narhem venait de s’immiscer dans une affaire dont il n’avait aucune idée de l’existence. L’échec politique était immense.

- Vous êtes mort, annonça le duc et Narhem comprit que la menace ne portait pas sur son corps mais bien sur son niveau d’influence. Allez vous-en.

Narhem recula et s’en alla, acceptant la défaite. Il rumina durant de longs jours dans une taverne, se demandant comment il avait pu se faire berner aussi facilement. Il remonta le fils de ses souvenirs, clairs et limpides grâce à la malédiction. Qui lui avait dit que le duc détestait son fils ?

Ah oui, la comtesse de Yurl, sur l’oreiller, un soir de pleine lune. « Je n’aimerais pas être la mère de ce pauvre enfant. Son père le déteste, lui refusant même l’accès aux documents officiels concernant le royaume. Elle doit passer son temps à essuyer ses larmes ».

Naturellement, Narhem ne s’était pas contenté de ce témoignage. Un seul ne suffit pas. Il faut un faisceau d’indices pour assurer la véracité d’une information.

Lady Fleurine, fille du fleuriste de Cerville, ville voisine du duché de Fraham, lui avait raconté combien ce jeune homme simple et vif aimait les fleurs. « Les fleurs, il les offre à des garçons » lui avait-elle confié. « Je l’ai vu. C’est tellement adorable. Comme son père doit être déçu ! Pas de succession possible. C’est atroce. Il paraît que sa fille dirige le domaine à ses côtés. Ce n’est même pas l’aîné ! Quelle honte ! »

Narhem avait creusé, écouté des discussions murmurées, tendu l’oreille, reçu des confidences sur d’autres oreillers. Combien avaient raconté la même histoire ? Trop pour les compter. Qui avait pu orchestrer une désinformation de cette ampleur ? Tout le monde pensait sincèrement que le duc détestait son fils et voulait le voir disparaître.

La réalité était toute autre : le duc était en négociation avec quelqu’un pour le mariage de son fils avec une femme douée. Narhem sourit. Si cette femme était à l’origine de la désinformation alors son talent n’était pas à remettre en doute. Comment la démasquer ? Le duc ne lui adresserait plus la parole. Il lui fallait trouver un autre moyen, se faire oublier, redevenir personne, s’infiltrer et écouter, en essayant de trier le bon grain de l’ivraie.

Il monta sa propre troupe de troubadours. Maniant sa viole et charmant de sa voix, il parcourut le royaume de Falathon, de bals en cérémonies, de mariages en célébrations. Rien n’y fit. Impossible de débusquer la personne derrière l’ombre, le marionnettiste tirant les ficelles. Il fut témoin de nombreux actes politiques fins et incroyables.

Le comte de Mercath fut reçu à la cour et nommé marquis. Cela pinça le cœur de Narhem. Dolove aurait été tellement heureux de l’apprendre. Comment une demande rejetée depuis des siècles avait-elle soudainement pu aboutir ? Quelques moments passés à l’ancienne demeure de Dolove permirent à Narhem de s’assurer de l’inaptitude du nouveau marquis. Le miracle n’était pas de lui. Quelqu’un jouait en arrière plan.

Narhem fut également témoin de nombreuses déceptions, de jeux avortés brusquement, d’intrigues sans lendemain. Quelque chose freinait le marionnettiste. Si Narhem parvenir à découvrir son identité et son besoin, il pourrait aisément se le mettre dans la poche et ensemble, ils feraient des étincelles !

Narhem peinait à déterminer son identité pour une raison simple : le manipulateur semblait apprécier la famille royale, ce qui était d’une rareté sans nom à Falathon. Il fallait dire que Rouk Thorolf était un roi minable, sans envergure, se laissant berner et mener par le bout du nez par ses ministres et conseillers. La reine, Althaïs Eldwen de Baladon, ne valait guère mieux. Elle se fichait totalement de l’étiquette et préférait passer ses journées à cheval ou sur du sable à manier une épée.

Le marionnettiste avait déjà permis d’empêcher trois complots contre le couple royal. Il lui fournissait régulièrement son soutien secret mais au combien essentiel dans plusieurs négociations avec les puissants nobles de l’ouest. Narhem ne connaissait aucun noble occidental favorable au couple royal. Un simple bourgeois pouvait-il décemment s’introduire aussi aisément dans les jeux de la cour ?

Alors qu’il réfléchissait à tout cela dans son campement, un de ses compagnons de musique vint lui apporter un message. Narhem était le seul à savoir lire dans la troupe. Nul n’avait osé lui demander où et comment il avait appris. Cela restait une source d’admiration pour ses hommes.

« J’ai quelque chose qui pourrait vous intéresser. Rendez-vous demain au manoir du Brueil. »

Le manoir du Brueil ? relut Narhem. Ce lieu proche du camp actuel des troubadours appartenait au comte Juden Dacil, petit noble du nord est sans grande importance. Son comté bordait les montagnes, frontières naturelles avec Eoxit. Il ne se passait jamais rien là-bas, raison pour laquelle il n’avait jamais demandé le titre tant convoité de marquis. Il s’agissait de terres tranquilles, essentiellement paysannes et bûcheronnes.

Le message lui était destiné personnellement. Le duc souhaitait-il l’embaucher pour une de ses fêtes hors de prix dont il était friand ? En effet, il était de notoriété publique que Juden se permettait les excentricités les plus folles, n’hésitant pas à faire venir des animaux exotiques de Trolie ou les acrobates les plus incroyables de tout le pays juste pour une soirée amusante entre amis. Cet homme dépensait sans compter. Tout le monde savait que sa femme gérait le domaine, faisant entrer l’argent, qu’il dépensait en nourriture fine, vin rare, musique sublime composée pour l’occasion et danseurs exceptionnels.

Narhem relut le message. Étrange manière de l’embaucher… Quelque chose qui pourrait l’intéresser ? Pourquoi communiquer de manière aussi mystérieuse ? Narhem avait très envie de jouer lors de l’une de ces fêtes. Elle regorgeait de beau monde et y entrer relevait de l’impossible sans être dans le groupe fermé des élus dignes de cet honneur. Narhem se trouva très intelligent de s’être forgé ce rôle de troubadour. Cela lui ouvrait de nombreuses portes, habituellement très difficiles à forcer.

Le lendemain, il expliqua à sa troupe où il se rendait puis partit pour le manoir tandis que ses hommes créaient de nouveaux morceaux et s’entraînaient. Il parcourut la distance à pied, en marchant tranquillement. Après tout, rien ne pressait. Une fois arrivé, il observa l’endroit de loin, découvrant l’immense domaine, les arbres gigantesques, le manoir simple ne payant pas de mine.

Des outils et divers matériaux entouraient un immense trou carrelé de marbre rose lisse. Réaliser cette œuvre avait dû coûter une fortune. Narhem secoua la tête. Il imaginait déjà le trou, rempli d’eau, aquarium idéal pour un dauphin, clou de la prochaine fête démesurée du duc.

Pourtant, Narhem ne parvenait pas à l’insulter. Ce couple était malin. Elle gérait le domaine d’une main de maître. Les fêtes de son mari leur ouvraient des portes dans toutes les maisons. Ce domaine n’avait jamais été aussi florissant et il gagnait encore chaque jour en puissance. Ils n’avaient peur de rien. Ils iraient loin, sans aucun doute.

Il se présenta devant l’immense portail. Des serviteurs le menèrent jusqu’au manoir, à travers divers hall, cours et couloirs, jusqu’à une petite pièce totalement remplie d’une immense table. Aucune chaise, ni banc, ni tabouret ne permettait de s’asseoir. Narhem se plaça dos à la fenêtre, le plus loin possible de la porte. Nul n’aurait choisi cet emplacement, bien trop insécurisant. Narhem, immortel, ne craignait rien et surprenait souvent ses interlocuteurs par ses choix imprévisibles.

La porte s’ouvrit, dévoilant une femme dans des atours simples. La comtesse, à l’opposé de son mari, restait sobre et usait d’habits dépouillés.

- Comtesse Imrane Dacil, s’exclama Narhem, totalement pris de court. Votre présence m’honore.

Le comtesse gérait le domaine, les achats, les ventes, les terres, les impôts, la justice, certainement pas la musique ! Le message ne pouvait pas venir d’elle !

- Pas autant que la vôtre, Majesté Narhem Ibn Saïd, répondit Imrane très calmement.

Narhem perdit son sourire. Comment pouvait-elle connaître son identité réelle ? Nul ne la connaissait à Falathon ! Tous ses espions, ses alliés, ses nobles corrompus ne possédaient que des faux noms et aucune information sur son titre.

Imrane savourait la bombe qu’elle venait de lancer. Elle détenait une information d’une valeur incroyable. La surprise de son interlocuteur était totale. Narhem pensait recevoir une offre d’embauche en temps qu’excellent musicien. À aucun moment le roi d’Eoxit ne se pensait concerné par ce message.

- Vous avez dit posséder quelque chose qui pourrait m’intéresser ? lança Narhem, reprenant contenance.

- J’ai menti, avoua la comtesse. J’ai besoin de quelque chose que vous seul pouvez m’offrir.

Narhem se crispa. Elle le convoquait pour finalement lui demander une faveur ? Non… Elle avait fait venir la biche dans la tanière du loup. Narhem se sentit soudain très en danger. Il se força à se calmer. Il était immortel. Il ne craignait rien, surtout pas cette femme de basse noblesse.

- Pourquoi vous donnerais-je quoi que ce soit ? gronda Narhem.

La comtesse sourit. Narhem entendit le bruit mais n’eut à aucun moment la possibilité d’éviter la lame qui trancha son cou. Sa tête heurta le sol et il vit, impuissant, son corps s’écrouler. La comtesse s’approcha. Narhem se sentit soulevé dans les airs. Devant ses yeux apparut le visage de la femme venant de lui faire trancher la tête. Il la tuerait. Il se le promit.

- Je veux un laisser passer pour Eoxit, annonça-t-elle. Je veux pouvoir entrer et sortir sans être inquiétée. Vous ne retrouverez votre liberté qu’un siècle après me l’avoir fourni.

Elle le lâcha mais Narhem ne changea pas d’altitude. Quelqu’un d’autre le tenait. Ne pouvant bouger librement la tête, il devait se contenter de suivre passivement les actes en cours. Il sentit son corps retrouver sa place mais la guérison ne serait pas instantanée. Plusieures côtes se brisèrent sous le choc.

Lorsque Narhem retrouva enfin sa capacité à se mouvoir, il comprit son erreur. Le trou n’était pas pour un dauphin, mais pour lui. Il ne pourrait jamais escalader les parois de cette prison profonde et lisse. Il était prisonnier. Contrairement aux oubliettes, cette fois, il voyait le ciel, la course du soleil. Était-ce mieux ou pire ? Dans le noir, il ignorait le temps qui passait. Ici, il ne pouvait s’en détacher. Il resta seul. Personne ne vint le voir. Une aube, deux aubes, trois aubes…

- Prêt à me donner ce que je veux ? demanda la comtesse en apparaissant finalement plusieurs jours plus tard.

- Je sortirai un jour et je vous étriperai.

- J’en doute, répliqua-t-elle en souriant.

Elle disparut et Narhem se retrouva seul. Quelques gouttes de pluie ruisselèrent entre deux carreaux de marbre pour pénétrer la terre. Narhem tenta de déloger la pierre. Ses ongles se cassèrent. Ils repoussèrent, naturellement, mais restaient trop friables contre le marbre puissant. Un jour, peut-être, la nature lui offrirait sa liberté. D’ici-là, la comtesse serait morte de vieillesse, et ses enfants, et les enfants de ses enfants.

Narhem ne pouvait supporter l’idée d’être de nouveau enfermé, loin de la vie extérieure, de rater les jeux politiques, de perdre Eoxit, de ne pouvoir assouvir sa vengeance, d’être seul. Sa rage tournée vers la comtesse se mua en tristesse de ne revoir son pays, puis en peur de se retrouver enseveli vivant, puis en culpabilité de s’être cru au dessus de tous et de tout. Finalement, il s’assit par terre, tremblant, empli de remords et de peine.

Le soleil continuait sa route sans Narhem. Que lui importait cet être insignifiant au fond de son trou ? La vie se passait très bien de sa présence. Les saisons suivraient leur cours. Les rivières couleraient. Les volcans gronderaient. Les rois se succéderaient. Il n’était rien. Une fourmi dans l’univers.

L’extrémité d’une corde tomba lourdement devant lui. Il suivit son chemin jusqu’au sommet. Il faisait nuit mais il y voyait comme en plein jour. Il se leva prudemment et l’attrapa, tirant dessus pour vérifier sa solidité. Elle semblait parfaite. Il commença à grimper, se demandant quand la chute surviendrait, car il ne faisait aucun doute à ses yeux qu’il s’agissait d’une manœuvre de la comtesse pour le faire souffrir. Lui promettre la liberté et la lui retirer à la dernière seconde était une torture idéale.

Il parvint au sommet sans trop y croire. Nulle main ne l’aida à franchir les derniers pouces. Lorsqu’il se retrouva sur le sol herbeux, il constata la présence d’une dizaines d’hommes armés lui tournant le dos, surveillant les environs. Quelques gardes, égorgés, témoignaient de la violence qu’avait nécessité sa libération.

- Merci, lança-t-il.

- La personne qui a organisé tout ça a besoin de vous, annonça l’un des hommes.

- Comment ça ?

- Elle fait diversion auprès de la comtesse. Lorsque Dacil s’en rendra compte, ce qui ne tardera pas, la vie de la personne que nous suivons sera en danger. Elle vient de vous libérer et compte sur votre sens de l’honneur.

Narhem hocha la tête. Bien sûr qu’il allait aider celui ayant œuvré pour le faire sortir de ce trou. Le groupe armé se mit en route et Narhem suivit. Il reçut une épée et une dague, apparemment prévues spécialement pour lui, très bien équilibrées, de qualité parfaite, très chères, sans aucun doute.

Les hommes laissèrent Narhem passer devant en expliquant :

- Il paraît que vous êtes un excellent combattant. Notre commanditaire ne souhaite pas nous voir blessés et encore moins morts. Il nous a été demandé de vous placer en première ligne. J’espère que vous…

- Cela me convient parfaitement, le rassura-t-il.

Ils coururent et Narhem élimina les soldats s’interposant sur le chemin. Le couple Dacil protégeait fort bien son domaine. L’avancée vers le manoir fut de plus en plus compliquée.

- Le commanditaire est seul avec la comtesse ? interrogea Narhem au bout d’un moment.

Il s’était attendu à rencontrer d’autres groupes armés alliés en chemin. Pourtant, les soldats ne cessaient d’être à la solde des Dacil.

- Oui. Il fallait faire diversion et ne rien laisser paraître.

- Le commanditaire sait se battre ?

- Aussi mal que la comtesse. Il s’agira davantage d’un combat de mots, faire durer un échange creux, enjoliver une discussion sans intérêt. La comtesse n’est pas stupide. Elle finira par s’en rendre compte. La question étant : arriverons-nous avant ou après que cela se produise ?

Narhem grinça des dents. Combat armé de leur côté, politique de l’autre. Il fallait faire vite. Narhem avait eu le temps d’y réfléchir et il en était maintenant persuadé : la comtesse Imrane Dacil était la marionnettiste. Les jeux de langue étaient son domaine de prédilection. Son sauveur ne tiendrait pas un clignement de cil face à elle.

Narhem ne pouvait pas imaginer que cela se produise. Cet homme venait de tout risquer pour lui sauver la vie. Il comptait bien lui rendre la pareille, avant d’avoir une sérieuse et longue discussion avec lui. Après tout, pourquoi prendre de tels risques pour un simple chef de troubadours ?

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blairelle
Posté le 10/09/2023
Eh bien, je n'ai pas compris tout ce que trame Katherine... Je ne vois personne d'autre qu'elle pour avoir récupéré l'anneau, puis tiré les ficelles pour protéger sa sœur et son beau-frère. Pourquoi a-t-elle commandé la libération de Narhem ? Par compassion envers son ancien professeur ? Pour marchander avec lui ? Pour le tuer avec l'aide de l'anneau ? Ou alors est-ce quelqu'un d'autre que Katherine qui a ordonné sa libération ?
blairelle
Posté le 10/09/2023
Ah oui et puis j'avais relevé une coquille :
Il suffisait qu’Eden meurt lors de la finale => meure
Nathalie
Posté le 10/09/2023
Mais pourquoi ? Pourquoi ? Là est la question ! Merci pour la coquille !
blairelle
Posté le 24/10/2023
« Les navires cinglaient vers Falathon, les marins bien vivants à leur bord. Grâce à l’anneau, Narhem était le maître du monde. L’univers lui appartenait. » => particulièrement ironique quand on connaît la suite

Je trouve que la "folie" de Narhem concernant l'anneau ne ressort pas tant que ça. Évidemment, on le voit négliger des plans alternatifs, mais ce n'est pas comme s'il arrêtait complètement de s'occuper de son pays en se répétant en boucle "quand est-ce que cette drosophile me dira où est l'anneau bordel ?" Après c'est peut-être mieux comme ça, c'est moins cliché.
Sinon, je trouve que le découpage de ce chapitre est bizarre. Il commence par terminer l'affaire Elian+Elgarath avec le duel et le vol de l'anneau, il continue avec des affaires d'intrigues à Falathon et la découverte de la marionnettiste, et se termine en plein milieu de l'affaire Imrane Dracil qui est une comtesse sortie de nulle part. Je pense que ce serait plus cohérent de couper au moment où il promet à sa chancelière de ne plus être obsédé par l'anneau, et d'autre part de laisser les intrigues de Falathon en un seul morceau, jusqu'à la réapparition de Katherine (je ne sais pas si ce n'est que moi, mais je trouve qu'il y a très peu de suspense autour de l'identité de la marionnettiste)
Nathalie
Posté le 24/10/2023
Salut blairelle

« Les navires cinglaient vers Falathon, les marins bien vivants à leur bord. Grâce à l’anneau, Narhem était le maître du monde. L’univers lui appartenait. » => particulièrement ironique quand on connaît la suite
→ Cela explique pourquoi ses marins ont pu passer la frontière. La magie se base sur les pensées de son porteur…

L’anneau d’Elgarath est une obsession, certes, mais même les obsédés ne pensent pas qu’à ça tout le temps non plus. Il néglige des plans et des pistes mais pas toute sa vie non plus.

Le découpage des chapitres est extrêmement mauvais et doit être revu en profondeur. J’en suis totalement consciente. Je reverrai l’ensemble plus tard et à ce moment-là, je prendrai en compte ta remarque plein de bon sens.

L’intrigue quant à l’identité de la marionnettiste n’est pas censée être très difficile à trouver pour le lecteur. D’ailleurs, je donne très vite la solution. Pour l’approfondir, il faudrait que je fasse apparaître les Dacil bien plus tôt mais ceci dit, pourquoi pas. Je vais y réfléchir !

Encore merci !
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