Chapitre 47 : La fonte des glaces

Freya avait aimé chaque parcelle de son royaume, de ses contours salés par l’écume à ses vallées peuplées par les fées. Au cœur de son palais, elle avait chéri les saisons les plus venteuses et les plus torrides. Mais bien qu’elle l’ait longtemps nié, son monde n’était plus qu’un parent mourant qu'aucun remède ne pouvait plus soigner ; la plus grande clémence consistait à lui lâcher la main et le laisser s’éteindre.

Parcourant les couloirs, les vastes salles de réceptions, les salons, les cabinets secrets, les chambres cachées, les balcons jadis fleuris et les étangs intérieurs autrefois si gais, Freya rendait un dernier hommage à sa royauté. Quelle souveraine excessive avait-elle été ! Avec quelles toilettes extravagantes avait-elle foulé le parquet ! Elle avait dansé, bu et couché avec autant d'indécence que l'avaient aimée ses sujets. Les nuits de Vanaheim n'avaient jamais suivi la course du soleil. Les corps repus de tous plaisirs avaient eu coutume de rester enchevêtrés jusqu'à ce que l'astre de d'or les surplombe haut dans le ciel. Tout cela appartenait à un autre temps, une autre vie.

Freya ne doutait plus que Vanaheim renaîtrait sous un jour tout aussi beau, tout aussi démesuré. Dans la moiteur de plusieurs printemps, les pépins d’or se changeraient en arbres. L’eau coulerait à nouveau sur le lit des rivières. La vie bourgeonnerait, piaillerait, brillerait bientôt mais elle était d’une nature trop farouche, trop pudique pour se laisser prendre sur le fait. Il faudrait détourner le regard le temps qu’opère sa magie.

Le pèlerinage ramena Freya à son point de départ : à l’Est de son temple, dans une alcôve tapissée d’offrandes. Toutes célébrant la beauté d’une déesse consciente de sa vanité. Du moins, fallait-il croire que tous, de ses propres sujets à ses plus lointains prétendants, s'étaient aperçus des adorables travers de sa personnalité et avaient apporté un soin tout particulier à les entretenir.

Freya passa des bagues devenues trop grandes, elle entoura sa gorge de rivières de diamants, elle coiffa ses cheveux de broches d'argent, de peignes d'ivoire, et couvrit sa peau d’étoffes soyeuses. Elle inspira profondément le parfum incrusté dans les fibres en jurant oublier celui de la cendre. L'odeur de Vanaheim n'était pas celle de la désolation, mais celle de l'opulence. Son goût n'était pas celui de la mort, mais celui de cette bouteille de vins d'épices, offerte par les souverains de Jotunheim lors d'un solstice d'été. Imprégnée de tout ce que son royaume avait connu de plus somptueux, Freya crut ressentir un semblant de paix, à l'idée de partir. A bien y réfléchir, peu comptait le souvenir que garderaient ceux qui n'avaient pas connu Vanaheim. Le sien, suffirait à son réconfort.

« Alors c'est la vérité ? »

Loki n'attendit aucune permission pour se laisser choir dans le sofa, pourtant déjà prisé par les chats de Freya. Pestant entre leurs petits crocs pointus, ils se réfugièrent auprès de leur maîtresse. Freya prenait systématiquement leur défense, fussent-ils victimes ou coupables, mais quand elle découvrit Loki, la tête entre les mains, se morfondant comme il avait rarement été donné à Freya de voir quelqu'un se morfondre, elle renonça. Contrairement à ce qu'elle aurait cru, un tel excès suscitait davantage sa curiosité que sa moquerie. Qu'il était déconcertant de voir Loki si désorienté par chose si simple, si primitive, si naturelle que l'amour. Certains animaux le comprenaient et l'acceptaient. Pourquoi pas lui ? Pourquoi avait-il tant de mal à l’accepter ?

« La vérité, dans tout ce qu'elle a de plus effroyable et d'injuste, déclara-t-elle en faisant sauter le sceau sur la bouteille de vin. Elle en servit deux coupes et prit place dans un fauteuil, les jambes repliées sous son jupon. L'amour a frappé à la porte du démon, dit-elle en trinquant, et voilà qu'il amène avec lui tout le drame et la désolation !

— Veux-tu baisser d'un ton !

— Qu'attends-tu de moi, Loki ? Tu rôdes dans mon giron depuis le début de la journée. A plusieurs reprises, j'ai senti ta présence, comme si tu étais l'un de ces sots admirateurs qui préfère m'épier plutôt que m'approcher. Ma révélation ne t'a pas plu ? Ton déplaisir ne suffira pas à la discréditer, j'en suis navrée.

— Il n'est pas question de cela, Freya.

— Alors il est bien question de quelque chose, mais de quoi ? Tu es nerveux, Loki. Les plis scient ton front, tu sursautes lorsque le vent frémit à tes oreilles. Tu crains de croiser un regard. Tu as toujours eu un faible pour les sorcières, mais tu déplores aujourd'hui que l'une d'elles soit ta faiblesse. Qu’elle soit cette grande faiblesse qui aura raison de toi. Et je n'y puis rien, tu devines certainement que je suis la première à le regretter. Il m'aurait plu de réussir un tel tour de force, de rendre la monnaie de toutes les pièces que tu m'as jeté au visage. Une autre s'en est chargée. Cependant, bien que je n'y sois pour rien, tu me colles comme mon ombre ! Alors, je t'en prie, achève mon calvaire et dis-moi, pose-moi cette question qui te brûle les lèvres !

— C’est une vane, comme toi.

— Sa filiation, nous la connaissons tous les deux, répliqua-t-elle en flattant l’oreille du chat lové entre ses genoux.

— C’est une sorcière à qui personne n’a enseigné quoique ce soit de concret. Son propre pouvoir ne lui répond pas avec docilité.

— Ce n’est pas ce que j’ai observé. Quand tu as frappé à ma porte et que Skadi a levé la main, cette petite furie a bien réussi à l’en empêcher.

— Mais cela ne fonctionne pas à chaque fois.

— Qu’attends-tu de moi, Loki ? Dis-le.

— Pourrais-tu lui enseigner ce que tu sais ?

— Si elle l’accepte, je n’y vois pas d’inconvénient, concéda Freya avec une pointe de méfiance. J’imagine qu’elle est, elle aussi, l’une de mes sœurs. Mais permets-moi de m’interroger, Loki. Que t’importe son éducation ?

— La laisser devenir l’esclave de ses dons ne me paraît pas souhaitable.

— Je doute qu’ils soient assez forts pour l’asservir.

— Détrompe-toi.

— Alors tu te soucies d’elle ?

— N’en suis-je pas amoureux ? C’est toi-même qui l’a dit. J’imagine que c’est normal de…

— Pas à moi, Loki ! Ne m’insulte pas ! Dis-moi plutôt pourquoi c’est à moi que tu adresses ta demande. Ne connais-tu pas suffisamment de sorcières aux quatre coins des royaumes ? Tu as Tanagra.

— C’est une Elfe noire.

— Et Saeyfrid ? J’ignore où elle est maintenant, mais c’est une vane et elle t’apprécie bien plus que moi.

— C’est une vieille chouette fantasque !

— Et c’est par termes plus flatteurs que tu me désignes ? J’en doute fortement.

— Tu es… tu es plus… oh, je sais que tu aurais plus à enseigner que toutes tes sœurs réunies.

— Dis-le, ronronna Freya en se pinçant les lèvres. Dis-le, Loki, tu y es presque.

— Tu… As-tu réellement besoin de l’entendre ?

— Persuade-moi de considérer ta demande.

— Tu es plus brillante. Tu es la plus éminente de tes sœurs vanes.

— Bien, fit Freya en prenant une fine gorgée. Et que m’offrirais-tu en échange ?

— Te faut-il une contrepartie pour élever l’une de tes sœurs ?

— Il m’en faut une pour te rendre service. »

Freya prit un plaisir non dissimulé à voir Loki, se débattre avec son orgueil. Plusieurs jurons lui traversèrent l’esprit, en contractant ses mâchoires sur leur passage. Elle le vit renoncer en pensée, s’apprêter à se relever et partir mais il n’en fit rien. Finalement, il plongea la main dans le pan intérieur de sa veste et en sortit une chose qu’il gardait dans son poing serré. Freya fit teinter son ongle sur sa coupe. Les queues de ses chats, tel un prolongement de sa curiosité, fouettaient les coussins.

« Je ne t’ai pas tout raconté de notre périple, confessa Loki.

— Toi, un menteur ? Qui l’eut cru ! »

Les doigts du démon se déplièrent, un à un. Dans sa paume, reposait un bijou, dont Freya identifia la facture sans l’ombre d’un doute. Le collier sentait les embruns d’une mer brune, son pendentif renfermait la tempête et la pluie, la grisaille du labeur et la pureté d’une perle.

« Où as-tu eu cela ?

— Tu le sais très bien, Freya. »

Laissant pendre le bijou à sa vue, Loki se plaça derrière la déesse et fit glisser le pendentif le long de sa gorge. Il vit l’émotion enfler sa poitrine tandis qu’il refermait la chaîne sur sa nuque. Freya emprisonna la pierre grise entre ses doigts et souffla contre sa surface polie une prière silencieuse.

« N’est-il pas plus beau que le collier que tu as perdu, autrefois ?

— Je ne l’ai pas perdu, tu me l’as dérobé ! Tu m’as humiliée !

— Aujourd’hui, je me tiens à genoux devant toi et te conjure de pardonner mes offenses.

— Quel prix en as-tu payé ? Mon pardon en dépendra.

— Sache seulement que je ne l’ai pas volé. Tu peux imaginer le montant, tu peux répandre la plus humiliante des rumeurs et je ne la démentirai pas. »

Les doigts de Freya parcouraient les perles de la parure avec une avide piétée. A quand remontait sa dernière offrande ? Depuis combien de temps n’avait-on pas déposé à ses pieds tant d’honneurs, remis entre ses mains tant d’espoirs ? Depuis combien de temps ne s’était-elle pas sentie vénérée ? Implorée ? Si forte ? Il ne s’agissait pas d’un simple courtisan réclamant ses faveurs. Devant elle, un ennemi déposait les armes. Un rival reconnaissait sa valeur. Freya aurait pu se laisser corrompre par cette douce victoire s’il ne s’était pas agi de Loki. Car Loki cachait toujours quelque chose. C'était aussi évident que la venue de l'hiver après l'automne. Ses demandes, ses prières, ses insultes, ses flatteries jusqu'à son apparence ; toutes dissimulaient inlassablement quelque chose. Une essence hideuse, une revanche, un désir, une peur, et ce jour-là, il s'agissait de plus grand. Une ambition. Non, plus grand encore. Plus grand que la fierté qu’il livrait sur un plateau. Que valait vraiment cette fierté qu’il avait perdu et reconstruite mille fois ? Ce qu’il désirait était plus grand et plus primitif. Un besoin. Un besoin vital. Une chose qui, une fois perdue, le serait éternellement.

« J’ai compris, dit Freya. Oh oui, j’ai parfaitement compris. Bien que tous te perçoivent comme un chien fou, moi je sais bien que tu n’en es pas un, Loki. Je sais que chaque chose que tu fais, chaque mot que tu prononces est réfléchi et n’est en aucun cas le fruit du hasard. Le chaos t’effraie, c’est pour ça que tu l’as quitté. Non, si tu me demandes à moi, c’est que tu ne veux pas le demander à quelqu’un d’autre. Je suis la seule qui puisse répondre à tes attentes. Et le fait que tu braves ta haine, le fait que tu t’abaisses à reconnaître ton impuissance me dit ce que j’ai besoin de savoir.

— Tu ne comprends pas, Freya. Quoi que tu t’imagines, laisse-moi te dire que…

— Ne m’insulte pas ! Je sais ce que tu veux et il est hors de question que je te l’accorde. Tu devrais t'en réjouir, affirma-t-elle froidement.

— Tout ce que je te demande, c’est de prendre une sorcière sous ton aile. Pourquoi y voir un complot ?

— Ce n’est pas ça, que tu veux, Loki. Nous le savons très bien tous les deux. Tu veux m’offrir une héritière. Une héritière, à qui confier les clefs de mon royaume le jour où j’en disparaîtrais. Mais ce ne sont pas mes terres que tu convoites. Ce que tu convoites, c’est une chose que je suis la seule à détenir mais que tu ne peux me dérober. Or, tu pourrais me prendre mes terres. Ce que tu convoites, c’est une chose dont je suis capable et que tu refuses de me demander. Tout n’est encore qu’illusion ! Tu n’as renoncé à aucun honneur. Ce que tu veux réellement, c’est que cette sorcière soit suffisamment redevable et instruite pour exécuter une tâche bien particulière. Je n’ai pas encore déterminé laquelle, mais je sais ce qu’elle implique.

— Je ne te demande pas de me donner quoique ce soit, observa-t-il.

— Non, et c’est là que tout fait sens, Loki. C’est là que tu te trahis ! Ecoute-moi bien, car tu sembles avoir été absent d'Asgard ces derniers siècles : jamais plus je n'enseignerai le Seidr à quiconque. Jamais plus. Car c’est de cela dont il est question. Le Seidr est une force qui n’aurait dû appartenir à personne. Odin en a emporté le secret dans sa tombe, Angrboda le garde dans le trou où elle se terre, et moi, je ne compte pas le répandre davantage. En arrachant à Yggdrasil ses secrets, nous avons manqué de prudence et rien de bon n’en a découlé. C’est un pan de l’identité vane qui doit tomber dans l’oubli. De plus, je n'ai aucune confiance en cette sorcière que tu balades à ton bras. Elle est la fille de Torunn et Torunn m'a toujours inspirée une curieuse impression. Les ténèbres dansent dans ses yeux, je l'ai deviné bien avant que nous ne soyons enlevées. Avant-même qu'Idunn ne mette fin à ses jours. C'est une flamme insatiable, qu'elle aura sans aucune doute transmis à sa descendance. Je te sauve en gardant cette magie pour moi, prends en conscience !

— Freya, je t'en prie !

— Prie-moi, Loki, dit-elle en reprenant une gorgée de vins aux épices. Tu goûteras, comme beaucoup d'autres, à la frustration de ne pas être exaucé.

— Elle n'est pas Odin !

— Peux-tu m'affirmer avec la même véhémence qu'elle n'est pas Angrboda ?

— Ne prononce pas son nom !

— Je pensais que sa cruauté aurait apporté un peu de discernement à ton esprit, le sermonna Freya, aucunement attendrie par sa détresse.

Elle n'est pas Angrboda. »

Tous deux se jaugèrent. Ou, du moins, Loki supporta l'examen de la déesse. Le vacillement incontrôlable de ses prunelles démentait l’aplomb de sa voix. Son amie n'était pas Angrboda, cela il pouvait l'assurer sans crainte, mais le deviendrait-elle, douée des mêmes pouvoirs ? Qui était-il pour prétendre le savoir ? Et Freya lisait dans le moindre de ses rictus. Comme tout pouvoir, le Seidr corrompait. Voulait-il réellement courir le risque de voir Sygn disparaître derrière cette force plus grande, plus imposante qu'elle ? Tenait-il à gâcher la douceur de sa nature ? Pourquoi en était-il dérangé ? Pourquoi considérait-il la chose avec tant de culpabilité ? Elle n'était rien d'autre qu'un moyen. Elle était arrivée par hasard et Loki y avait vu une occasion de combler l’unique faille de son plan. Pourquoi s'entêtait-elle à devenir autre chose ? Et à mesure que s'accumulaient les doutes, à mesure qu'ils se formulaient, ils éloignaient Loki de sa toute première idée.

« Armée du Seidr, tu ne pourrais plus l'affirmer, trancha Freya, péremptoire. Son jeune âge te la présente comme une créature malléable, que tu espérerais peut-être manipuler pour... Oh. »

Elle s'interrompit. L'index dressé, elle venait de comprendre ce que cachait le démon. Cette tâche que quelqu’un devait accomplir pour lui. Et à cet instant, où Loki se savait démasqué, le silence ne fut plus qu’un châtiment que la déesse prolongea avec un brin de sadisme, sous prétexte d'une dernière gorgée de vin.

« Ce qui est fait par le Seidr ne peut être défait que par lui. Cette loi, tu m'as entendue l'enseigner à Odin, n'est-ce pas ? A moins que ce soit l'Enchanteresse elle-même qui te l'ait enseignée ? C'est elle, cette loi, cette inaltérable loi, qui t'a conduit ici. Tout s'éclaire à présent. Je savais qu'il se tramait quelque chose. Je le tiens enfin ! Ce qui t'arrive est une terrible tragédie, Loki. Sache que je suis sincère et ce, bien que je te haïsse.

— Tu serais débarrassée de moi, glapit-il, misérable.

— Je ne changerai pas d'avis.

— Si tu ne veux pas apprendre à une autre comment faire, alors fais-le toi-même.

— Es-tu devenu fou ? Angrboda reviendra !

— Tu n'en as aucune certitude.

— Tôt ou tard, un appel retentira et il parviendra jusqu'au nœud d'Yggdrasil où elle se cache. Il ne s'agit là ni d'un présage, ni d'une prophétie, mais d'une bel et bien d'une certitude. Et c'est un courroux terrible qui s'abattra sur celle qui aura tenté de défaire son œuvre. Considère cela comme une faveur que je fais à ton amie.

— Angrboda et toi, n'étiez-vous pas sœur, autrefois ? Elle te le pardonnerait.

— Ne connais-tu pas la tradition des fratricides chez les Puissants ? Toi qui as côtoyé si intimement Odin, surtout lorsqu'on connaît sa triste fin, devrais en être familier.

— Je n'ai pas tué le Vieux.

— Cela ne m'intéresse guère.

— Je n'en ai pas eu besoin. »

Le regard de Freya glissa sur les phalanges blanchies de Loki. Une fraction de seconde, elle fut tentée de mettre de côté la haine que tous deux se faisaient un devoir de se vouer car le seul souvenir d'Angrboda, la sorcière avec qui elle avait exploré les secrets du Seidr, suscitait en son cœur un sentiment complexe et innommable. L'arrogance d'Angrboda les avait placées toutes deux sous le joug d'Odin. Freya avait ployé là où Angrboda avait persisté. Dans le Sanctuaire venteux d'Asgard, Freya avait souvent invoqué sa sœur, imaginant ce que leur union aurait donné si elle n'avait pas fait montre de tant de lâcheté.

L'arrivée, à point nommé, de Skadi libéra Freya de sa pénible réflexion. La panthère prit la bouteille de vin et en descendit une gorgée, directement au goulot. Elle maugréait sans que quoi que ce soit d'intelligible ne quitte sa bouche. Freyr fit irruption à son tour, pas moins contrarié.

« Cette demeure est-elle si étroite qu'il nous faille tous nous retrouver agglutinés ici ? pesta Freya. Mon frère, prendras-tu du vin ?

S'il te plaît, oui.

— Alors il te faudra arracher la bouteille aux pattes de cette malpropre ! »

Skadi grogna en abattant la bouteille sur un guéridon.

« Là, tu es contente ?

— L'un de vous daignera-t-il expliquer l'objet de votre querelle ?

— Je préfère encore brûler vive que de continuer à parler à cette bourrique !

Pareil, rétorqua Freyr avec emphase.

— Et vous, de quoi parliez-vous ? rétorqua Skadi.

Freya soupira et repoussa doucement ses chats de mauvaise grâce. Elle se dirigea ensuite vers un petit buffet lourdement ouvragé, aux portes ornées de gravures et soutenu par de gracieuses caryatides. En en sortant deux coupes, elle fit mine de se souvenir à voix haute que ce meuble était un présent des Seigneurs de Nidavellir.

« De Svartalfheim, corrigea Freyr.

— Oh oui, bien sûr, de Svartalfheim, fit-elle en gloussant. Te souviens-tu d'eux, mon frère ? Ils étaient si séduisants, dans leurs cuirasses luisantes...

— Par pitié, pesta Skadi. Qui se fiche de ce meuble ? Ne veux-tu donc pas nous dire de quoi vous parliez ? Toi qui nous accusais de complot ! »

Freya se roidit. Dissimulant sa gêne, elle prit un temps minutieusement calculé à servir Skadi et Freyr, sous le regard médusé de Loki.

« Je cherchais à lui faire cracher le morceau mais cet imbécile ne fait que détourner mes questions au point de me rendre folle !

Quelle question ma chère sœur ?

— Ce diable refuse de me dire quand il compte repartir !

— Plaît-il ?

— Ne fais pas mine de ne pas comprendre, Loki ! C'est de cela que nous parlions, avant que ces deux tornades surgissent ! Quand repars-tu ? Tu es venu ici en qualité de guide pour un voyageur qui s'en est allé. Rien ne te retient. Alors je te répète ma question. Quand pars-tu ?

— Ô Freya, ton hospitalité est aussi légendaire que ta beauté.

— Tu n'es qu'un parasite dans ma maison ! Et j'espère que tu emmèneras ta sorcière avec toi !

— N'aie crainte, chère déesse, fit-il tout mielleux. Nous ne tarderons pas... Et toi, comment comptes-tu partir ? »

Freya lui jeta un regard assassin. Elle le sauvait, et voilà qu'il la mettait dans l'embarras !

« Que veux-tu dire ?

— Par quel moyen comptes-tu quitter ce continent ? Il n'y a que la mer qui puisse t'amener ailleurs et lorsque que nous sommes arrivés, je n'ai vu aucun bateau, aucun vaisseau, aucune barque, aucun canot, pas même un radeau de fortune. Alors je me demandais comment tu comptais repartir. Prévois-tu de séduire un banc de dauphins et voyager, accrochée à leurs nageoires ?

— Ne sois pas stupide ! fit-elle en croisant les bras, impérieuse. Je partirai comme je suis venue.

— En brisant notre embarcation contre les roches tu veux dire ? grinça Skadi.

— Tais-toi, veux-tu !

— Garde-moi une place à bord, Loki.

— Bien entendu, ma Panthère.

— Ferme-la Loki.

— C'est un plaisir de t'accueillir. »

Loki minaudait pendant que Skadi cherchait un bibelot à lui lancer au visage en plus de son mépris.

« Tu vas te joindre à lui, Skadi ?

— Ils vont rapporter les pommes à la Vieille. Je veux voir sa tête quand ça arrivera. Et puis, j'ai d'autres choses à régler. Il ne faudra pas longtemps avant que ça ne dégénère. Tu devrais venir aussi, la Belle. Je suis certaine qu'on rira bien.

— Savoir leur chute imminente suffit à ma réjouissance.

— Et tu ne voudrais pas plutôt y assister ?

— Quel plaisir y a-t-il à regarder une agonie que l'on voit se préparer depuis tant d'années ?

— Par pitié Freya ! Tous ici, on sait que tu ne veux pas venir simplement par fierté.

— La faim te fait dire n'importe quoi, ma pauvre.

— Tu préférerais finir toute seule sur ce continent plutôt que d'accepter une place à bord simplement parce que Loki est aux commandes.

— A ce sujet, ce navire est une propriété de Freyr ! Quand vas-tu de décider à la lui réclamer ? demanda Freya en adressa une expression furieuse à son frère.

Pas aujourd'hui.

— Tu parles peu et pourtant tu m'irrites au plus haut point !

Torunn est toujours là-bas. Et elle est une Vane, elle aussi.

— Maudite soit Torunn ! Elle n'avait qu'à nous suivre lorsque nous le lui avions proposé !

Tu sais bien qu'elle ne pouvait pas.

— Oh ! Elle ne pouvait pas ! On blâme ma fierté mais on excuse la sienne !

— On ne fait que t'excuser depuis des lustres, lança Skadi, cachée derrière sa coupe de vin dont elle tira un long trait, par défi. Elle a eu raison de rester, continua-t-elle avec sérieux. Nous n'aurions pas dû la laisser seule là-bas. Pas avec tous ces chiens.

— Tu dramatises, comme toujours.

— Tu sais pertinemment que non. Tu sais que j'ai raison.

— Elle n'est pas seule là-bas. Pas tout à fait, corrigea Loki.

— Et crois-tu qu'ils se gêneront pour retourner la maison de ton Elfe ? Ils savent tous où elle vit et jusqu'à présent ils avaient peur d'elle. Mais ce sont des chiens, te dis-je ! Des chiens enragés ! Et ils ont déjà levé la main sur elle. Ils n'auront pas peur de recommencer ! »

Les prunelles blanches de Skadi se plantèrent dans le regard de Loki. Son être tout entier contenait un cyclone, rugissant derrière des murailles hautes et épaisses. Et cet insaisissable titan, né de rancœurs, de frustration et de rage s'était levé à l'évocation de Tanagra. Skadi semblait sur le point de céder. Un mal la rongeait mais ce jour-là était différent. Ce jour-là, il atteignit son point culminant. Il franchirait la muraille. Il la détruirait, il n'en laisserait rien. Skadi ne demandait qu'à lui céder. Encore lui fallait-il la bonne cible. Le chaos ne la régissait pas comme il régissait les races d'autres contrées. Dans ce vase débordant de colère, Skadi pouvait nommer chaque goutte d'eau. Elle se souvenait de chaque événement l'ayant conduite à cet ulcère. Il n'y aurait pas de satisfaction à détruire la première chose sur son passage. Il lui fallait anéantir l’objet de son mal. Le Beau. Celui à qui on l'avait offerte, comme on offrirait un agneau à un chien que l’on sait loup.

« Qui ? demanda Loki avec autorité.

La lèvre supérieure de Skadi se releva sur sa dentition acérée. Sur le point de feuler. Elle s'imaginait, enfonçant ses crocs dans la gorge de son ennemi. Les larmes montaient, dans ses yeux blancs. Skadi avait toujours incarné un gigantesque iceberg, inébranlable, robuste, que rien n'effrayait, et devant qui, tous reculaient. Elle fondait. En cet instant, elle fondait. La larme glissa sur sa joue écharpée, traversée par une cicatrice, telle une perle de givre.

« Nous devons partir. Le plus tôt sera le mieux. » décréta-t-elle avant de tourner les talons. Son départ imposa un silence lourd, qui laissa résonner le claquement de ses bottes et le carillon métallique de ses lames.

« Nous partons aujourd'hui, confirma Loki, conquis par sa détermination.

Et ta jeune amie ?

— Elle vient avec nous.

Je voulais dire : où est-elle ? »

 

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Sombie
Posté le 24/03/2025
Un peu après la moitié de ton chapitre dans : "Toi qui nous accusais de complot !3" je pense que le 3 s'est glissé par inadvertance.
Sinon ton histoire est toujours aussi agréable à lire. Elle ne perd pas en qualité et s'enrichit au fil des chapitres.
Je suis curieuse de voir où cette nouvelle équipe, qui semble se former, va nous mener !
Banditarken
Posté le 26/03/2025
Petit 3 effacé, effectivement, il s'est glissé là par inadvertance !
La conclusion arrive d'ici quelques semaines, et j'espère que ça ne semblera pas s'étirer trop en longueur, n'hésite surtout pas à le dire, toute critique peut être constructive !
En tous cas, je te remercie sincèrement de tes retours 😊
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