Chapitre 48 : L'émeraude et la pie

Notes de l’auteur : Bonne nouvelle !
L'écriture du roman s'est terminée ce week end et comptera 60 chapitres tout rond, a priori. Bonne lecture à ceux qui passeront par ici, et à très bientôt !

Sygn allait s'éclipser. En silence, dans la nuit, là où flottaient les ombres ; elle se fondrait parmi elles et redeviendrait ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser être. 

A la rampe d'un balcon, elle suspendit sa besace. A en croire la demi-douzaine de calices, de coupes et de choppes entamées, éparpillées sur le plat de la rampe ou sur des guéridons, on finirait par passer ici, tôt ou tard. L'élaboration n'était pas le point fort de son plan, mais Sygn l'estimait suffisant. Dans ce dédale tout en courbes et aussi vaste qu'une forêt, ne vivaient que très peu d'âmes, en fin de compte. Il suffirait de quelques minutes de plus et toutes ces histoires, ces complots, ces espoirs vains se trouveraient derrière elle. Cette perspective la réconfortait et lui tordait les entrailles à la fois. Qu’y aurait-il, après ?

Sygn tressaillit. Derrière elle, pas un bruit, mais l'onde d'une présence. La maîtresse des lieux apparut dans la lueur mauve du crépuscule. Avec sa démarche aérienne et le drapé de sa longue robe de laine, Freya semblait faite de la même matière que les nuages. L’essence de la saison transparaissait en elle. Pluvieuse, venteuse, ensoleillée et pourtant fraîche, imprévisible mais accomplissant inlassablement le miracle de l'éveil sur toutes choses que l'hiver avait endormies.

« Nous préparons tous notre départ, semble-t-il.

Sygn regretta de ne pas avoir précipité le sien. Il y avait de l’accusation dans le timbre chantant de la belle vane, qui vint se poser à ses côtés.

« Est-ce là l’intégralité de tes bagages ? demanda-t-elle en soulevant la besace par la bandoulière. Au moins, tu es déjà prête. Nous n’allons pas tarder. Skadi est pareille à une lionne derrière ses barreaux et Loki est… et bien il est aussi insupportable qu’à son habitude. Ils nous collent au train, à mon frère et moi pour que nous fassions vite. Je déteste être pressée de la sorte alors j’ai préféré céder les joies des préparatifs à Eir. Cela m’intéressait bien plus de te trouver, à dire vrai.

— Vous vous rendez à Asgard, c’est cela ?

— Ce n’est pas de gaieté de cœur que nous y retournons. Il m’aurait bien plu de rester ici. Toi, tu n’as pas eu la chance de connaître Vanaheim tel que moi je l’ai connu. C’était une terre d’allégresse et de plaisirs. On y chantait, on y dansait, nuit et jour, jour et nuit. Tout y était beau, doux et sucré… En comparaison, tout ce que j’ai connu à l’extérieur m’a semblé terne, amer et fâde. Alors, partir à nouveau, c’est… Je sais que c’est la bonne chose à faire, que c’est la chose nécessaire mais… Le plus difficile, c’eût été d’admettre que mon foyer n’existait plus tel que je l’ai connu. Et qu’il ne le redeviendra jamais. Il n’y a nulle part où aller lorsqu’on n’a nulle part où rentrer. Et pourtant, il n’y a rien d’autre à faire que de partir. Tu comprends ? Oh oui, je suis certaine que c’est un sentiment que tu comprends. Où comptais-tu filer, fille de Torunn ?

— Je l’ignore, répondit Sygn à mi-voix. Je crois que je voulais seulement partir.

— Dans ce cas, réjouis-toi car nous t’offrons une destination.

—  Je ne suis pas certaine d’avoir une place parmi vous.

—  Une place, répéta Freya en considérant la chose avec sérieux. Tu n'as guère plus ta place là-bas que je n'en ai, hélas. Personne n'en a réellement.

—  Tout le monde a une place. Les Nornes les désignent.

— Quelle place ces trois sottes t’ont-elles attribuée ?

— Aucune, je crois.

—  Et à ton avis, laquelle m'ont-elles désignée, à moi ?

— Je vous présente mes excuses. Mon but n'était pas de vous fâcher.

Me fâcher, gloussa Freya. Il en faudrait bien plus ! Tu ne m'as rien fait, toi. Pas encore.

—  Je ne compte pas vous blesser.

—  Pardonne-moi, Fille de Torunn, mais je n'ai pas confiance à toi. J'en blâme ta parenté et tes relations. Si tu n'as pas choisi la première, tu entretiens les autres en pleine conscience. D’ailleurs, tu m’as menti. Comme ton compagnon de voyage, tu m’as menti. »

Sygn ne comprit pas l’allusion jusqu’à ce qu’elle perçoive le reflet nacré, déposé sur le sein de Freya.

« Loki vous l’a donné. Pourquoi ?

— Je suis heureuse de voir que tu n’es pas totalement dupe à son sujet. Il ne me l’a effectivement pas donné par simple bonté. Il m’a demandé de t’enseigner la maîtrise de tes dons.

— Et vous… vous avez accepté ?

— Pas à la hauteur de ce qu’il espérait »

Qu’est-ce que cela signifiait ? Sygn restait circonspecte. Loki l'avait encouragée à la plus haute prudence, avec cette redoutable sirène ; toutefois, elle ne pouvait ignorer que, très certainement, Freya dispensait les mêmes conseils au sujet de son adversaire. Qui disait vrai ? Ils pouvaient avoir tort ou raison tous les deux.

« Tu perturbes notre démon et je crois bien ne jamais avoir observé chez lui une telle perturbation. Quel est ton secret, Fille de Torunn ?»

Sygn décela dans sa question autant de moqueries que de suspicion. Prudence, prudence !  Freya est une fleur aux couleurs criardes, une plante mangeuse d'oiseaux, dont la gueule béante se referme sans que l'on s'en aperçoive. La beauté et l'esprit se partageaient la déesse, qui exerçait ses charmes avec la nonchalance d'une émeraude, portée à dessein à la vue d'une nuée de pies. Que cherchait-elle à lui faire avouer ? Que cherchait-elle à faire ou défaire ?

« Je ne lui ai rien fait. »

C'était exact sans l'être. Loki aurait de quoi être fier.

Sygn ne lui avait rien fait qu'il n'eut désiré. Rien qui n'abusa de sa confiance. Rien qu'il ne put condamner. Il l'avait conviée là où nul mensonge ne pouvait subsister et Sygn n'y avait perçu aucune contradiction avec ce qu'elle supposait de sa nature. Dépouillé de ses artifices, il s'était exposé dans toute la vulnérabilité que pouvait tolérer une âme avant de basculer dans la démence.

« Alors c'est pire que je ne l'imaginais, déclara Freya, en faisant rouler le pendentif entre ses doigts. Il est sincèrement épris.

— Loki n'est pas épris.

— Et toi, tu l'es aussi, poursuivit la déesse sans l'écouter.

— C'est faux !

— Ne me fait pas, comme lui, l'insulte de me mentir. On me dit frivole, on me traite de putain mais je ne suis pas une idiote. Je ne saurais t'intimer de rompre tout attachement. L'audace de ta jeunesse se sentirait si outragée, qu'elle te pousserait à te dévouer davantage à lui. Je ne puis qu'encourager ta réflexion et ton bon sens, Fille de Torunn. Loki n'est pas d'une nature qu'il est aisé d'aimer. Entends-moi bien. Je ne nie là aucun de ses atouts. Il n'est pas difficile de s'éprendre de ce démon, mais il est difficile de l'aimer.

—  Parce que vous le haïssez tous ?

— Parce que l'amour ne peut exister aux côtés de la trahison et de l'abandon. Or, par ce voyage jusqu'à Asgard, Loki prépare les deux. Je te recommande la prudence dans tes sentiments, Fille de Torunn. Tu es jeune, tu n'as pas appris à lire dans les âmes. »

Sygn préférait mettre l'aigreur de Freya sur le compte de sa haine. Peut-être avait-elle surestimé la finesse de la déesse. Prophétiser la déception n'était guère plus subtil que son évocation de Tanagra, lors de leur arrivée.

« Il n'y a rien qu'il puisse trahir, énonça Sygn, laconique. S'il part, il n'abandonnera rien. S'il ment, il ne trompera personne.

— En ce cas, pourquoi vouloir nous quitter la première ? Tu n’as pas encore son talent pour le mensonge, pauvre enfant. »

Freya tourna les talons, mais Sygn ne bougea pas.

« Que vous a-t-il dit du collier ?

— Il n’a rien eu besoin de me dire. Je sais d’où vient ce bijou.

— Savez-vous quelles mains l’ont fabriqué ?

— Quelles mains ? Eh bien, celles d’un de ces…

— Celle qui a créé ce bijou se nomme Solveig. Je n’ai pas eu beaucoup de temps pour la connaître, mais je sais qu’elle vous aime beaucoup. Elle a parlé de vous comme d’une mère et elle m’a fait promettre de vous dire son nom.

— Je me souviens un peu d’elle, oui. C’était une gentille enfant. L’est-elle encore ?

— Ce n’est plus une enfant. »

Freya parut comprendre le sous-entendu.

« Loki laisse une empreinte sur tout ce qu’il touche, regretta-t-elle. Sur tout ce qu’il approche, sur ce qu’il aime et sur ce qu’il hait. Tu ne devrais pas te fier à lui.

— Ce qui est arrivé à Solveig n’était pas sa faute. 

— C’est ce qu’il t’a dit ?

— C’est ce que j’ai compris. »

Dans l’évidente irritation de Freya, Sygn considéra une demi-victoire. La belle déesse la dévisagea, et son regard était celui d'une prédatrice qui ne verrait pas d'objection à chercher les secrets de ses proies dans leurs entrailles.

« Sais-tu quelle est la place que les Nornes ont attribué à Loki ? J’imagine qu’il s’est abstenu d’en faire étalage. Elles n’ont pas eu à cœur de se mouiller beaucoup à son sujet mais je ne pense pas qu’il soit nécessaire de s’enfoncer dans la boue jusqu’aux genoux pour comprendre qu’on en ressortira sale.  Loki est promis à l'Imprévisible, voilà ce que les Nornes ont dit à Odin le jour où il leur a posé la question. Quand tu croiras le tenir, c’est là qu’il t’échappera. Ainsi en est-il toujours avec lui. Si tu ne crois pas ma parole, aie l’humilité de croire celle des Nornes, Fille de Torunn. »

Un mince sourire fendit le visage de Sygn tandis que Freya s’éloignait. L’imprévisible. Celle que même les Nornes ne pouvaient définir.

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