Le lendemain matin, lorsque Gil Vernet se présenta enfin au salon, il était accompagné d’un nouveau personnage. Julienne et Héléna lui trouvèrent une allure particulièrement intrigante.
Loïg Poksa était un petit homme au ventre très rond sous son veston couleur de bagatine fraîche. Il avait les jambes courtes mais agiles, et des bras longs qu’il bougeait dans tous les sens en parlant, avec au bout des mains nerveuses qui sans arrêt gigotaient ou trituraient quelque chose. La poche gauche de son veston, comme toujours, était gonflée. À n’en pas douter, elle renfermait quelques unes des fameuses statuettes de bois qu’il sculptait soigneusement de ses mains, sans aucune aide magique, depuis des dizaines d’années. Des centaines de figurines, toutes différentes, suffisamment nombreuses pour qu’aujourd’hui chaque musée et galerie d’art de Delsa puisse en avoir quelques unes dans ses réserves[1].
Loïg Poksa avait de longs cils qui clignaient plus souvent que chez n’importe qui d’autre, et de petits yeux sombres qui souriaient plus aussi. Ses joues un peu rouges s’arrondissaient alors, au-dessus d’une étrange moustache ondulée devenue célèbre. Julienne et Héléna ne pouvaient pas le voir car il portait l’un de ses chapeaux fétiches le jour où elles le rencontrèrent, mais il avait à l’arrière du crâne une calvitie sur laquelle la lumière se reflétait.
En 278, il occupait depuis déjà trente-deux ans le poste de Maître de la Magie au sein du Palais, et connaissait par leur nom chacun des jeunes magiciens de Prim’Terre, ainsi que la plupart de ceux des autres terres du nord, ayant été leur professeur attentif et bienveillant. Tout le monde à Delsa connaissait son nom, qui n’était pas encore attaché dans les esprits aux images tragiques que nous lui associons de nos jours.
Bien sûr, il avait été le premier vers qui Gil Vernet s’était tourné, lorsqu’il avait appris l’arrivée au Palais des deux jeunes filles qui prétendaient être l’Héritière et la Lamarre disparue. Le maître magicien, bien plus que beaucoup d’autres, était conscient des enjeux. Gil Vernet s’était dit aussi qu’il était le mieux placé pour dénicher la supercherie – au moins dans le cas de la fille qui disait qu’elle était Ysaure. Si la fraude était trop grossière, trop invraisemblable, il saurait le voir.
Il y avait eu beaucoup de bavardages, des débats sans fin, entre Gil Vernet, Loïg Poksa, et les quelques autres à qui le Conseiller avait exposé les faits, après leur avoir fait promettre qu’ils ne parleraient ni au roi ni à la reine avant qu’ils aient suffisamment creusé toute cette histoire. Le récit des deux filles avait paru un peu énorme à tout le monde. Mais il y avait Claude Gérard. Malgré ce que Gil Vernet pouvait penser de lui, l’ancien conseiller avait encore un prestige certain auprès des delsaïens, et même auprès des Hauts-Dignitaires actuels. Son seul nom – si son lien avec les deux probables usurpatrices était avéré – rendait leur petite fable bien plus crédible que toutes les autres salades qu’on leur avait servies au fil des années. Voilà qui changeait absolument tout.
Loïg Poksa, lorsqu’il entra dans le salon où Clarisse, Julienne et Héléna étaient en train de prendre leur petit-déjeuner, s’arrêta sur le seuil pour les regarder de loin. Elles s’immobilisèrent aussi, entre deux bouchées, et observèrent ce petit homme qui les fixait de ses yeux perçants. Il les examina quelques instants, scruta ces deux visages qu’il ne connaissait pas, et tenta – peut-être – d’y déceler une ressemblance quelconque avec d’autres qu’il connaissait bien. Sûrement chercha-t-il aussi à savoir si ces deux visages étaient perchés sur des épaules capables de porter tout ce qu’on serait peut-être amené à y mettre.
Il glissa une main dans sa poche, la referma sur l’une de ses statuettes de bois, et la serra tandis qu’il s’avançait de quelques pas.
« Bonjour Gardienne », dit-il d’une voix forte et claire.
Il s’était mis à sourire largement sous ses moustaches. Clarisse esquissa un hochement de tête.
« Bonjour Monsieur Poksa, dit-elle.
_C’est très gentil à vous de venir rendre visite à votre vieux professeur. Vous vous faites de plus en plus rare, par ici. »
Clarisse allait répondre mais le maître magicien leva une main et reprit :
« Je vous charrie. Je sais que vous avez beaucoup à faire auprès de la Mordorée. C’est là-bas qu’on a le plus besoin de vous. Et puis je sais bien qu’il y a longtemps que je n’ai plus rien à vous apprendre. Il est même très possible que ce soit vous, aujourd’hui, qui ayez des choses à m’enseigner. »
Son sourire s’élargit tandis qu’il contemplait son ancienne élève. Puis son regard dériva sur ses deux compagnes de voyage.
« Mesdemoiselles », dit-il avec une légère inclination du buste.
Julienne et Héléna lui rendirent son salut. Elles se sentirent en confiance avec ce bonhomme à l’allure excentrique et à la mine aimable.
« Je suis Loïg Poksa, leur apprit-il. Je suis le Maître de Magie, ici au Palais. Cela signifie que je suis chargé de la formation de tous les magiciens qui vivent entre ces murs, et de ceux qui viennent parfois de très loin pour apprendre auprès de moi. »
Son regard cessa de naviguer de l’une à l’autre pour se poser plus franchement sur Julienne.
« Ysaure Lamarre, je présume ? »
Julienne et Héléna ne purent se retenir d’échanger un regard. C’était la première fois que quelqu’un s’adressait spontanément à elles sous les noms que Monsieur Gérard leur avait attribués, qui plus est d’un ton qui ne semblait pas ironique. Julienne regarda de nouveau le magicien, et acquiesça.
« Très bien, dit celui-ci. Je suis désolé d’interrompre votre petit-déjeuner, mais vous comprendrez que je veuille vous poser quelques questions ? »
Julienne déglutit.
« Bien sûr », répondit-elle.
Les pommettes du magicien se ré-haussèrent en même temps que son sourire, alors qu’il désignait à Julienne un fauteuil dans lequel il voulait qu’elle s’assoit. Elle prit le temps de s’essuyer la bouche dans une serviette avant de se lever, sous l’œil nerveux d’Héléna. En marchant vers le fauteuil, juste en face de celui dans lequel Monsieur Poksa venait de s’enfoncer, elle essuya ses mains moites sur ses cuisses. Le magicien souriait toujours. Il avait visiblement à cœur de la mettre à l’aise.
« Bien », fit-il lorsqu’elle fut installée à son tour.
Héléna et Clarisse étaient toujours attablées mais semblaient avoir totalement oublié leurs assiettes encore à moitié pleines. Gil Vernet se tenait debout devant la porte close, sans bouger ni émettre le moindre son. Il paraissait chercher à faire oublier sa présence, mais sa taille, son regard de rapace et l’autorité froide qui émanait de toute sa personne rendaient la chose impossible.
« Monsieur Vernet m’a dit que vous aviez bien connu Monsieur Gérard », poursuivit le magicien sans lâcher Julienne des yeux.
Elle opina de la tête.
« Pouvez-vous me raconter comment vous l’avez rencontré ?
_Non. J’étais trop petite, je ne me souviens pas. Il habite juste à côté de là où j’ai grandi. Il a une grande propriété où ma mère m’emmenait quand j’étais enfant. Ils se connaissaient un peu. Je ne savais pas d’où et je crois que je n’ai jamais cherché à le savoir. J’ai dû m’imaginer qu’ils avaient fait connaissance quand on s’est installées et qu’il est devenu notre voisin. Pourtant je voyais bien qu’ils ne s’appréciaient pas vraiment. »
Loïg Poksa haussa les sourcils.
« Ah non ? Pourquoi ça ?
_Je n’ai jamais vraiment su. Elle n’aimait pas toujours me savoir chez lui. J’aimais bien aller le voir, et me promener sur le domaine. Je crois qu’elle avait peur, quand j’étais petite. C’était grand, plein de recoins, il y avait les bois juste à côté… Mais elle me laissait quand même y aller, parce qu’elle savait que Monsieur Gérard ne laisserait rien m’arriver. Même s’il l’agaçait.
_Pourtant c’est bien lui qui vous a aidées, non ? Quand votre mère a voulu fuir Delsa avec vous, c’est lui qui vous a aidées à traverser l’Abyssyba et qui vous a fait rester auprès de lui, sous sa protection et celle de son réseau du Là-Bas.
_ J’imagine qu’elle avait surtout peur qu’il me dise la vérité, et qu’il veuille me renvoyer ici. Après tout, c’est ce qui a fini par arriver. »
Le magicien se mit à hocher lentement la tête, avec une moue pensive.
« Je vois », dit-il.
Il cogita quelques instants, que Julienne commençait à trouver un peu longs lorsqu’il reprit, de but en blanc :
« Comment est-il ? Son domaine ? »
Julienne, prise de court, mit quelques secondes avant de répondre, incertaine :
« Grand. Il y a une prairie, et des champs. Beaucoup de bâtiments aussi. Des remises, des hangars, des serres… Et puis des animaux. Des chevaux, surtout.
_Des chevaux ? » releva Monsieur Poksa, la mine intéressée.
Julienne acquiesça.
« Oui. Monsieur Gérard aime beaucoup les chevaux.
_Oui, je me souviens de ça. Il avait même un véritable don avec eux. Il a commencé comme écuyer au service de la Garde. Vous le saviez ?
_Non, dut admettre Julienne en glissant un regard dérouté en direction de Clarisse et Héléna.
_Il vous a appris à monter ?
_Un peu, quand j’étais petite. Mais je n’ai jamais beaucoup aimé ça. »
Il esquissa un sourire.
« Est-ce que vous avez quand même eu l’occasion de monter avec lui ? »
Julienne écarquilla les yeux.
« Eh bien… Non. En fait, je ne l’ai jamais vu sur un cheval.
_C’est étonnant. Très étonnant, même. Claude Gérard est pourtant le meilleur cavalier qu’il m’ait été donné de rencontrer. »
Julienne sentit son cœur battre un peu plus vite devant le regard soudain suspicieux du petit homme.
« C’est à cause de sa jambe, s’empressa-t-elle d’ajouter.
_Sa jambe ?
_Oui. Il s’est blessé, il y a longtemps. Avant que je le connaisse. À cause d’une chute de cheval, justement. En tout cas c’est ce qu’il m’a dit… Depuis il boite et il a besoin d’une canne. Il m’a raconté que ça avait été une chute très violente, et qu’il n’a jamais réussi à remonter après ça. Que ça réveillait la douleur. »
Loïg Poksa se tourna vers Gil Vernet et il y eut entre eux un regard entendu. La chute de Claude Gérard, survenue alors qu’il assurait la défense du Mont Cavot en proie à une horde de cauchemorts, n’était pas encore connue auprès du grand public. Elle s’était produite juste avant que le Conseiller ne décide de se retirer dans le Là-Bas, si bien que très peu de gens à Delsa l’avaient vu avec sa canne. Les propos de Julienne accréditaient leur récit au moins sur ce point : il était très possible qu’elles aient bien été envoyées par Claude Gérard.
Cette question étant plus ou moins tranchée, le maître magicien la laissa de côté.
« Avez-vous une pierre ? demanda-t-il à Julienne.
_Dans mon sac, répondit-elle. Vous voulez que j’aille la chercher ?
_Oui, s’il-vous-plaît. »
Tandis qu’elle se levait pour aller récupérer son sac, Loïg Poksa s’étonna :
« Vous ne la portez pas sur vous ?
_Elle me gêne, s’excusa Julienne. Il paraît qu’elle est trop petite pour moi. »
Monsieur Poksa eut un petit rire.
« Je déteste quand ça arrive », dit-il, compatissant.
Julienne revint vers lui et lui tendit la pierre. Elle se dit qu’il valait sûrement mieux lui dire tout de suite ce dont il n’allait de toute façon pas tarder à se rendre compte.
« Et puis je ne sais pas m’en servir », avoua-t-elle.
Le magicien prit la pierre, l’observa, la fit rouler entre ses doigts.
« Je vois ça. Cette pierre n’a pas servi depuis au moins vingt ans. »
Il releva la tête vers elle.
« Vous n’avez jamais fait de magie, alors ? »
Julienne fit non de la tête.
« Ni rien qui ressemble de près ou de loin à de la magie ?
_Non plus. »
Clarisse, depuis la petite table où elle était toujours installée avec Héléna, intervint :
« Je lui ai montré comment porter sa pierre, et j’ai essayé de lui expliquer comment s’en servir. Ça n’a rien donné. Mais j’imagine qu’il est possible qu’une magicienne élevée dans le Là-Bas, sans aucune conscience de ses capacités, puisse ne pas être capable de les exploiter, même arrivée à l’âge de Julienne. »
Loïg Poksa hocha imperceptiblement la tête, songeur.
« Il faudrait lui laisser plus de temps », conclut Clarisse.
De nouveau, le magicien se tourna vers Gil Vernet, et cette fois elles eurent plus de mal à interpréter le regard qu’ils échangèrent.
« C’est certain », dit Monsieur Poksa.
Il rendit la pierre à Julienne, et lui demanda :
« Puis-je vous emprunter votre main ? »
Elle essuya encore une fois sa paume contre son pantalon, avant de la tendre au maître magicien. Il la saisit aussitôt, plongea un regard cuisant droit dans les yeux inquiets de Julienne, et serra sa main dans la sienne, à lui en faire presque mal, pendant quelques secondes. Elle écarquilla les yeux en sentant une chaleur brûlante tapisser ses orbites en même temps qu’une sorte de froideur envahissait son crâne, redescendait le long de sa trachée et se répandait à travers ses organes, puis dans tous ses membres, jusqu’à venir se concentrer dans sa main droite toujours compressée dans celle du magicien. Au moment où l’étrange sensation allait devenir douloureuse, il la lâcha.
« Alors ? s’enquit Gil Vernet avec impatience, dans son dos.
_Difficile à dire, répondit Loïg Poksa. Je n’ai rien senti de particulier. Mais cette méthode est très contestée. Et d’autant plus incertaine dans un cas de figure aussi particulier. »
Le conseiller eut un soupir. Monsieur Poksa reprit :
« Comme l’a très justement fait remarquer Madame Lamarre, nous avons besoin de plus de temps. Peut-être qu’en donnant quelques leçons à Mademoiselle Corbier je serais en mesure de déterminer si oui ou non elle pourrait être magicienne. »
Il adressa un dernier sourire amical à Julienne, et se releva.
« Nous allons vous laisser finir de manger, dit-il en rejoignant Gil Vernet près de la porte.
_C’est ça, approuva ce dernier en le regardant ouvrir la porte. Nous reviendrons plus tard vous faire part de notre décision. »
Elles comprirent, non sans un certain abattement, qu’elles allaient encore devoir rester dans ce salon qu’elles avaient fini par avoir en horreur. Leur tourment était d’autant plus pesant qu’elles ne savaient que penser de ce qui venait d’être dit. Elles étaient toujours aussi incertaines quant à leurs chances d’être accueillies et à leurs risques d’être jetées dehors. Ce qu’elles ignoraient, évidemment, c’était que la situation dans laquelle se trouvait alors Delsa – que nous avons exposée quelques chapitres plus haut – pesait plus lourd que n’importe quel autre facteur dans le parti qu’allaient prendre Gil Vernet et les quelques autres mis dans la confidence. Parti qu’ils avaient déjà à peu près arrêté depuis longtemps, puisqu’en réalité il y en avait un qui s’imposait, bien malgré eux.
[1] Néanmoins, la collection la plus belle et la plus complète est sans aucun doute celle de la Galerie Monzé-Joaillot, à Landrégort, dont je ne peux que vous conseiller la visite.