Marianne, Claude Gérard et les Nevin étaient traînés dans un long couloir sombre. Tout autour d’eux, des murs de pierres suintants d’humidité, et entre les pierres de la mousse gluante. Sous leurs pieds, de la terre battue truffée de cailloux fourbes qui les faisaient trébucher sans arrêt. Leurs faux pas agaçaient les démons qui les tenaient, mais ils ne parvenaient pas à les éviter parce qu’on les poussait trop vite et qu’il faisait trop noir. Ils voyaient à peine leurs jambes. Au-dessus de leurs têtes, depuis la voûte basse du plafond, à intervalles irréguliers, des gouttes d’eau glacée et sale leur tombaient sur le crâne, se répandaient sur leur cuir chevelu et les faisait frissonner de froid et de dégoût. Il y avait, partout, une odeur infecte dans laquelle se mêlaient la terre, la moisissure, peut-être un peu de sang, et certainement de l’urine. Le couloir était étroit. Le long des murs, d’épaisses portes de bois se succédaient, percées dans leur partie haute d’une toute petite ouverture, juste assez large pour que d’un côté les geôliers puissent vérifier l’état de leurs prisonniers, et que depuis l’autre côté les jérémiades, les appels et les effluves des captifs viennent emplir le couloir.
Marianne et les trois autres avaient tous les mains dans le dos et un démon accroché à chaque bras. On venait tout juste de leur retirer les sacs en toile de piole encrassée qu’on leur avait jusque-là laissés sur la tête, délicate attention de la part de leurs prévoyantes escortes pour s’assurer qu’ils puissent profiter à leur aise du spectacle, sons et odeurs compris. Quand on les en avait libérés, ils avaient pu constater qu’Eryn avait disparu, sûrement parce qu’elle était pressée d’aller annoncer à la patronne la nouvelle de leur capture. Il ne restait plus que Tobias pour indiquer aux démons la marche à suivre. Comme d’habitude, il avait l’air de s’ennuyer ferme. Il semblait s’intéresser davantage aux quelques sorciers qu’il croisait parmi la foule des démons – probablement venus prendre des nouvelles d’un prisonnier quelconque – , aux dernières nouvelles qu’ils avaient à raconter, à l’état de santé de leurs enfants, et à leur opinion quant aux récentes frasques d’un membre de l’assemblée des Bannis dont Marianne serait plus tard incapable de se rappeler le nom[1]. Concernant ses propres prisonniers, Tobias s’était contenté d’un vague geste de la main, pour indiquer à ses démons dans quelle cellule ils étaient censés les fourrer. Puis il les avait tous laissés le dépasser, pour continuer à discuter avec une grande sorcière à l’air farouche, visiblement une amie à lui qu’il avait un peu perdue de vue.
Sur le chemin de leur cellule, il durent se presser contre l’un des murs dégoûtants pour laisser passer un autre groupe, qui venait en sens inverse. Il y avait là trois démons, encore plus baraqués que les leurs, qui avaient l’air d’un convoi spécial. Ils écartaient tout le monde avec des gestes impérieux de leurs larges mains velues, et prenaient des mines de personnages importants. Tous les trois tenaient fermement leur prisonnière en gardant un œil constamment braqué sur elle. Ils devaient craindre qu’elle ne leur file entre les pattes. Pourtant, en les voyant passer, Marianne, Monsieur Gérard et les Nevin froncèrent les sourcils et les suivirent des yeux malgré les douloureux rappels à l’ordre de leurs geôliers. La prisonnière des trois démons était une toute petite fille terrorisée.
[1] Mais d’après les dates, il me semble très probable qu’il s’agisse de Strabo Calvus, qui venait de faire l’objet d’une enquête ayant révélé qu’il avait, pendant plus d’une année, déguisé l’un de ses domestiques de façon à le faire passer pour lui – allant jusqu’à lui tondre le crâne – afin de le faire assister à sa place aux réunions de l’assemblée. Le matin même de l’arrivée de Marianne Lacombe au Dômaine, il venait également d’être découvert que Calvus, quelques jours plus tôt, avait tenté d’échanger son nouveau-né avec ceux de voisins, parce que le sien louchait.