Chapitre 48 - Froide

Je m’étais attendue à accuser le coup.

 

Je m’étais préparée à pleurer, à hurler, à taper dans les murs de mon studio, à fracasser sur le sol la totalité de ma vaisselle, à me précipiter chez Mélanie pour implorer la confirmation de son amitié, à avoir besoin de courir un marathon pour que ma sueur expulse de mon corps souillé les moindres traces du passage de Nicolas en moi, à rester deux heures sous une douche brûlante pendant que l’eau chasserait mes larmes de honte et de confusion...

 

Je pensais que je serais humaine.

 

La fille qui sortit de l’hôtel et traversa trois rues pour se rendre à l’arrêt de tram le plus proche avait froid. Je ne m’étais pourtant découverte d’aucun fil, puisque j’avais remis mon blouson d’étudiante modèle par-dessus mon pull de printemps. Mais j’étais glacée. Je traçai jusqu’à la station, indifférente à la vie qui grouillait autour de moi. Lorsque le tube de verre et d’acier s’arrêta, mon reflet apparut dans les larges vitres. Je me trouvai belle. Et froide. Et inaccessible.

Inaccessible pour qui n’en aurait pas les moyens.

Je m’assis, « raide comme une saillie, blanche comme un cierge de Pâques ». Etais-je de ces gens-là ?

 

Quelques enfants se chamaillaient. Des adolescents écoutaient en meute une bouillie de rap agressif sortant de deux écouteurs démesurés, faisant subir leurs décibels aux occupants de la rame, avant de retourner à leur tour subir leur indigestion de culture générale à grands coups de Chanson de Roland, de cycle du carbone, des grands hommes de la Renaissance, de vecteurs colinéaires ou des nuances entre le simple past et le present perfect. Des vieux agacés par la jeunesse impolie testaient sans courage le strabisme divergent, un œil fixé sur l’objet de leur courroux, l’autre sur la ville et la vie qui défilaient.

J’étais au milieu de tout, et je n’étais nulle part. Je n’étais qu’en moi, comme aspirée de l’intérieur par la glace qui cristallisait ma chair aussi bien que mon empathie de vivante.

 

Froide.

 

Mon portable indiquait que Mélanie et Éric avaient essayé de me joindre. C’est vrai que je n’avais pas vu mon petit ami depuis le petit déjeuner de dimanche matin. Je lui envoyai un sms : « je t’appelle tout à l’heure ». Mélanie m’en avait écrit un également : « J’espère que tu vas bien, je t’embrasse ». Je ne répondis pas. Je ne savais pas si j’allais bien ou non.

 

Nager dans les eaux troubles

Des lendemains

Attendre ici la fin

 

Je descendis quand le tram atteignit l’arrêt proche des rues commerçantes du centre-ville. Il me fallait non pas changer mes idées, mais les créer. Ne pas rester atone et murée. Retourner côtoyer la vie et les gens. Je croisai quelques boutiques, et m’achetai une magnifique jupe bleue, très courte, dont la terminaison était un liséré en dentelle, ce qui créait quelques centimètres de transparence suggestive à mi-cuisses. Je trouvai également un pull tout simple, en cachemire extrêmement moulant, à manches courtes, de couleur beige. Il était léger, non décolleté, toute sa sensualité étant concentrée dans cette façon d’épouser les formes du buste, des épaules, du dos et du ventre. Enfin, deux rues plus loin, je tombai sur deux paires de chaussures. L’une était composée d’escarpins classiques, mais dont la couleur beige s’accorderait avec le pull. Le talon était biseauté mais suffisamment haut. Je ne portais pas si souvent des talons, quoique l’affection d’Éric pour ce parement suggestif m’y incitait de plus en plus. Mais quitte à en mettre, il était hors de question que je me contente de talons à mi-hauteur, qui m’évoquaient bien davantage la tentative avortée de jouer les dames, que l’exaltation d’une féminité assumée dans ses connotations les plus sexy, fussent-elles issues d’un imaginaire paternaliste. La deuxième paire poussait à son paroxysme cette dernière idée. C’étaient des sandales de soirée bleues marines en cuir, au talon aiguille vertigineux de dix voire onze centimètres. Un ruban en satin, bleu également, s’enroulait autour des chevilles pour accentuer le maintien du pied tout en soulignant la naissance de la jambe. Contrairement aux chaussures fermées, la sandale exhibait le pied, dont le maintien était assuré de façon minimaliste par une sangle fine qui passait au-dessus des orteils, et par celles qui permettaient de fermer le soulier au bas de la cheville, avant que le ruban ne vienne s’y superposer.

 

J’avais dépensé la moitié de la somme que m’avait donnée Nicolas pour s’ouvrir les portes de mon corps. J’étais contente d’avoir trouvé quelques jolies choses, et imaginai déjà le visage lumineux d’Éric découvrant mes jambes, qu’il chérissant tant, sous cette jupe et dans ces sandales. Puis l’autre voix dans ma tête fracturée se fit pragmatique et se dit que je tenais là une belle tenue de professionnelle, à la fois élégante et irrésistible.

 

Comment était-elle, déjà, Ludivine Sagnier, dans le film de Chabrol ?

Ah oui !

Coupée en deux.

 

Je repris le tram après avoir déjeuné d’une tartine grillée aux légumes du soleil et d’un smoothie, dans une petite enseigne de restauration rapide alternative aux chaînes habituelles. Un jeune homme de mon âge vint s’assoir à côté de moi et tenta une conversation. Pendant quelques secondes, je ne fus plus sûre de la tenue que je portais. Avais-je affaire à un affamé de sexe bavant sur Lola sans avoir le train de vie pour se la payer, ou à un étudiant sympathique voulant simplement discuter avec Léa ? Je restai distante et dissuasive, regardant à mon tour la vie défiler de l’autre côté de la fenêtre tout en l’ignorant. L’étudiant finit par se taire devant un tel mur d’indifférence.

 

Froide.

 

Je rentrai dans mon studio un peu après 16 heures. Je sortis mes affaires du sac à dos. Mes cours se postèrent sur la table pour que je m’y penche. La boite de calissons trouva une place sur ma petite table basse entre le canapé et ma télévision. Ma tenue sexy rejoignit les affaires sales de la veille dans la corbeille à linge de ma salle de bains. Je ne l’avais même pas portée une heure mais elle était chargée du désir de Nicolas. Je remis seulement les bottines basses dans mon meuble à chaussures, à côté de mes deux nouvelles paires, et les bas noirs dans le tiroir à collants de mon armoire. Les oripeaux de Lola avaient disparu, chacun retrouvant son rôle isolément des autres dans ma vie quotidienne.

 

Mon portable sonna. C’était Mélanie, je décrochai.

 

-Salut Mél.

-Ça va ma poulette ? J’étais inquiète.

-Oui, oui, je viens de rentrer, là.

-Ok, je suis en pause, j’ai cours jusqu’à 18 heures, tu veux que je passe te voir après ?

-Si tu veux.

-Tu es sûre que ça va ?

-Je ne suis sûre de pas grand-chose, là, mais ça va aller, t’inquiète.

-Tu l’as fait ?

-Je l’ai fait.

-Ok… on se voit tout à l’heure ?

-Ça marche.

-Je t’embrasse.

-Moi aussi, bye.

 

Flotter dans l'air trop lourd

Du presque rien

A qui tendre la main

 

J’allumai le portable de Lola et effaçai les sms reçus sans même les regarder. Si on voulait la joindre, il n’y avait qu’à faire l’effort de la rappeler.

Je m’installai à ma table et commençai à travailler. Je rédigeai un projet de mémoire plus affûté que le précédent, afin que le professeur dont j’espérais qu’il en serait le directeur accepte cette tâche lundi prochain. Puis je pris mes cours du matin et m’y plongeai.

 

Au bout d’une heure mon portable sonna à nouveau. C’était Éric. Je l’avais oublié.

 

-Salut Éric.

-Salut m’dame. Ben alors c’est comme ça que tu me rappelles ?

-Excuse-moi, je viens juste de rentrer, j’ai travaillé sur mon projet de mémoire toute la semaine.

-T’as vu ton prof lundi, alors, il a accepté ?

-Il m’a demandé un projet formulé de façon plus précise avec des directions de recherches plus affirmées. Il veut ça lundi prochain pour prendre sa décision.

-Ok et donc t’es là-dedans depuis lundi ?

-Oui, je suis désolée… c’est vrai que je ne t’ai pas appelé depuis dimanche.

-C’est pas grave. Tu fais quelque chose ce soir ?

-Oui là je dois finir un travail. Tu veux qu’on se voie demain soir ?

-Oui j’aimerais bien.

-D’accord, je finis les cours à 13 heures.

-Ben oui, je sais bien.

-Oui, je suis bête, évidemment que tu sais.

-T’es sûre que ça va, Léa ?

-Oui, oui, un coup de stress, rien de plus.

-Ok. Bon… Ecoute on se fait un cinéma, demain, ça te va ?

-Bonne idée, oui.

-On tente une séance de 18 heures et après on va dîner ?

-Ça me parait très bien, ça, oui.

-On se retrouve au cinéma vers 18 heures ? Et on choisit le film sur place ?

-D’accord !

-Très bien, ben alors à demain.

-A demain, Éric.

-Je t’embrasse.  

-Moi aussi.

 

Froide.

 

Je repris le travail sur mes cours. Pas longtemps. C’est le téléphone de Lola qui sonna cette fois-ci. C’était Vincent, le boute-en-train cultivé de deux mètres et cent kilos que j’avais reçu il y a quelques temps.

 

-Bonsoir Vincent.

-Bonjour Lola ! Vous allez bien ?

-Oui et vous ?

-Ecoutez, très bien aussi, j’avais très envie de refaire une séance avec vous.

-D’accord, quand ça ?

-Lundi ?

-A 13h15 ?

-Ah oui, entre midi et deux, très bien.

-Combien de temps ?

-Est-ce que maintenant qu’on s’est déjà vus, on peut envisager un body-body ?

-Oui, on peut l’envisager.

-Ah génial ! Alors voilà, je prends ça !

-D’accord Vincent c’est noté.

-Excellent, à lundi alors !

-Bon week-end.

 

La fin d’après-midi se passa sans que je sois dérangée. J’expédiai méthodiquement tout le travail que je m’étais fixé comme objectif. Je n’avais pas l’impression d’être préoccupée. Mon corps avait fait son boulot, mon esprit était à son tour à la tâche. Peut-être que c’était le bon compromis : Lola se faisait payer pour satisfaire les pulsions des hommes, et Léa vivait sa vie. Pourquoi m’étais-je fait une telle montagne de tout ça alors que c’était finalement si simple ? Il suffisait de compartimenter les actes, et cloisonner les ressentis. Chaque émotion à sa place, chaque fellation à la sienne. Le pénis d’Éric était à Léa, ceux de la Terre entière à Lola. Et bien voilà, c’était réglé.

 

Je montai le chauffage de mon studio et enfilai un gilet par-dessus mon pull. J’étais gelée.

 

Un peu avant 19 heures, Mélanie toqua à ma porte. Je lui ouvris. Elle me regarda depuis le palier avec des yeux grands ouverts, précautionneux, et son regard sombre de méditerranéenne chercha dans le mien une accroche possible, une impression qui puisse faire marchepied et la guider vers la meilleure façon de se comporter avec son amie subitement devenue prostituée.

Visiblement, elle ne trouva strictement rien dans mes yeux.

 

-Bah entre, dis-je en fermant la porte derrière elle !

-Ouais…

-Tu veux manger ?

-Euh j’en sais rien, il est encore tôt, là.

-Ok.

-Putain mais t’as fait un feu quelque part, c’est quoi cette température de malade ?

-Ben je sais pas j’ai froid, alors j’ai monté le chauffage.

-Mais attends t’as un gilet en plus ? Il doit faire trente degrés là, dans ton studio, c’est insupportable !

-Oui mais J’ai froid.

-Je vais devoir me foutre à poil ! Tu veux pas baisser un peu ?

-Je redescends comme c’était avant, je verrai bien.

-Merci.

 

Mélanie prit une chaise et s’assit.

 

-Alors ma poulette, tu me racontes ?

-Que veux-tu savoir ?

-Euh… je sais pas… comment tu vas, principalement.

-Bien.

-Ah…

-Bah oui, ça va, je ne sais pas quoi te dire d’autre.

-Comment ça s’est passé ?

-J’y suis allée, on a baisé, je suis repartie.

-T’as le sens du résumé, dis-donc !

-Mais que veux-tu que je te dise ?

-Ce que tu ressens.

-Je ne ressens rien.

 

Je vadrouillai dans la pièce unique de mon studio, rangeant divers objets comme si faire le ménage venait d’être décrété indispensable, tout en répondant mécaniquement à Mélanie sans la regarder. A mon sixième passage, elle m’intercepta en me prenant l’avant-bras.

 

-Hé Léa …

-Oui ?

-T’es complètement renfermée sur toi-même là...

-Non, je te dis, je ne ressens rien de spécial.

-J’en crois pas un mot.

-Ah ben je t’assure que pourtant…

-J’en crois pas un mot, me coupa-t-elle en insistant.

-J’aimerais bien ressentir quelque chose…

-Voilà, ça c’est un sentiment. Il s’appelle le regret.

-Je regrette de ne rien ressentir, c’est ça ?

-Voilà.

-Ok t’es trop forte pour moi, je m’incline !

-Bon sérieusement, c’est quoi cette histoire de ne rien ressentir ?

 

Je soupirai en regardant Mélanie.

 

-Je me sens ailleurs. Je m’étais dit qu’une fois sortie de l’hôtel ça allait être un peu l’explosion… sans savoir trop dans quel sens. Bon, voilà, finalement pas.

-Mais t’aurais préféré exploser, donc ?

-Non, pas nécessairement. Si je prends tout ça très bien, tant mieux.

-Tu n’es ni convaincue ni convaincante.

-Ecoute, pour raconter, que dire …

-Il était comment, Nico ?

-Comme toujours. Gentil, tendre, câlin. Il m’avait acheté ça, dis-je en désignant la boite de calissons d’un geste du menton.

-Plutôt positif, donc.

-Ouais. Et du champagne.

-Belle entrée en matière.

-Oui.

-T’es allée te faire toute sexy, en arrivant ?

-Non je m’étais changée dans les chiottes de l’hôtel.

-Ah oui ? Mais on t’a vue, ensuite ?

-Oui, enfin bon j’étais sexy mais pas à poil, ni vulgaire.

-D’accord. Ça va, du coup il était heureux ?

-Oui, je crois qu’on peut dire ça.

-Bon et sans entrer dans les détails, il a été bien ?

-Je te dis, il a été comme on le connait. Gentil et tendre.

-C’est plutôt bien pour toi, alors ?

-Ben ouais.

-T’as pris ton pied ?

-Non.

-Rien du tout ?

-Non juste quelques minuscules sensations à la fin quand il a voulu faire des trucs coquins sous la douche.

-Rhooo Nicolas !

-Ouais. Donc là si tu veux on s’est caressés, ça ressemblait un peu aux massages, il n’y a pas eu pénétration, je l’ai fait jouir à la main pendant qu’il … enfin tu vois quoi.

-Il te caressait.

-Voilà.

-Il te doigtait ?

-Ouais !

-Ok. Et là t’as ressenti quelque chose, donc ?

-Oui, un peu, vaguement.

-Mais avant ?

-Non.

-Non mais je veux dire… avant, il y a eu pénétration ?

-Ah ben oui, on a baisé, quand même. C’était le but de la séance si tu veux…

-Oui, oui, j’entends bien mais j’y étais pas, hein, donc …

-Excuse-moi.

-Pas de problème, ma poulette. Tout va bien.

-Alors donc, pour être claire, il m’a prise une fois, après les préliminaires de rigueur, et non j’ai pas pris de plaisir.

-T’as simulé ?

-Ben oui, j’allais pas ouvrir une bande dessinée en attendant qu’il ait fini.

 

Mélanie éclata de rire. Au moins je n’avais pas perdu mon second degré défensif.

 

-Ça te pose problème de ne pas avoir pris ton pied ?

-Sincèrement, non. C’est pas mon mec, je suis pas allée à l’hôtel en me disant « youhou je vais prendre un méga kiff, Ryan Gosling va me démonter », enfin tu vois, quoi.

-Très bien oui.

-Mais disons que ça m’a surprise, parce que … comment te dire…

-Parce que lors des séances de massage avec Nico, t’avais mouillé ta culotte.

-On ne saurait mieux dire.

-Bah oui je me rappelle, j’y étais, enfin lors de la première en tout cas.

-Voilà !

-Et tu as une explication ?

-Epiphénomène.

-Tu simules souvent avec Éric ?

-Ah non, jamais.

-On est d’accord.

-T’es chiante, hein !

-Donc je répète, tu as une explication ?

-Bah le stress, et puis encore une fois, je ne suis pas amoureuse de ce mec, quoi.

-Ça n’explique pas le paradoxe avec tes sensations pendant les massages.

-Je suis certaine que t’en as une, d’explication.

-J’ai une idée, oui, mais ça ne veut pas dire que j’ai raison.

-Envoie.

-Le pouvoir avait changé de camp.

 

Le pouvoir avait changé de camp. Mélanie avait le chic pour les phrases choc et lapidaires. Si elle avait été journaliste on l’aurait mise à la création des titres, que l’on appelle désormais les punchlines à l’heure où les réseaux sociaux et les chaines d’information permanente ont remplacé la mise en perspective journalistique par le déferlement logorrhéique de tout ce qui est susceptible de faire le buzz.

Néanmoins sa réflexion ne manquait pas de pertinence.

 

-Bon sinon, je dois être inquiète pour toi ?

-Pourquoi serais-tu inquiète ?

-J’aime pas cette indifférence, que tu essayes d’afficher.

-Mais j’essaye pas, merde ! Je n’ai pas de réaction particulière, c’est tout.

-Sauf quand je te titille sur le sujet.

-…

-Tu vas continuer ?

-Je ne sais pas. Je pense, oui. Très occasionnellement, uniquement avec des clients des massages qui en exprimeront la demande, comme ça s’est fait avec Nicolas.

-Ok, tout est planifié et bien rôdé.

-Tu me vois comme une psychopathe ?

-Non, j’aimerais juste que tu me parles de ce que tu ressens, pas de la gestion de ton activité d’escort.

-Mais…

-Je sais, tu ne ressens rien.

-T’arrives pas à t’en satisfaire on dirait.

-Visiblement toi non plus, ma poulette !

-…

-T’as fait quoi, après ?

-Je me suis acheté des fringues en ville, j’ai déjeuné sur le pouce et je suis rentrée travailler.

-T’as des nouvelles d’Éric ?

-Il m’avait appelée, oui.

-T’avais pas donné signe de vie depuis ce week-end ?

-Non.

-Donc tu l’as rappelé, là ?

-Non j’ai oublié, c’est lui qui a fini par le faire.

-Tu avais oublié ?

-Oui, bon… j’en suis pas super fière, ça va.

-Non mais quand tu dis que tu n’as pas de réaction, c’est juste à la surface ! Parce que, en dessous, visiblement ça travaille.

-Juste pour un appel oublié ?

-C’est pas UN appel oublié, c’est Éric !

Oui, bon, c’est pas la peine de me culpabiliser.

-Rien à voir. C’est juste que ton inconscient te parle !

-J’ai pas envie de l’écouter, mon inconscient.

-Donc tu ne VEUX rien ressentir.

-T’es chiante.

-Je sais.

 

Mélanie me fit une bise et rentra dans son studio. Je fermai la porte derrière elle et remontai le chauffage. Elle m’avait à nouveau donné froid, avec son idée de baisser la température ! Je me rassis à ma table pour fuir dans mes cours.

 

Si je dois tomber de haut

Que ma chute soit lente

Je n'ai trouvé de repos

Que dans l'indifférence

 

Une minute seulement s’écoula avant que l’on toque à nouveau à ma porte. J’allai ouvrir. C’était Mélanie, l’air embarrassé.

 

-Léa… par pitié… excuse-moi pour ce que je vais faire.

-Comment ça ?

 

Je reçus la plus invraisemblable gifle de toute mon existence. Je ne la vis pas partir. Je fus comme ces condamnés à mort fusillés sur le peloton d’exécution, et qui n’ont pas le temps de se sentir mourir, car la vitesse du son étant inférieure à celle des balles qui leur transpercent le cœur, ils succombent avant d’avoir entendu la déflagration. Je ne compris ce qui venait de se passer que lorsque ma tête dévia sur sa droite à cause du recul, et que ma joue gauche s’enflamma, envoyant une douleur sourde me procurer enfin une sensation de chaleur. Je titubai sur mon meuble à chaussures qui vacilla.

 

Ma première réaction fut de la colère.

Elle n’était que la première ligne.

La colère ouvrit la brèche.

Mon après-midi défila en accéléré dans mon cerveau qui pulsait au rythme de ma joue qui déjà rougissait et gonflait. L’homme dans le salon de lecture, le regard intrigué et professionnel de la fille de l’accueil, mes talons aiguilles inconfortables sur l’escalier pour monter au deuxième étage, Nicolas servant le champagne, moi m’installant sur ses genoux et sentant l’érection durcir contre mes fesses, ma langue acceptant la sienne dans un baiser qui n’était pas d’amour, le goût de son sexe dans ma bouche, le préservatif déroulé sur la hampe infléchie, le plafond immaculé que j’avais fixé quand son pénis avait rentabilisé l’investissement de six cents euros, le sperme que j’avais senti couler contre mon cul cambré sous la douche, ma sortie de la chambre les cheveux encore humides, l’impression d’isolement dans le monde qui m’entourait, le tram bondé et bruyant qui ne m’avait arraché aucun amusement ni agacement, les achats de fringues, la tartine aux courgettes, aubergines, poivrons, copeaux de parmesan et huile d’olive, le coup de fil d'Eric que je n’avais eu pour seul réflexe que d’écourter alors que j’avais déjà oublié de l’appeler…

 

Je voulais bien être une pute ! Je voulais bien en avoir honte s’il le fallait. Mais insensible, non. On ne peut se protéger de la souffrance en la fuyant dans l’indifférence aux autres. Ce film générationnel avec Christian Slater, sorti alors que je n’avais même pas six mois et que j’avais découvert plus tard, adolescente, me revint dans l’une de ses scènes les plus emblématiques.   

 

I’m sick of being ashamed.

I don’t mind being dejected and rejected, but I’m not going to be ashamed about it.

At least pain is real.

I mean, you look around and you see nothing is real.

But at least, pain is real.

 

Mélanie attendit que je fasse quelque chose. La gifler également était une possibilité qu’elle avait dû entrevoir et accepter par avance. Mais je reste encore aujourd’hui persuadée qu’au cas où aucun sentiment humain ne se fût extirpé de moi, l’autre face de sa main droite était prête à arracher ma deuxième joue.

Cela ne s'avéra pas nécessaire. Tous les sentiments refoulés depuis quatorze heures jaillirent en même temps, à peine identifiables. Ce n’était pas de la honte, ce n’était pas du désespoir, ce n’était pas une impression d’irréversibilité, ce n’était pas non plus de la culpabilité. C’était une sorte de bouillie de tout cela qui s’insinua dans mes artères, dégelant subitement mes entrailles et ma peau. J’eus davantage peur d’avoir mis cinq heures à réagir que d’avoir fait ce pour quoi j’eusse dû réagir bien plus tôt. Cette angoisse amplifia encore les sensations qui se déversèrent en larmes cathartiques sur mon visage.

 

Il n’y eut rien de théâtral. Seulement une jeune-fille en proie à sa prise de conscience tardive. Mélanie me prit dans ses bras et me tira vers le sol. Je m’assis entre elle et mon meuble à chaussures, et me vidai de toutes mes larmes qui ruisselèrent dans son cou jusqu’à ce que je ne fusse plus qu’une gamine desséchée et effrayée par elle-même. 

 

Tout est chaos

A côté

Tous mes idéaux : des mots, abîmés

Je cherche une âme, qui

Pourra m'aider

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