Je regarde Elena perplexe. Où veut-elle en venir ?
- Et alors ? Le maréchal n’était pas là et c’est Tellin qui s’en est occupé. Rien de plus.
- Tu ne comprends pas ? Personne ne sort sans l’accord de notre chef.
- Tellin est juste en dessous dans la hiérarchie.
Elena passe une main sur son front. Elle est livide. Je ne saisis pas pourquoi cela la met dans un état pareil.
- Hans, Tellin est chargé de l’enquête pour débusquer les traitres. Il est persuadé qu’ils se trouvent parmi les officiers, ce qui est aussi mon hypothèse au passage. Tu…
Elle ne termine pas sa phrase. Elle me regarde, horrifiée, avant d’empoigner une feuille sur son bureau et d’écrire frénétiquement dessus. Tout en s’exécutant, elle continue comme si de rien n’était :
- Tu es un officier tout comme moi. Nous sommes suspects.
Elle me place le papier sous les yeux où j’arrive à lire : « Je sais qu’il est trop tard de penser à ça. Il se peut que nous soyons sous écoute. » Une sueur froide coule entre mes omoplates. Tout en m’empressant de retirer ma veste pour chercher le moindre micro, je poursuis d’un ton neutre :
- D’un côté qui ne l’est pas aujourd’hui. Tout le monde est sur les nerfs.
Elena inspecte également ses vêtements, mais semble ne rien trouver. Pour ma part, je ne découvre rien non plus. Je soupire de soulagement, mais ne me réjouis pas trop vite. Ma coéquipière rédige une dernière question sur sa feuille. « On reprend à voix haute ? ». J’opine. Au point où on en est.
- Dis-moi Hans, tu t’es changé depuis que tu es rentré ?
- J’ai troqué mes vêtements de civil avec mon uniforme. Tu crois que s’il y a un mouchard, il se trouve là ?
Elle hoche la tête d’un mouvement sec.
- Oui, mais je crois surtout que tu as été manipulé.
- Tellin n’a quand même pas empoissonné mon père.
- Et pourquoi pas ?
Elle enchaine de manière détachée :
- Rien de grave, une bonne grippe, on soudoie le médecin pour qu’il donne un diagnostic bidon, on inquiète ta mère, tu rappliques et le tour est joué. Tu m’as dit toi-même que le docteur était un incapable.
Je secoue la tête. Je ne peux pas accepter ça ou plutôt je ne veux pas.
- Je continue à penser que tu es trop paranoïaque.
- Avoue que c’est crédible.
- C’est trop, persisté-je.
Elena qui faisait des aller-retour stoppe net son mouvement pour me faire face.
- Je sais que c’est dur à imaginer. Laisse-moi te poser une dernière question. Si un traitre doit contacter ses alliés, qu’est-ce qui est plus simple ? Le faire au sein de la base ennemie ou à l’extérieur ?
- À l’extérieur bien sûr, mais je continue à penser que c’est trop gros. Les traitres ne sont pas stupides.
- Toute excuse est bonne pour sortir de cet endroit et la maladie d’un proche est tout sauf suspecte. Je peux aussi très bien me tromper. Rien ne prouve que tu sois soupçonné et si jamais c’est le cas, Tellin peut bien avoir profité de l’occasion pour te suivre, mais ce qui me gêne c’est l’appel de ta mère. Je sais que les familles reçoivent un numéro d’urgence, au cas où, mais, comme je te l’ai dit, nous sommes en état d’alerte. Aucune permission n’est normalement accordée. Article 5 du règlement de la base.
Je refuse de la croire, mais plus Elena poursuit son raisonnement, plus je crains le pire.
- Comment peux-tu avancer ça ?
Son expression s’assombrit.
- C’est tout à fait leur genre. Pour moi, des gens qui ordonnent la mort et la souffrance de centaines de personnes quotidiennement n’auront aucun scrupule à rendre malade ton père surtout si le fils est soupçonné d’être un traitre. Chaque information dans cette base est précieuse pour les deux camps. L’armée et le gouvernement ne peuvent pas se permettre qu’elles soient divulguées. Ils en ont les moyens. Ils en ont le pouvoir. Que représente la mort d’une personne face à ce secret ? Rien.
J’ai toujours un peu de mal à la suivre.
- Je n’ai jamais vu personne se faire exécuter pour ça. Je sais qu’une rumeur circule là-dessus, mais je n’y crois pas. Ces pratiques sont d’un autre temps.
- Dois-je te rappeler quelle est la sentence n°4 si elle est prononcée ?
- Elle ne l’est que pour les militaires coupables de meurtre. C’est tout, m’exclamé-je.
L’armée a mis au point ces sentences pour maintenir une certaine crainte au sein de la base. Sentence n°1 : travail supplémentaire, sentence n°2 : l’emprisonnement, sentence n° 3 : sanction corporelle, sentence n°4 : la mort. En y repensant, à part la dernière, Elena les a toutes connues. Elle me fixe en silence avant de déclarer :
- Pas seulement les meurtriers, il faut également compter les déserteurs.
Elena se tient bien droite devant moi avec une expression indéchiffrable.
- Tu dois te demander comment je suis au courant de ça.
- Je me demande surtout pourquoi tu es à ce point catégorique.
- Tu te souviens de ce que je t’ai raconté avant que le maréchal ne me donne ma mission ?
- Ta soumission ?
Elle grimace, puis se reprend.
- Oui.
- Je ne vois pas ce que cela vient faire là-dedans.
- Pour me mater, le maréchal m’a tabassée, mais il a aussi usé d’une autre méthode.
- Laquelle ?
- Il arrivait que des soldats désertent. Certains étaient rattrapés, d’autres pas. Pour ceux qui avaient le malheur de faire partie de la première catégorie, on les torturait de la plus horrible façon qu’il soit puis on les exécutait. J’assistais à tout. Après la mise à mort, on me laissait une journée entière avec leur cadavre. On me frappait dès que je détournais les yeux. On voulait être certain que je retienne la leçon.
Son détachement disparait et la douleur revient. Elle conclut :
- Tu comprends mieux pourquoi je les crois capables de tout. S’ils doivent nous éliminer pour garder leur secret, ils n’hésiteront pas une seconde.
Je reste sans voix. J’ignore quoi dire. Je me sens bien stupide. Je me dis finalement que la peur d’Elena est parfaitement sensée. Elle a raison. Lorsque l’on sait, on voit les choses de manière complètement différente. Toutefois, je refuse de ne rien faire. Je passe un bras sur ses épaules. Elle presse ma main avec la sienne.
- Ils sont capables de tout, répète-t-elle mécaniquement.
- S’ils sont capables de tout comme tu l’affirmes, comment cela se fait-il que je sois encore en vie si Tellin me soupçonne à ce point ?
Elena se mord la lèvre inférieure.
- Honnêtement, je l’ignore. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi il te maintient en vie. Pardonne-moi Hans, mais si Tellin l’avait voulu, tu serais déjà mort et enterré. Voilà pourquoi je crains autant pour toi.
- Charmant.
- Il ne faut jamais prendre cet homme à la légère, me dit-elle.
J’ai l’impression d’entendre un reproche dans sa voix. À l’évidence, elle m’en veut quelque peu de ne pas prendre cette menace plus sérieusement. Ce n’est pas que cela ne me préoccupe pas. J’ai d’ailleurs déjà fait l’expérience d’être menacé par Tellin, mais je ne vois pas en quoi je suis fautif. Je lui lance un regard. J’ignore ce qu’elle y aperçoit, mais elle complète :
- Rassure-toi, je ne compte plus accomplir ses quatre volontés, mais nous ne devons pas oublier qu’il peut nous détruire à tout moment. Le sous-estimer serait une grave erreur.
Elle se tait quelques secondes avant de reprendre :
- La seule raison qui expliquerait ta survie, c’est que le maréchal te tienne à l’œil. Il l’a dit lui-même lorsqu’il t’a ordonné de me donner des leçons de tir.
- Dois-je me réjouir de cette option ?
- Malheureusement, je crains que non.
Le silence tombe dans la pièce. Après quelques instants, je me décide à le briser :
- Sinon, pourquoi m’avoir caché tout cela ? J’aurais pu faire plus attention même si en vrai je n’ai rien à me reprocher.
- Tu sais Hans, il y a encore tellement de choses que tu ignores de moi et inversement. Je crains à chaque fois de te dégoûter. J’aurais dû te le dire bien avant, mais j’ai dû mal à croire que tout ce qui m’arrive n’est pas un cauchemar. J’aimerais tant me réveiller loin d’ici et me dire que ce n’était qu’un mauvais rêve. Jamais je ne me serais cru capable d’accomplir de telles horreurs.
- J’entends souvent que lorsque l’on aime, on cherche sans cesse à positiver, déclaré-je. Je n’affirmerai pas que c’est mon cas, mais je reste convaincu que ce n’est pas ta faute. Je pense surtout que cela te dépasse.
Elle s’écarte.
- N’essaye pas de me déculpabiliser ! s’exclame-t-elle d’un ton brusque. J’ai toujours été consciente de ce que je faisais. Je sais bien que tôt ou tard je payerai pour mes crimes. J’aurai beau faire tout le bien possible sur cette terre, jamais cela n’effacera mes actes passés !
Je ne me laisse pas impressionner.
- Peut-être, mais ce n’est pas pour tout de suite. Pour ton repenti, on verra au moment voulu, mais retiens bien une chose, Elena, je ne te laisserai pas tomber aussi facilement. Je te promets que je resterai à tes côtés. Alors, si quelque chose te tracasse, si tu as besoin que je te secoue ou bien si tu veux juste pleurer, je serai là pour toi.
On se croirait dans une de ces histoires à l’eau de rose où tout semble si évident. Je trouve mes propos tellement niais, mais j’avais envie de les dire. Parfois, un peu de romantisme ne fait pas de mal. Parfois, on en a besoin tout simplement.
Lorsque je sors du bureau d’Elena, Isis attend, adossée au mur, une boite dans la main. Je la remercie intérieurement de ne pas nous avoir dérangés. Je m’éloigne. Je me dirige vers ma chambre. Il y a quelque chose que je voudrais vérifier avant de retourner travailler. Après être rentré dans la pièce, je ferme à double tour derrière moi. Mes vêtements de civil sont en boule sur mon lit. Je commence par inspecter la chemise. Je fais chou blanc. Je passe ensuite au pantalon où j’obtiens le même résultat. Je me dis que nous sommes trop paranos. Je termine par ma veste. Le constat est le même, rien. Craignant d’être passé à côté de quelque chose d’essentiel, je réitère mon examen, mais là aussi aucune découverte. Je me détends légèrement. Deux possibilités s’offrent à moi, soit je ne suis pas surveillé ce qui est de mon point de vue la meilleure option, soit je le suis, mais d’une autre manière que nous l’envisageons. De toute façon, peu importe la vérité, nous allons devoir nous montrer particulièrement prudents. Je me frotte pensivement le menton. Que dois-je faire ? Honnêtement, je ne peux ou plutôt ne veux pas croire la théorie d’Elena sur l’empoisonnement de mon père. J’ai pourtant les preuves que si l’armée en avait la possibilité, elle le ferait sans hésiter, mais je persiste à croire que tout ça n’est que pure spéculation. Pourquoi m’accuserait-on de trahison ? J’ose penser que depuis mon enrôlement, mon parcours n’a connu aucune fausse note et je reste persuadé que c’est encore le cas. La seule raison tangible d’une possible attaque contre moi est la menace de Tellin vis-à-vis d’Elena, mais c’était après que je sois rentré chez moi. Ma mauvaise humeur remonte en flèche. Décidément, cet homme est une véritable ordure. Je n’ose même pas imaginer ce qu’Elena a dû connaitre avec lui, mais il me suffit de voir la terreur déformer ses traits quand on l’évoque pour avoir un semblant d’idée. Je comprends de plus en plus pourquoi elle m’avait repoussé aussi violemment lors de notre première leçon. Pas étonnant qu’elle ne supporte pas le contact masculin avec un prédateur pareil. Mes ongles s’enfoncent un peu plus profondément dans ma peau. Un sourire sinistre s’étire lentement sur mes lèvres. Qu’il essaye de s’en prendre encore une fois à elle. Supérieur ou non, il le payera. J’ignore pourquoi une joie malsaine s’empare de moi quand je m’imagine serrer la gorge du major. Je me dépêche de réprimer cette pensée qui me surprend par sa violence. Je soupire tout en me remettant les idées en place. Je dois rester concentré. J’ai promis à Elena de vivre et c’est ce que je compte faire. Je mettrai fin à ce projet et Elena pourra enfin quitter cet endroit. J’en fais la promesse.
En revanche, qu'ils puissent dire a haute voix ensuite, sachant qu'on les ecoute peut-etre : "Notre but est de mettre fin au Projet 66. " c'est vraiment dangereux! Et je n'avais pas realise que c'etait un projet commun qu'ils avaient, ils semblaient en parler d'une facon beaucoup plus vague auparavant.
Le micro dans le bouton de la chemise, ca me parait une location hasardeuse. Un bouton, ca s'arrache, ca se manipule machinalement... c'est un endroit tres vulnerable si le porteur de la chemise est celui qu'on surveille. Pourquoi pas dans une doublure?
Bon, vite lire le chapitre suivant!