Liam essuya une goutte de sueur qui coulait le long de son front et rangea son épée. Le silence était revenu autour de lui, comme si la bataille qui venait d’avoir lieu n’avait été qu’un rêve. Pourtant, le spectacle qui s’étendait sous ses yeux ne pouvait laisser aucune place au doute. La steppe était jonchée de cadavres encore chauds, et il pouvait s’estimer heureux qu’aucun d’eux n’appartienne à ses hommes.
Encore une fois, ils avaient fait du bon travail. Depuis plusieurs semaines, la troupe qu’il dirigeait et les Ombres qui les avaient rejoints parcouraient le royaume sans relâche, exterminant les créatures soudainement devenues agressives qui se répandaient sur le continent. Sans surprise, ils retrouvaient quasiment toujours les traces de la Corruption sur leurs corps.
Au début, ils s’étaient concentrés sur les Plaines du Sud, un territoire qui s’étendait sur deux royaumes, patrouillant de Litalis à Ysthal en passant par Busa et Owinath, la cité frontalière, là où les Kreiis étaient le plus fréquemment repérés. Mais depuis quelque temps, Liam avait dû se rendre plus haut dans le nord pour rejoindre Albaen, la cité de Cœur à la lisière du Bois des Songes. C’était la première fois que des créatures contaminées étaient aperçues aussi loin, et malheureusement, cela signifiait sans doute qu’il existait plusieurs sources de contagions.
Liam traversa le champ de bataille, inspecta un à un les cadavres de Kreiis et se renseigna sur la santé de ses hommes. Il y avait beaucoup de blessés, et même si peu étaient graves, les guérisseurs accordaient une attention particulière à chacun d’eux. Personne n’était à l’abri d’une erreur, d’une inattention ou d’un manque de chance qui aurait pu les faire entrer en contact avec la Corruption. Pendant son inspection, Liam distingua cinq créatures rongées par cet étrange parasite, il y en avait toujours plus. Il les désigna d’un geste et ses soldats se mirent à incinérer les autres, laissant celles-ci aux bons soins des Ombres. Liam les observa du coin de l’œil et s’éloigna des cadavres. Depuis peu, un autre type d’Ombre les avait rejoints. Ceux-là ne combattaient pas et ne se mêlaient pas au reste du groupe, mais après chaque bataille, ils se regroupaient autour des Kreiis contaminés et les étudiaient méticuleusement, parfois pendant des heures, avant de les immoler à leur tour. Liam savait que c’était important, qu’ils cherchaient à en découvrir plus sur ce parasite avec peut-être l’espoir de découvrir un remède, mais il ne supportait pas de les regarder disséquer ces choses.
Le jeune commandant se dirigea vers l’un des chariots ou l’on avait chargé les blessés incapables de se déplacer et monta à bord d’un geste souple. Le camp n’était pas loin et la troupe n’attendait que le signal des guérisseurs pour le rejoindre sans aucun risque de contamination. Seuls les blessés les plus graves commençaient à être soignés avant leur retour. Liam se pencha vers le soldat le plus proche de lui et tendit une main, mais un guérisseur l’arrêta en souriant et lui fit signe qu’il s’en occupait. La journée avait été rude et le visage fatigué du jeune homme ne lui avait certainement pas échappé. Liam se laissa aller contre le bois et tâcha de préserver ses forces, il espérait qu’ils auraient le droit à un peu de répit avant la prochaine attaque. Ses yeux se posèrent sur les cavaliers qui cernaient leur convoi. Les Ombres veillaient, attentives au moindre mouvement suspect. C’était d’habiles et féroces guerriers, et à force de les côtoyer, Liam avait fini par développer un profond respect envers ces êtres que tant redoutaient.
D’autres guérisseurs les attendaient au campement, ainsi qu’un petit groupe de soldats. Liam aida ses hommes à déplacer les blessés des chariots, puis se dirigea vers ceux aux blessures moins graves. L’heure n’était pas encore au repos. Il ne pouvait s’empêcher d’être frustré que les guérisseurs refusent d’utiliser son Affinité pour soigner ceux qui en avaient le plus besoin, même s’il en comprenait la raison. Il ne pouvait pas se permettre de s’épuiser davantage, pas après avoir autant combattu. Guérir avait un contrecoup et plus les blessures étaient graves, plus les effets sur l’organisme de l’affilié étaient longs à passer. Or, Liam était le commandant de cette troupe et il devait être en pleine possession de ses moyens pour diriger ses hommes, il se contentait donc de soins superficiels qui ne l’affaiblissaient pas trop.
Le jeune commandant ôta son long manteau blanc aux discrets motifs dorés et le jeta sur l’une des caisses de bois près de lui avant de s’asseoir sur une autre. Il prêta à peine attention aux quelques gouttes de sangs qui avaient effleuré ses manches et qui coulaient à présent le long des fibres étanches. Liam évitait toujours la plupart des éclaboussures que sa lame provoquait chez ses ennemis, et même dans le cas contraire, le tissu de son manteau y résistait incroyablement bien. Mais si les taches persistaient, il lui suffisait de le plonger dans l’eau et son Affinité faisait le reste. Il releva ses manches et se mit au travail. Les blessés défilèrent devant lui et les autres guérisseurs. Il accéléra la cicatrisation de certaines éraflures, soulagea la douleur de certains os brisés même si ressouder des os prendrait du temps et de nouvelles séances, et apaisa de nombreux soldats. Au bout d’un moment, quand la place devant lui fut de nouveau vide, il reconnut sans mal la jeune fille aux cheveux blonds qui se dirigeait timidement vers lui. Elle sautillait d’un pied sur l’autre, soutenant son bras droit en retenant une grimace. Liam haussa un sourcil.
— Léoni ? Tu t’es encore blessée ?
— Oui, soupira-t-elle.
— Installe-toi et fais-moi voir ce bras.
Lorsqu’il regarda de plus près, Liam remarqua que l’aspirante ne semblait pas avoir grand-chose, seule une égratignure en haut de l’épaule était visible à l’œil nu. Il posa délicatement ses mains sur son bras et commença par soulager la douleur avant de chercher à sonder l’intérieur de celui-ci. Une douce chaleur s’échappa de ses doigts et Léoni se détendit. Là, il découvrit l’hématome qui ne tarderait pas à apparaître, révélant que la jeune fille avait subi un choc assez violent.
— Comment tu t’es fait ça ?
L’aspirante hésita.
— Euh… en trébuchant ?
Liam lui jeta aussitôt un regard qui signifiait clairement que cette excuse n’avait aucune chance d’être crédible.
— Bon d’accord, grimaça-t-elle. Disons que… j’ai manqué de chance. Pourtant je me débrouillais bien pendant la bataille ! J’ai voulu contourner une créature et la prendre par surprise pendant qu’elle était occupée avec un de mes confrères, mais… ça ne s’est pas passé comme prévu.
— Et ? insista Liam, loin de se laisser distraire.
— OK ! OK ! Bon. Sans crier gare, le Kreiis a violemment envoyé une de ses monstrueuses pattes en arrière pour prendre de l’élan et attaquer l’Ombre. Et je me suis pris cette patte. J’ai été projetée plusieurs mètres en arrière et je me suis griffée sur le buisson dans lequel j’ai atterri.
Il la considéra un moment, se demandant si elle lui faisait une autre de ses blagues, mais le visage de la jeune fille était on ne peut plus sérieux. Ils se fixèrent quelques secondes, puis Liam explosa soudain d’un rire nerveux devant l’absurdité de ce que venait de lui raconter Léoni. Il plaqua immédiatement une main sur sa bouche, incapable de s’arrêter, et remarqua du coin de l’œil les regards surpris des soldats autour d’eux. L’aspirante le regarda d’un air outré.
— Ben, c’est ça, moque-toi !
Liam avait du mal à contenir son amusement.
— Il t’arrive toujours de ses choses aussi ! s’exclama-t-il en reprenant son souffle.
— Si ce n’est pas malheureux d’être une future Ombre gâtée par la malchance, soupira Léoni en baissant la tête.
— Je suis certain que ça passera.
Il lui présenta son sourire le plus sincère et celui-ci illumina son visage comme il ne l’avait pas fait depuis longtemps. Il vit les yeux de la jeune fille s’écarquiller de surprise. Soudain gênée, elle détourna vivement le regard, ce qui n’était pas dans ses habitudes.
— C’est la première fois que je te vois si souriant, lâcha-t-elle.
— Tu trouves ?
— Oui. On dirait un peu que je te vois vraiment pour la première fois. Je savais que ces airs inquiets et pensifs n’étaient pas caractéristiques de ton visage !
Léoni s’était à nouveau tournée vers lui et le fixait intensément. Elle semblait chercher quelque chose sur ses traits, même sa voix était devenue plus sérieuse.
— Peut-être, répondit Liam. Mais en même temps, il y a de quoi être inquiet avec tout ça, tu ne crois pas ?
— Bien sûr. Mais ce n’est pas ça qui te perturbe, contra-t-elle. La preuve, tu réussis à sourire alors que l’on sort d’une bataille. Et je vois que j’ai raison à ta mine renfrognée. Oui, oui, celle que tu viens d’afficher à l’instant. Oh, ne t’inquiète pas, je ne te demanderais pas la raison, seulement, j’aimerais vraiment découvrir qui est le vrai Liam.
La jeune fille lui sourit, bienveillante, et pendant un moment Liam ne sut quoi lui répondre. D’une certaine manière, elle avait raison, il était préoccupé par beaucoup de choses même s’il ne pensait pas être si transparent à ce sujet. Certaines habitudes étaient plus difficiles à perdre que d’autres, et la menace qui poussait Ombres et aspirants à combattre sur le continent ne lui facilitait pas la tâche.
Il passa nerveusement une main dans ses cheveux sous le regard attentif de Léoni. Ils s’étaient beaucoup rapprochés depuis leur première rencontre à la cour du Roi de Cœur, malgré le malaise que la jeune fille lui avait inspiré de prime abord. À présent, il découvrait que l’aspirante bavarde et joviale pouvait également faire preuve d’une certaine intuition.
— D’ailleurs, s’il faut en venir jusque là, j’inventerais des manières encore plus ridicules de me blesser !
Un large sourire étira de nouveau les lèvres de Liam. Elle lui faisait parfois penser à Mikhaïl avec son insouciance et sa bonne humeur permanente. Oui, il était certain que les maladresses de l’aspirante continueraient à égailler ses journées.
Un cri déchira soudain le calme qui régnait sur le campement. Liam et Léoni se levèrent d’un même geste instinctif et guettèrent la source du bruit. Entre les tentes, ils pouvaient apercevoir leurs compagnons s’agiter et les voix commencèrent à s’élever. Liam se précipita aussitôt dans leur direction, suivi de près par l’aspirante. Que se passait-il ? Mille raisons à cette soudaine agitation passèrent dans son esprit, de la pire à la plus rassurante. Il hâta le pas. Une foule compacte s’était créée de l’autre côté du campement et Liam joua des coudes pour se frayer un chemin et voir de quoi il s’agissait. Dès qu’ils repéraient le rouge distinctif des cheveux de leur commandant, les hommes s’écartaient pour le laisser passer. Sa grande taille lui permit d’entrevoir la scène quelques secondes avant d’émerger au centre de ce qui mobilisait l’attention, une bagarre. Liam fronça les sourcils, surprit d’y trouver mêler un membre de la Confrérie. Une Ombre maintenait fermement l’un de ses soldats, une clef de bras lui verrouillant le cou pour l’immobiliser. Il reconnut immédiatement le jeune Cal, un soldat discret à peine plus jeune que lui, qui, à demi étranglé, jurait et se débattait de toutes ses forces.
— Que se passe-t-il ? demanda sèchement Liam, incapable de détourner les yeux des joues rougis de son soldat. Lâchez-le.
— Il nous a attaqués, répondit calmement l’Ombre sans desserrer sa prise.
Le silence s’était fait autour d’eux et l’on n’entendait plus que les bruits étouffés de Cal qui continuait de s’agiter. Liam et l’Ombre semblaient se défier du regard. Il ne commandait pas directement les membres de la Confrérie, mais ils travaillaient ensemble sous son commandement et Liam était responsable de ses hommes. Entre eux, le visage de Cal prenait une teinte de plus en plus cramoisie.
— Lâchez-le, répéta-t-il d’une voix sourde. Et les autres, écartez-vous.
L’Ombre hésita et finit par relâcher son étreinte, visiblement à regret. Le jeune soldat s’écrasa lourdement sur le sol, puis cracha et toussa violemment, une main sur sa gorge, sans réussir à se relever.
— Que s’est-il passé ? demanda à nouveau Liam.
— Il est bizarre, grimaça un soldat près de lui, je ne sais pas ce qui lui a pris, mais il a cherché des noises aux Ombres. C’est pas son genre pourtant.
Liam s’approcha et s’agenouilla près de Cal, toujours à terre. Il semblait aller un peu mieux, mais son regard changeait sans cesse de direction, comme s’il était perdu ou qu’il ne savait pas ce qu’il se passait. Lorsqu’il attira enfin son attention, Liam remarqua que les yeux du jeune homme étaient injectés de sang, brûlant de rage.
— Cal, est-ce que ça va ? Laisse-moi t’examiner.
Il avait à peine entamé un mouvement qu’une voix étrangère interrompit son geste.
— À votre place, je ne le toucherais pas.
Liam se releva d’un bond, la main déjà sur la garde de son épée. Dès l’instant de surprise passé, tous ceux qui l’entouraient adoptèrent instinctivement une posture défensive et attendirent les instructions de leur commandant. Parmi eux venait d’apparaître un inconnu sorti de nulle part, comme par magie.
— Qui êtes-vous, gronda Liam.
— Du calme, mon petit Valet de Cœur, s’amusa l’étranger. Range donc ton épée. Je me nomme Djoka.
Il appuya ses mots en s’inclinant exagérément et en ôtant son chapeau d’un large geste qui se voulait faussement révérencieux.
Liam l’observa d’un air méfiant, sans éloigner sa main de son arme. L’inconnu avait une allure étrange avec ses vêtements dépareillés et sa chemise qui tombait négligemment sur son pantalon, passant parfois dessus ou dessous les multiples ceintures qui pendaient sur ses hanches. Mais surtout, le masque qui dissimulait la moitié de son visage n’inspirait pas confiance à Liam, comme si quelque chose de terriblement dangereux était caché sous sa surface.
Djoka replaça élégamment son chapeau et rajusta sa chemise, comme s’il avait lu dans ses pensées, puis se mit à tapoter doucement sur la porcelaine de son demi-masque. Liam retint une grimace, instinctivement chaque aspect de cet homme lui hérissait le poil.
— Vous n’avez visiblement pas besoin que je me présente, conclut Liam. Que voulez-vous et que savez-vous de ce qu’il arrive à cet homme ? Je ne serais que trop vous conseiller de ne pas faire de vague, surprendre un commando entier de soldats et d’Ombres n’est pas la meilleure des idées.
Djoka le fixa et lui sourit de plus belle, aucunement intimidé par ces mises en garde.
— Ne prenez pas cet air agressif, voyons ! À vrai dire, je ne suis pas vraiment là pour vous, mais il semblerait que j’arrive trop tard. Il n’y a plus rien ici pour moi. Allons bon, ne faites pas cette tête. Je vais vous faire une fleur tant que je suis là. Votre homme, il est contaminé.
— Pardon ?
— Mais oui, vous ne le sentez pas ? Ce n’est pas récent. Regardez donc sous son gant gauche.
Liam s’apprêtait à rétorquer quelque chose quand Cal se leva brusquement d’un bond et se jeta sur ses camarades. Ceux-ci s’écartèrent aussitôt, surpris par le comportement du jeune soldat. Cal regardait ses compagnons sans réellement les voir, l’air hagard, les yeux écarquillés. L’instant d’après, le reflet d’une dague brilla dans sa main. Djoka riait joyeusement près de Liam, comme s’il ne se sentait pas préoccupé le moins du monde par la scène qui se déroulait devant lui. Soudain, il fit un petit geste de la main et le gant de Cal glissa sur sa peau.
Tout se passa très vite. Liam eut à peine le temps d’apercevoir les veines noires qui saillaient de la paume du jeune soldat et remontaient sur son poignet, que déjà, une Ombre s’était faufilée dans son dos. Le jeune commandant n’avait parcouru que la moitié de la distance qui le séparait de Cal que celui-ci s’immobilisa, le visage figé dans une expression de surprise et d’incrédulité, une lame plantée en travers de sa gorge. Cal tenta de parler, mais le liquide sombre qui envahissait sa bouche l’en empêcha et il tomba à genoux, s’étranglant dans son propre sang. Il s’effondra pour ne plus se relever, le corps seulement agité de derniers soubresauts. Et puis Djoka se mit à applaudir vivement sous les yeux horrifiés de Liam et de ses hommes, comme s’il était particulièrement satisfait de ce qu’il venait de voir, et il s’évapora sans un mot, à la manière d’un mirage.
— Cal !
Liam avait tout de suite compris ce qui allait se passer et c’était précipité, mais il n’avait pas su rivaliser de vitesse face à l’Ombre. Il était accroupi dans l’herbe, les mains en suspend, et regardait son jeune soldat se vider de son sang, pleinement conscient de son impuissance. Il n’y avait plus rien à faire.