Planté devant le miroir de sa chambre, Erkhän observa attentivement son reflet et se composa son visage le plus séduisant. Bien qu’amplement satisfait du résultat, il souffla de frustration et se détourna, contrarié par quelque chose qui lui échappait totalement. Qu’avait-il donc ces derniers jours ? Il se laissa tomber dans l’un des fauteuils agencés en une sorte de petit salon intime et attrapa vivement la bouteille de vin de prune qui trônait sur la table basse. Perdu dans ses pensées, il porta distraitement son verre à ses lèvres avant de se figer lorsqu’il remarqua son geste. Il le reposa aussitôt, il était hors de question qu’il empeste l’alcool pour rendre visite à la jeune aspirante de la Confrérie. Erkhän fixa le verre un moment, depuis quand se souciait-il de ce genre de chose ?
Leur dernière entrevue n’avait pas été un franc succès. L’aspirante ne s’était pas montrée très bavarde et lui-même s’était trouvé à court de mots, ce qui ne lui arrivait jamais. De plus, elle semblait étrangement résister à ses charmes, quand elle n’avait pas l’air d’y être complètement insensible, et ne comprenait que rarement où il voulait en venir. Ou alors, elle ne savait que lui répondre, il ne devait pas écarter cette possibilité. Son comportement le perturbait beaucoup, lui qui n’avait pas l’habitude de devoir faire autant d’efforts, personne ne lui résistait jamais d’ordinaire.
Mais ce qui le dérangeait le plus, c’était sa propre manière de réagir. Pourquoi ne laissait-il pas tomber, après tout, il n’avait rien à y gagner de particulier. Elle était belle, certes, mais au-delà de ça elle l’intriguait et il avait beau y réfléchir, il n’arrivait pas à savoir pourquoi. Peut-être était-ce tout simplement la première fois qu’il rencontrait de la difficulté et qu’il y voyait une sorte de défi, mais il n’aurait su l’affirmer.
Erkhän chassa toutes ses pensées de sa tête. En tout cas, il était sûr d’une chose, cette situation lui occupait l’esprit. Pendant ce temps-là, il n’était pas apathique, attendant impatiemment des nouvelles de la capitale. Tant qu’il pensait à elle, il n’avait pas besoin de réfléchir aux agissements de la princesse Seknä et du Prêtre de l’Aube ni d’imaginer la proche ascension du Vicomte de Vornatus au titre de prince. Pendant ce temps-là, il n’était pas en train de céder à la tentation de se présenter lui-même à la capitale ou d’organiser la chute de son demi-frère.
Et pourtant, c’était justement ce qu’il était en train de recommencer à faire. Il étouffa un juron et se leva, abandonnant le verre toujours plein derrière lui. Il aurait tout le temps de boire à son retour, mais pour l’instant il avait besoin de s’occuper l’esprit autrement. Un dernier regard vers son miroir lui confirma que son apparence demeurait parfaite, comme toujours, et il se précipita hors de ses appartements.
Erkhän dévala les marches de la Tour du Sud d’un pas rapide, sous le regard surpris de ses serviteurs. Leur jeune maître avait décidément un comportement des plus étranges ces derniers temps, mais ils ne se seraient jamais autorisés à lui en faire la remarque.
Il se dirigea vers l’est du palais, se hâtant de rejoindre l’immense bibliothèque dont la majorité des livres menaçaient de tomber en poussière. Jadis, il avait lui aussi passé beaucoup de temps là-bas, s’émerveillant des milliers d’histoires qu’elle contenait. Il était presque certain que l’aspirante s’y trouvait et il ralentit son allure lorsqu’il arriva devant les grandes et majestueuses portes du savoir, se forçant à adopter un pas détaché.
À l’instant où Erkhän franchit le seuil de la bibliothèque, deux archivistes se précipitèrent vers lui en s’inclinant très bas. Cela faisait bien longtemps qu’ils n’avaient pas reçu la visite du maître des lieux et ceux-ci semblaient ravis. Il prit le temps de les saluer avant de les chasser d’un geste bienveillant, les gardiens du savoir faisaient partie des rares personnes qu’il estimait en ce monde.
Il traversa les rayons qui débordaient de livres de tout âge, et qui pour certains, étaient aussi précieux que de l’or. Dans le plus pur silence, les archivistes rangeaient ou étudiaient divers ouvrages sans plus se soucier de lui. L’air était chargé d’une odeur apaisante, un mélange de poussière et d’amandes résultant de la dégradation du papier. Erkhän trouva l’aspirante derrière les derniers rayons, là où plusieurs tables permettaient d’étudier les textes en toute tranquillité. Annya était penchée au-dessus d’un livre, ses longs cheveux bruns aux reflets roux effleurant négligemment les pages de l’ouvrage. Elle avait un grain de beauté au coin de l’œil gauche, en haut de sa joue, qui habillait élégamment son regard. Comme d’habitude, elle portait la tenue des Ombres, des vêtements confortables et résistants, idéals au combat. Il aimait la voir ainsi, son corps mis en valeur par le tissu qui épousait harmonieusement ses formes et appréciait qu’elle porte sa couleur. Le noir lui allait merveilleusement bien, tout comme à lui, même s’il se demandait parfois à quoi elle pourrait ressembler avec une tenue plus habituelle de la cour. Erkhän s’approcha en silence, amusé par la concentration de l’aspirante. Elle était tellement plongée dans sa lecture qu’elle ne remarqua sa présence que lorsqu’il s’immobilisa devant elle.
— Bien le bonjour, aspirante Annya, la salua-t-il, tout sourire. Je suis ravie de voir que ma bibliothèque semble vous plaire.
Lors de leur dernière entrevue, elle lui avait demandé si elle pouvait accéder à cet endroit et il le lui avait accordé sans hésiter. Il était curieux de ce qu’elle pouvait bien chercher à y apprendre, et après tout, les archivistes étaient là pour protéger le savoir contenu dans ces livres, aucun ouvrage sensible n’était à portée de main. L’aspirante cligna des yeux à plusieurs reprises, encore à demi absorbée par l’ouvrage.
— Duc Erkhän, réalisa-t-elle en refermant son livre, revenant définitivement à la réalité. Oui, je vous remercie de me laisser y accéder. Cet endroit est magnifique.
Erkhän acquiesça en souriant, sans accorder la moindre importance au lieu.
— Comment avancent vos recherches ?
— Oh, pas beaucoup à vrai dire, mais ces ouvrages sont très intéressants.
Il jeta un coup d’œil aux nombreux livres qui s’étalaient devant l’aspirante, curieux.
— Sur quoi êtes-vous ? La Bataille du Roi Fou, lut-il à voix haute. Vous vous intéressez donc à l’Histoire. Où en est votre lecture ?
— Je viens de commencer, mais j’ai déjà lu des textes sur le sujet. Je me demandais si votre version était différente de celles que j’ai lues.
— Vous faites bien de vous y intéresser, apprécia Erkhän, ce sont les vainqueurs qui écrivent l’Histoire, parait-il. Voilà ce que je vous propose, je connais bien ce livre, accepteriez-vous que je vous en face un résumé ? Vous pourriez également me faire découvrir votre propre version.
L’aspirante l’observa un moment, d’abord surprise, puis un sourire étira ses lèvres.
— Avec plaisir.
Le visage d’Erkhän s’illumina avec tant de spontanéité que cette réaction le troubla l’espace d’une seconde. Il était tant habitué à contrôler et à provoquer volontairement ses expressions qu’il se demanda si ses muscles ne réagissaient pas instinctivement sans qu’il n’ait besoin d’y penser. Évidemment, il ne laissa rien paraître des pensées qui s’agitaient dans son esprit. Pour l’instant, une seule chose lui importait, il avait enfin trouvé comment lui parler et l’intéresser. Il s’installa face à Annya et joignit ses mains sur la table, l’air concentré.
— Vous n’êtes pas sans savoir que le Roi Fou désigne l’un de nos anciens rois. Malheureusement pour nous, ce n’est pas l’événement le plus glorieux que le Royaume de Piques ait connu. D’ailleurs, il s’agit plus d’une guerre que d’une bataille en vérité.
L’aspirante adopta un petit sourire triste.
— C’est vrai, il a failli causer votre perte et a dévasté les autres royaumes, acquiesça-t-elle.
— Exact. Il y a environ deux siècles, le Roi de Piques Ëzel de Sectra s’est mis en tête de régner sur ses voisins, brisant la paix si durement mise en place après les Guerres d’Affinité. À cette époque, nous étions des spécialistes dans l’art de la guerre et fabriquions les meilleures armes du continent. En secret, il décida de lever une armée qu’il entraîna à travers l’hiver jusqu’aux frontières du Royaume de Cœur. Celui-ci tomba entièrement en trois semaines.
— Il faut dire que ses habitants, heureux de recevoir leurs voisins, les avaient accueillis à bras ouverts, commenta Annya. Sans armée et sans possibilité de fuite, ils n’ont même pas tenté de résister.
— Disons plutôt que c’était naïf de leur part de ne pas réagir face à une telle force militaire. Les Cœurs ont toujours été ainsi, grimaça-t-il avec dédain, ils ne vivent pas dans le même monde.
Erkhän tourna machinalement l’une des bagues autour de ses doigts. Il ne pouvait s’empêcher de se sentir exaspéré par l’attitude de ses voisins du sud, c’était entièrement de leur faute s’ils s’étaient laissés envahir si facilement et c’est ce qui avait donné l’avantage au Roi Fou.
— Parallèlement, reprit-il, le plus gros de ses troupes avait embarqué sur les navires de Cœur pour rallier le Royaume de Trèfle sans risquer de poser un seul pied sur le sol du Royaume de Carreau. Ëzel se méfiait énormément de son voisin le plus direct, qu’il savait en mesure de faire échouer ses plans. Les Trèfles se défendirent férocement et l’armée de Piques fut mise à rude épreuve, mais ils finirent par l’emporter. Il y eut énormément de morts, dans les deux camps. Pourtant Ëzel ne s’arrêta pas là. Sans prendre le temps de fêter sa victoire, il décida de remonter vers le nord pour marcher sur le Royaume de Carreau, son dernier et plus redoutable ennemi.
Erkhän fit une courte pause, ravi de toute l’attention que lui accordait l’aspirante, et la regarda intensément de ses yeux gris.
— D’ailleurs, savez-vous pourquoi la Confrérie de la Lune n’est pas intervenue ? demanda-t-il avec une lueur amusée. Elle qui est censée protéger et défendre les royaumes.
Annya pencha légèrement la tête sur le côté, comme si elle réfléchissait, mais refusa de couper le contact visuel.
— À l’époque, la Confrérie était en désaccord avec eux. La majorité du Conseil, sous la pression des monarques et des conseillers, avait décidé d’évincer la Confrérie et lui avait interdit d’intervenir de nouveau sur le continent. Ce n’est qu’après cette tragédie que les royaumes sollicitèrent à nouveau l’aide des Ombres.
Il acquiesça, incapable de retenir le demi-sourire qui étira ses lèvres.
— C’est exact. Mais en connaissez-vous la raison ? Quelques générations auparavant, la Confrérie de la Lune avait détruit l’une des plus grandes cités du Royaume de Piques, sans aucune raison et sans pouvoir se justifier. Vous avez sans doute déjà entendu parler de celle que l’Histoire a rebaptisée Ruinesandr, la ville sans aucun survivant, où des milliers de personnes disparurent en l’espace de quelques jours.
— C’est horrible, murmura-t-elle en baissant les yeux, fuyant soudain le regard d’Erkhän.
— Vous n’y êtes pour rien, beaucoup de choses ont changé depuis, mais c’est ce qui finit par pousser le Conseil à les écarter. Ils l’ont suffisamment regretté depuis. Pour en revenir à La Bataille du Roi Fou, celui-ci vouait une véritable haine envers le roi du Royaume de Carreau, aussi raconte-t-on qu’il se dirigea directement vers la capitale, négligeant les autres cités. Il arriva à Naerys triomphant, mais n’y découvrit qu’une ville déserte. D’ailleurs, peut-être pourriez-vous m’éclairer là-dessus ? Je n’ai rien trouvé à ce sujet dans ce livre.
Annya hocha la tête et replaça timidement une mèche qui s’agitait devant son visage.
— De ce que j’ai pu lire, le roi et son peuple ont pu fuir juste avant leur arrivée. Certains parlent d’une caravane de marchand originaire du Royaume de Cœur ayant réussi à éviter de peu le barrage formé par l’armée de Piques, d’autres d’un pressentiment qui aurait poussé la famille royale à abandonner la cité. On parle aussi d’espions au sein du Royaume de Trèfle. En apprenant ce qu’il se passait, le roi avait immédiatement envoyé des messages à travers tout le royaume, il savait qu’Ëzel viendrait pour lui. Craignant un siège, il ordonna à sa fille de conduire son peuple dans les montagnes des Cimes Éternelles et de se réfugier au monastère de l’Église Indicible, en territoire neutre. Pendant ce temps, lui et sa propre armée se rendirent dans la forêt qui les séparait du Royaume de Piques afin de leur tendre une embuscade.
— Ils étaient donc prévenus, médita Erkhän, pas vraiment étonné. Le Roi Ëzel les poursuivit donc dans la forêt, pensant qu’ils s’apprêtaient à envahir Lignis, mais c’était un piège. En réalité, c’est cette bataille qui est tristement célèbre, un vrai massacre. On raconte que le sol était tellement gorgé de sang que la terre n’absorbait plus rien, souillée par les corps exsangues de milliers d’innocents.
L’aspirante referma inconsciemment le livre ouvert devant elle, totalement captivée par leur conversation. Erkhän aimait la voir ainsi, une lueur passionnée dans le regard.
— On dit même que c’est ce qui a donné sa couleur et son nom aux arbres de la forêt des Feuilles Pourpres, ajouta Annya, et que les troncs immaculés gardent les marques d’innombrables coups d’épée.
— C’est ce qu’il paraît, oui, s’amusa Erkhän en lui adressant un nouveau sourire. Vous êtes bien renseignée.
Il se pencha en avant, effleura la main de l’aspirante du bout des doigts et en dégagea doucement le livre qui s’y trouvait. Ses yeux n’avaient pas quitté les siens, comme si ce contact était totalement fortuit, mais dès l’instant où il fit glisser l’ouvrage vers lui, Annya recula de surprise. Erkhän sourit, pendant un instant, elle avait été entièrement sous son emprise.
— Dans les livres, on parle de combattants exceptionnels, vous savez ? reprit-il comme si de rien n’était, empêchant la jeune fille de s’attarder sur ce qu’il venait de se passer. Sur le champ de bataille on raconte que le plus valeureux guerrier du Royaume de Carreau était une femme et qu’elle était de sang royal. Certains disent que le Roi de Piques fut émerveillé devant la grâce qu’elle dégageait, faisant tomber les soldats ennemis les uns après les autres. Au cœur du combat, il aurait même proposé une trêve afin qu’elle devienne son épouse, permettant ainsi de mettre un terme immédiat à la guerre, mais elle aurait été abattue avant de lui donner une réponse. On dit que c’est à ce moment que le roi bascula dans la folie. Fou d’une rage meurtrière, Ëzel se mit à massacrer les hommes autour de lui sans même se préoccuper de leur camp. Lorsque la forêt fut jonchée de cadavres, les rares survivants laissèrent tomber leurs armes, réalisant l’horreur de ce qui venait de se dérouler sous leurs yeux. Ëzel se donna lui-même la mort et mon royaume fut plongé dans la honte. Pendant des décennies, les monarques qui lui succédèrent furent placés sous la tutelle des autres royaumes et il leur fut interdit de posséder une armée. Les cités de Piques se cachèrent derrière de hautes murailles et se coupèrent du monde, humiliés tant par leur ancien monarque que par les autres royaumes qui les empêchaient de vivre librement pour punir la folie d’un seul homme.
Erkhän s’interrompit. Il n’avait que faire des querelles du passé, d’autant que son royaume avait repris son indépendance depuis longtemps maintenant, mais cette injustice échauffait toujours son sang malgré lui. Face à lui, l’aspirante semblait accrochée à ses lèvres, totalement absorbée par son récit. Il n’y avait aucune trace de pitié dans son regard, seulement un étrange intérêt pour les choses du passé et une vive soif d’apprendre. Le sentiment de colère qui avait effleuré Erkhän s’évapora aussitôt, remplacé par la satisfaction de découvrir qu’elle était passionnée par ce qu’il lui disait. Puis soudain, Annya secoua doucement la tête, comme émergeant d’un rêve, et se redressa.
— Je connais une autre version de la fin de cette histoire, lui confia-t-elle.
Erkhän lui adressa son sourire favori.
— Je serais enchanté de l’entendre. Accepteriez-vous de faire quelques pas avec moi et de me la raconter ? demanda-t-il en se penchant vers elle et en baissant la voix. J’ai bien peur que nous finissions par déranger les archivistes.
L’aspirante regarda vivement autour d’elle, comme pour confirmer ses dires. Évidemment, elle n’avait rien remarqué, elle n’avait pas du tout prêté attention à ce qu’il se passait autour d’eux et Erkhän le savait parfaitement. Il savait que personne n’aurait osé lui dire quoi que ce soit, c’était sa cité, ce n’était qu’un prétexte pour l’entraîner ailleurs, loin de l’ambiance studieuse de la bibliothèque. Annya le suivit à l’extérieur sans remettre ses paroles en question, gênée d’avoir pu déranger les archivistes dans leur travail. Ils furent aussitôt assaillis par l’air frais qui s’engouffrait dans les nombreux couloirs aux grandes arcades ouvertes et marchèrent pour se réchauffer.
— Alors, dites-moi, en quoi votre version est-elle différente ? demanda Erkhän.
Un léger sourire se dessina sur le visage d’Annya.
— Le Royaume de Carreau comptait en effet une combattante hors pair, la Princesse Guerrière Erïss de Naerys. Bien que le roi lui ait confié pour mission d’escorter le peuple jusqu’au monastère de l’Église Indicible, elle choisit de faire demi-tour et de rejoindre la bataille. Beaucoup de chansons et de poèmes parlent de ce moment, même s’ils ne racontent pas tous la même chose. C’était un vrai carnage. Le Roi de Piques avait perdu la raison et massacrait ami comme ennemi, sans distinction. Il y avait eu beaucoup trop de morts et les Piques allaient bientôt perdre si leur souverain ne se ressaisissait pas. Et puis, l’époux de la princesse guerrière tomba des mains du Roi Fou. Anéantie, Erïss laissa libre cours à sa rage et fonça à travers les lignes ennemies sans se soucier des blessures qu’elle recevait. Les flèches pleuvaient sur elle, mais elle ne s’arrêta pas jusqu’à ce qu’elle transperce l’assassin du prince de sa lame et le regarda lentement mourir. Dès qu’il rendit son dernier souffle, la bataille cessa et ce fut la fin. Erïss ne survécut pas, la princesse avait de trop nombreuses blessures et rendu l’âme peu après s’être vengée, laissant le Roi de Carreau sans aucun héritier.
— Dans les deux cas, on dirait que tous s’accordaient sur la folie du roi Ëzel, remarqua Erkhän.
— Oui. Je me demande quelle histoire raconte la vérité.
Il la regarda de biais en réfléchissant à la question. Cela avait-il vraiment de l’importance ? Qui pouvait être sûr de ce qui était raconté.
— Probablement un peu des deux, répondit-il. Savez-vous que la forêt des Feuilles Pourpres perd toutes ses feuilles une fois par an, à la date anniversaire de la bataille. Le sol se pare alors d’une couleur écarlate, comme s’il reproduisait le bain de sang de jadis. Sans doute une preuve de plus de la folie qui imprègne toujours l’endroit.
Erkhän attendit une réponse, mais l’aspirante ne l’écoutait plus. Ils s’étaient arrêtés près du patio où elle avait l’habitude de faire ses entraînements quotidiens. Les yeux rivés vers les colonnes de pierres noires éclairées des derniers rayons du soleil, Annya observait les flocons se répandre au cœur du patio.
Sans réfléchir, elle s’avança et pénétra dans l’espace recouvert d’une fine couche de neige, camouflant les objets et les plantes qui s’y trouvaient. Elle tourna sur elle-même, le regard et les mains tournés vers le ciel, le visage émerveillé par la beauté de ce voile blanc.
Erkhän l’observa danser parmi les flocons, sans faire le moindre pas vers elle. Des taches blanches parsemaient la longue chevelure de l’aspirante et leurs reflets roux étincelaient sous la lumière du soleil couchant. Pendant un instant, elle sembla baisser sa garde, innocente. Il la trouva à la fois belle et vulnérable, peut-être même trop fragile.
Sans un bruit, il s’avança vers Annya et du bout des doigts, attrapa délicatement l’une de ses mains. Elle le regarda, surprise, mais se laissa faire et Erkhän la fit doucement tourner, comme s’il voulait participer à sa danse. Seul le léger crissement de leurs pas sur la neige résonnait dans le silence qui les entourait, comme si tout le reste avait disparu. Ils continuèrent ainsi un moment, seuls au monde, sans se soucier du froid qui commençait à les transpercer. Sans vraiment y faire attention, Erkhän finit par attraper sa taille pour l’attirer plus près de lui, tout en veillant à ne pas interrompre leur danse. Sa peau était brûlante en comparaison de celle de la jeune fille. Il se laissa happer par le bleu sombre de ses grands yeux, incapable d’y résister, et lorsqu’Annya se mit doucement à rougir, il ne sut dire qui, de lui ou du froid, en était réellement la cause.