une semaine plus tard…
Mathilde était en plein récital lorsque des coups frappés à la porte de sa chambre interrompirent son morceau.
— Qui est-ce ? lança-t-elle d’une voix qui retenait son agacement.
Elle détestait qu’on la coupe en milieu de répétition, surtout maintenant que le spectacle n’était plus que dans une semaine. Elle posa son archet sur son bureau et vit Galis pousser le battant d’un geste hésitant.
— S… Salut. Je peux entrer ?
L’Ilarnais portait son costume de scène, un pourpoint bleu nuit et argent qui aurait dû mettre en valeur son teint hivernal, mais même cette tenue d’apparat ne suffisait pas à rendre de la vitalité à ses traits.
Sa peau était grise, des cernes violets creusaient ses joues et ses yeux étaient rougis par le manque de sommeil. Plaqué par-dessus, son fidèle sourire sonnait encore plus faux que d’habitude. Mathilde fut si frappée par sa mauvaise mine qu’elle hocha simplement la tête.
— Qu’est-ce qui t’amène ? dit-t-elle en plaçant à nouveau son menton sur le reposoir de son violon.
L’Ilarnais ne répondit pas. Il regardait autour de lui avec un air un peu hébété, et lorsqu’il leva la tête pour observer les fresques recouvrant le plafond, Mathilde remarqua un bleu multicolore qui s’étalait sous sa mâchoire.
« Lui, songea-t-elle, il s’est battu. Pourvu que ce ne soit pas avec Rok… »
Elle fit comme si elle n’avait rien vu et, puisqu’il avait décidé de rester silencieux, entonna les premières phrases musicales de sa partition. Aussitôt, Galis se tourna vers elle, surpris.
— Tu as changé de morceau ?
Mathilde hocha la tête et lui désigna de l’archet le nom du compositeur qui surplombait son recueil de sonates.
— Daniel Donenza, déchiffra l’Ilarnais. Jamais entendu parlé. Il est Sandéen ?
— Oui, ce sont ces dernières créations.
— Artag est au courant que tu as changé ?
Mathilde pinça les lèvres et se détourna de lui.
— Artag me fait confiance. Et puis de toute façon, mes mains ne me laissent pas trop le choix.
Galis renifla et s’assit dans un sofa faisant face à une table basse où s’empilaient pêle-mêle copies et livres de cours.
— Il t’aime bien à ce que je vois, dit-il dans sa barbe, ses yeux masqués par sa frange. À se demander comment tu as fait pour obtenir sa confiance…
L’archet de Mathilde crissa contre les cordes de son violon. Lentement, elle abaissa son instrument et le plaça dans son étui. Galis ne s’en irait pas tant qu’elle n’aurait pas discuté un peu avec lui et ses remarques la dérangeaient trop pour qu’elle soit productive. Sa séance de travail était à l’eau. Avec un soupir, elle s’assit dans le siège qui faisait face à son cousin et croisa ses bras sur sa poitrine.
— Puis-je savoir pourquoi tu es là ? Tu devrais être en répétition avec Lady Tymphos.
Galis massa de la main le bleu sur sa mâchoire, le regard ailleurs.
— J’avais mon entretien avec Artag… et puis je n’ai pas voulu y retourner après ça.
— Et donc tu es venu me déranger moi ?
L’Ilarnais rejeta la tête en arrière sur le dossier du sofa et expira longuement.
— Je ne comprends vraiment pas comment tu fais pour que le Chambellan t’aime autant. Avec moi, il est tellement dur ! Tu dois avoir un don pour te faire aimer.
Mathilde haussa les sourcils avec un rictus ironique.
— Si j’avais un don pareil, je ne me serais pas fait broyer les mains.
— Mais tu as réussi à apprivoiser le géant. Ça aussi, c’est un exploit…
Sa voix avait diminué, comme si la fatigue était sur le point de le submerger tout à fait. Mathilde se radoucit un peu. Il avait vraiment l’air de traverser un mauvais moment.
— Toi, murmura-t-elle, tu viens de te faire passer un savon.
Il sourit tristement, les yeux clos.
— Je suis un livre ouvert pour tout le monde aujourd’hui. Toi aussi, tu lis dans les pensées ?
Sa voix débordait d’amertume.
— Tu sais, dit Mathilde lentement, Artag ne lit pas dans les pensées, plutôt dans les émotions.
— Quelle différence ? Il est assez précis pour mettre n’importe qui à nu. Le rencontrer, c’est être totalement à sa merci.
Mathilde écarquilla les yeux en réalisant.
— Il te fait peur ?
Cette seule pensée lui paraissait absurde, car elle l’avait dépassée depuis longtemps. Elle considérait au contraire la compagnie d’Artag comme la plus agréable et réconfortante du Collegium. De plus, Galis n’était pas du genre à se laisser effrayer par qui que ce soit, il riait tout de même au nez de Lady Tymphos ! Alors, le voir trembler face au Chambellan, elle n’arrivait pas à y croire. Pourtant, la réponse de son cousin était sans appel.
— Il me terrifie.
— … mince. Je ne savais pas.
Galis haussa les épaules.
— Qui te demande de savoir ? Ça me concerne, et personne n’y peut rien.
— Mais pourquoi ? Je veux dire, il est très attentif à nous et notre bien-être, plus que tous les autres Tuteurs même !
Elle ne pouvait le lui dire, mais la présence du recueil de sonates de Donenza en était la preuve par excellence. Elle l’avait reçu par son père deux jours après l’envoi de son courrier par la poste côtière. Quelques jours après, elle avait également récupéré des lettres de sa famille à l’auberge d’Artag, à présent soigneusement dissimulées dans la reliure du carnet de son père. Sans la clef offerte par son Tuteur, tout cela n’aurait jamais été possible.
— Il n’est gentil qu’avec toi, répliqua mollement Galis.
— Pourtant, Rok l’aime bien aussi.
Un rire brisé s’échappa des lèvres de Galis, incontrôlé.
— Alors dans ce cas, on dirait qu’il n’y a que moi qu’il déteste. Je peux être fier…
— Ne dis pas de bêtises, le rabroua doucement Mathilde. Artag ne te déteste pas. Il est juste un peu froid par moment.
— Ah oui ? Dans ce cas, dis-moi s’il a l’air nauséeux quand tu parles ? Ou s’il s’est déjà énervé au point de renverser ses précieux entassements de dossiers ?
Il avait employé un ton enjoué, mais lui-même n’y croyait pas. Mathilde tombait des nues. Artag, nauséeux ? Elle ne l’avait vu dans cet état que de très rare fois… quand elle avait essayé de lui mentir. Même lorsqu’elle se mentait à elle-même, cela suffisait à déranger le Chambellan.
S’il était ainsi à chaque fois que Galis ouvrait la bouche, cela voulait dire que celui-ci n’était pas honnête avec Artag, les autres ou lui-même. Mathilde avait déjà remarqué qu’il passait son temps à jouer le rôle de l’ami joyeux et un peu sarcastique.
Elle s’en accommodait bien, car c’était courant chez les Nobles, mais Artag ne supportait que l’honnêteté pure. Son besoin de franchise était parfois dur à vivre, surtout lorsqu’il s’agissait de combattre les illusions qu’on se faisait sur sa propre personne. C’était sans doute pour cela qu’Artag et Rok s’entendaient si bien : ils parlaient le même langage.
Cependant pour un Noble dont la Cour a formé le caractère, ce devait être particulièrement complexe de discuter avec le Chambellan sans déclencher son aversion pour le mensonge. Mathilde n’y avait jamais pensé. Elle scruta le visage de Galis avec plus d’attention et y décela une lassitude enfouie sous sa fatigue et son faux sourire.
Soudain, elle réévalua l’attitude qu’il avait eue ces derniers mois, la distance qu’il avait créée avec elle. Galis lui avait dit que c’était à cause de son amitié avec Rok, et c’était probablement en partie vrai… mais il y avait peut-être autre chose. Et s’il enviait la relation que Rok et elle partageaient avec Artag ? Était-il possible qu’il ait boudé tout ce temps parce que lui n’arrivait pas à être proche de leur Tuteur ?
Il avait dû constater la force que leur donnait le sentiment d’être soutenus par le Chambellan, les progrès qu’ils avaient fait grâce à son contacte, ses conseils, le réconfort qu’il leur apportait à chaque entretien… il y avait de quoi être jaloux. Il jouait le détachement, comme s’il n’assumait pas de se sentir à l’écart, et cette stratégie même le maintenait hors des faveurs de son Tuteur.
Tant qu’il garderait ce masque de bonne humeur, il ne pourra pas établir une relation positive avec Artag.
— S’est-il passé quelque chose lors de ton entretien ? demanda-t-elle. Je ne t’ai jamais vu avec le moral aussi bas.
— Oh, rien de spécial, tu sais, balaya le garçon avec un geste de la main. Il m’a seulement sermonné à propos de mon comportement avec notre bien-aimé géant. Tout le monde l’adore, celui-là.
— … je ne dirais pas ça, non, grimaça Mathilde.
— En tout cas tout le monde tient absolument à ce que je devienne son ami… quelle blague !
Mathilde fronça les sourcils, mais retint la réplique mordante qui lui vint.
— Et pourquoi pas ? Je suis sûre qu’avec un peu de bonne volonté, vous pourriez apprendre à vous entendre.
Galis ricana et lui pointa le bleu sur sa mâchoire.
— Tu vois ça ? C’est le résultat de mes efforts aujourd’hui. Superbe progression, n’est-ce pas ?
— Comment est-ce arrivé ?
— Sir Malik m’a mis en pair avec lui pour le cours de lutte. Cette brute de géant ne sait pas retenir ses coups… ou alors il l’a fait exprès.
— As-tu dit quoique ce soit qui a pu le provoquer ? Je suis sûre que tu as été condescendant envers lui. Ce genre de chose a tendance à le mettre sur les nerfs.
Galis lui jeta un regard désabusé.
— Bien sûr. C’est de ma faute. C’est toujours de ma faute. Je ne vois même pas pourquoi je m’étonne…
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, et tu le sais, répliqua Mathilde. En plus, pour ce qui est de rejeter la faute sur les autres, tu le fais sans arrêt pour Rok, alors ne la ramène pas trop. Rok a sa part de responsabilité dans l’affaire, et doit lui aussi s’assouplir pour apprendre à coopérer avec toi. En premier lieu, je dirais qu'il doit mieux contrôler sa colère. Mais lui, au moins, il reconnaît ses défauts.
— Je vois… monsieur est parfait.
— Galis ! Arrête avec ça. Si tu es juste venu te plaindre, va faire ça ailleurs. Tu ne m’écoutes pas que je parle.
Il leva les deux mains en signe de reddition, amusé par les plis d’énervement qu’avaient pris ses traits. Il l’observait comme si elle s’était trouvée très loin de lui, inaccessible.
— D’accord, d’accord, dit-il, la voix pâteuse de fatigue, j’arrête. De toute façon, Artag a raison : je suis incapable d’être sincère. Ou a-t-il dit « sérieux » ? je ne sais plus… c’est pareil.
Il était retombé dans la mélancolie et la fixait avec des yeux brumeux.
— C’est drôle, marmonna-t-il, à chaque fois que tu prends ce ton, on dirait ma sœur quand elle s’énerve. Tu la verrais, une vraie furie…
Pour une fois, son sourire avait un éclat authentique. Mathilde oscilla entre le rabrouer à nouveau ou laisser couler. Galis avait l’air trop surmené pour une lutte verbale.
— Ta famille te manque ?
— À qui ne manque-t-elle pas ?
Mathilde secoua la tête.
— Tu sais, répondre à une question par une autre ne compte pas comme une vraie réponse. Si tu veux qu’Artag t’apprécie, commence par être plus directe.
— Et si je n’en ai pas envie ? grimaça-t-il.
— Alors c’est ton choix. Tu peux toujours dire que tu ne veux pas répondre. Comme ça, tu restes sincère sans te perdre dans de fausses excuses.
Galis eut un rictus sarcastique.
— Ce que tu dis là est parfaitement contraire à l’étiquette, Lady Tymphos s’en arracherait les cheveux.
— Je ne sais pas si tu as remarqué, mais Artag n’est pas un grand fan des manières de la Cour.
— Hum… Pas faux.
Il ne lui répondit pas pour autant et ferma les yeux, la tête rejetée en arrière sur les coussins. Son catogan était en majorité défait, si bien que ses cheveux de neige s’écoulaient du velours du sofa sur celui de son pourpoint comme une rivière glacée. Il avait l’air faible à présent, presque maladif.
Mathilde songea au reflet qu’elle avait vu dans son miroir le matin même. Elle n’était pas si loin de son état, affaiblie par le surmenage. Elle avait la « chance » d’être pour l’instant dispensée des cours trop dangereux pour ses mains, mais Galis et les autres Filleuls subissaient toujours la totale. On ne leur avait pas menti en leur disant que le but du Collegium était de repousser leurs limites,
Elle se radoucit. Galis passait un mauvais moment. Il serait injuste et contradictoire de sa part de l’ignorer maintenant, alors qu’elle prônait l’entente sans arrêt au sein de son équipe.
— Tu as l’air épuisé, dit-elle après une pause, veux-tu te reposer un moment, le temps que la répétition prenne fin ?
Les yeux toujours clos, Galis glissa le long des coussins et s’étendit de toute sa longueur sur le sofa.
— Une petite sieste ne serait pas de refus. Désolé de m’incruster comme ça…
— Ne penses-tu pas que tu serais mieux dans ton lit ?
— Probablement… marmonna-t-il, déjà à mi-chemin du sommeil. Mais j’en ai assez d’être seul.
Mathilde fit la moue. Ben voyons. Il était l’un des Filleuls les plus entourés du Collegium, sans cesse en compagnie de quelqu’un, toujours le rire aux lèvres, une remarque idiote à la bouche pour égayer son entourage. Du moins c’était ce qu’il avait réussi à lui faire croire jusqu’à maintenant.
Laissant son cousin s’abandonner au sommeil, elle ressortit son violon et se plongea dans son morceau, prenant soin de ne pas jouer trop fort. Le Collegium les éprouvait tous et malgré le rempart de son masque rieur, Galis ne faisait pas exception à la règle. Elle espérait au moins que d’ici l’arrivée des Augures, les fruits de ses efforts pour leur équipe se traduiraient par autre chose que des bleus…
J'aimerais bien voir un peu ceux qu'on connait moins, le groupe de Lalëy, Louisa, Tycho maintenant et le dernier type dont je ne me souviens même plus du nom ^^
Chapitre très bien, qui fait avancer l'histoire sans action et où on en apprend plus sur Galis, ce qui est pas mal; il évolue tout doucement, et on est content qu'il arrive quand même un peu à se confier à sa cousine en laissant un petit peu tomber sa façade. Cela donne aussi une autre image d'Artag (que j'adore toujours autant évidemment) dont le don de lire les émotions rend peu tolérant envers des gens qui n'ont pas forcément de mauvaises intentions.
Il y a eu quelques petites coquilles que je te note:
- « grâce à son contacte » → contact
- « Sir Malik m’a mis en pair avec lui » → paire
- « tu ne m’écoutes pas que je parle » → quand je parle?
- « commence par être plus directe » → direct
A bientôt dans le prochain chapitre !
J'en ai tant à rattraper avec le temps, c'est un peu intimidant, mais toujours agréable à lire (promis, je les ai tous savourés ^^)
Je note pour les coquilles et bonne année à toi aussi !
A bientôt =^v^=
Emmy
J'apprécie beaucoup le temps que tu prends pour la "rééducation" des mains de Mathilde, la mise au pied du mur sur le fait qu'elle ne pourra pas ré-atteindre son niveau avant l'incident, ce qui renforce bien l'aspect tragique et le justifie narrativement car il a une réelle conséquence. Finalement, on se questionne sur la réception qu'aura le changement de morceau.
Dans ce chapitre là, l'approfondissement de Galis, le changement de prisme qu'on entrevoit via sa relation avec son Tuteur qui se révèle est très bien mené. Cela nous rappelle que l'on découvre tout par les yeux de Mathilde, et que celle-ci comme tout un chacun est biaisée. Du coup, je trouve le tout très intéressant, ça fait avancé les personnages. Malgré le fait qu'il ne se passe "rien" en terme d'action, on avance tout de même.
Enfin bref, toujours un plaisir de suivre les aventures de Mathilde ! :)
Bon courage pour la suite !
A bientôt !
Tu es mon premier commentaire de 2022 ! Merci Beaucoup ^^
Ton analyse sur la rééducation de Mathilde est très juste, je cherche en effet à ce que l'incident ne soit pas sans conséquence (sinon à quoi bon ;) )
Galis nous révèle un peu plus de sa personne et je crois que c'est la première fois que je vous le montre aussi épuisé.
Ça me permet d'explorer des facettes de son personnage qui reste d'ordinaire hors d'atteinte à cause de son petit jeu d'être toujours "joyeux"
Bref, ça me fait toujours autant plaisir de constater que mes écrits te plaisent ! à bientôt =^v^=
Emmy