CHAPITRE 5
1.
Cela fait plus de deux mois et l’enquête sur l’explosion qui m’a couté la vie n’est toujours pas close. D’après les entrefilets que j’ai pu trouver via internet ces jours derniers, la police se pose des questions sur l’origine de l’explosion. Gaz, bombe ?
Jackson parle d’abondance – il me décrit ses amis – et mon attention flotte loin de Tacoma et de la route empruntée par la Ford Focus.
A-t-on voulu me tuer ? Ou tuer Leila qui souvent est la dernière à quitter la cuisine ? Ou alors seulement endommager le restaurant ?
Le visage furieux de Michel est encore tout frais dans ma mémoire mais je ne le vois pas agir ainsi. Une bombe, cela demande non seulement du savoir mais aussi risquer sa propre vie en la transportant, en la dissimulant… un tempérament froid, calculateur, précis, tout le contraire du Michel bon vivant et impulsif qui a travaillé dans ma cuisine.
Qui, alors ? Je sens un courant d’air froid se glisser le long de mon épiderme. Je ne veux pas évoquer les ennemis anciens qui m’ont fait perdre le sommeil dans le temps. Je ne veux pas que les cauchemars reviennent.
Jackson freine en arrivant près d’un stop et se tourne vers moi.
- Je pourrais vous présenter, qu’en penses-tu ? Il est adorable et il adore la France !
Ciel, de qui me parle-t-il ? A tout hasard, je réponds :
- Je ne sais pas si je suis prête pour une rencontre…
- Pourquoi pas ? Il est drôle, gentil… plutôt bien de sa personne… pourquoi ne pas essayer ?
Je soupire.
- Tu sais, je suis en pleine transition. Ça donne le vertige de changer de pays, de langue… je préfère attendre un peu avant d’ajouter des nouveautés supplémentaires.
Jackson fait un geste apaisant de la main.
- Tu as tout à fait raison. C’est toi qui décides ! Moi, je propose, c’est tout.
Instant de silence. Je jette un regard vers la banquette arrière. Les enfants se sont endormis. Je souris.
- Cependant… reprend lentement Jackson d’une voix volontairement hésitante, que risques-tu à simplement le rencontrer ? Après tout, la vie est courte.
Je réprime un rire sarcastique. Jackson ajoute :
- Tout ce qui peut se passer, s’il ne te dit rien physiquement, c’est que tu te retrouves avec un ami en plus.
Jackson, visiblement, supporte mal qu’on lui dise non. Créons une diversion.
- Je n’ai pas besoin d’un ami en plus. Pas tout de suite. Tu es un ami idéal ! Tu es parfait, comme ami. Ça me suffit pour le moment.
Il rit.
- La dernière fois que tu as eu un petit ami, c’était quand ?
C’était avant l’Oursin. Akira est le seul homme qui ait (chastement) partagé mon lit pendant que je travaillais au restaurant. Sybille, ma sous-chef les trois premières années, me surnommait le moine-soldat. Elle était si drôle, Sybille ! Intuitive et spirituelle. Un peu trop incisive parfois… L’ambiance de la cuisine n’a plus jamais été la même quand elle nous a quittés pour ouvrir son propre établissement. J’ai même considéré devenir sa sous-chef, juste pour ne pas perdre sa compagnie.
- Je ne veux pas être indiscret, tu n’as pas à me répondre… dit Jackson devant mon silence.
Je ris.
- Tu es indiscret, mais d’une façon plutôt amusante, c’est rare ! On n’a pas envie de ne pas te répondre. Mon dernier petit ami remonte à plusieurs années. Et le fait est, ça ne me manque pas…
- Années ?? s’exclame Jackson, saisi. Ce n’est pas normal…
Je me sens vaguement froissée.
- Comment ça, pas normal ?
- Ça devrait te manquer, non ? Etre dans une relation, ça fait partie de la vie, c’est sain…
- Je ne suis pas d’accord ! Ne pas être dans une relation, si on n’a pas quelqu’un qui vaille le coup, c’est aussi très sain. Nous vivons dans une société qui culpabilise les célibataires, ce n’est pas juste. On est censé être “en manque”, être frustré, ou “être anormal” comme tu dis, si on ne cherche pas frénétiquement un partenaire. Alors qu’on peut vivre des choses sublimes dans tant d’autres domaines, les arts, la musique, les voyages, la littérature, la gastronomie même. Tout ne tourne pas autour du sexe, que diable. Le sexe est tellement surévalué…
“Sex is overrated”, ce sont mes mots. Le visage de Jackson ressemble un instant à un cartoon de dessin animé - comme s’il allait exploser. Ses yeux s'écarquillent et il pousse un cri muet. Il semble s’étouffer de rire et être très choqué dans le même temps. Il arrête même la voiture sur le bas-côté et reprend son souffle. Je le regarde avec inquiétude.
- Bon, chuchote-t-il. C’est de ma faute. J’aurais dû te donner le code avant d’entamer cette conversation.
- Le code ?
Il désigne la banquette arrière d’un mouvement de tête.
- Ils peuvent répéter ce que nous disons. Enfin, surtout… ma fille pour le moment. Alors à la place du mot… qui commence par un s, tu me suis ?
- Je crois, oui…
- A la place de ce mot, nous allons dire “puppy”. “Puppy” is overrated. Parce que je ne veux pas qu’elle retourne chez sa mère et lance fièrement “Papa dit que le s… puppy is overrated!”
Nous rions tous les deux.
- Je suis désolée. Je n’avais pas pensé à ça. Je ne crois pas qu’ils m’aient entendue.
- Moi non plus, mais on ne sait jamais. Bon. Par ailleurs : me donnes-tu la permission d’utiliser ce dialogue dans un de mes sketches ? Parce que c’est de l’or, je le sens.
- Si tu veux… Tu crois ?
- Oh oui !
- Mais tu ne parles pas de moi pour autant, n’est-ce pas ?
Nous recommençons à rouler. Jackson reste silencieux, et je sens l’inquiétude me gagner. J’insiste.
- Je ne veux pas être citée en tant que telle, ni mentionnée ! Invente une autre personne pour lui mettre mes paroles dans la bouche, si tu y tiens !
L’idée fait mouche immédiatement.
- Alors là, pas de problème. Un autre prénom, un autre contexte…
Tandis qu’il s'absorbe dans des pensées créatives, nous arrivons devant notre maison commune. Jackson se tourne vers moi.
- On déjeune ensemble ? Je voudrais continuer notre conversation. Dans une petite heure ? Il faut que les jeunes fauves mangent et que je les prépare pour leur sieste.
- Excellente idée ! C’est dans notre contrat, de toute façon. Je dois te nourrir.
Jackson rit et esquisse un geste un peu embarrassé de la main.
2.
Le soir de ce premier diner avec Sylvie, Akira et moi étions parmi les derniers à quitter le restaurant, notre convive toujours avec nous. Mon appartement se trouvait dans l’immeuble ancien de l’autre côté de la rue. La nuit de ce début d’automne était froide. Sylvie, vêtue d’un blouson de toile sur son T Shirt, se tenait immobile et regardait la rue déserte sans rien dire.
- Tu veux passer la nuit à la maison ? J’habite dans cet immeuble.
Je sentis les doigts d’Akira, qui avait passé son bras sous le mien, rentrer dans ma chair. Je n’avais pas besoin de le regarder pour savoir qu’un bloc de réprobation marchait à mes cotés.
- Oh ? dit Sylvie. Pourquoi pas.
- Ce n’est pas une invitation pour un ménage à trois, grinça mon frère.
- Qui sait, répondit Sylvie avec un rire qui nous surprit, cette fois je dirai peut-être oui !
Une fois dans l’appartement, Sylvie avait retrouvé son air blasé et regardait autour d’elle avec cette expression désintéressée et lasse qu’elle semblait avoir perfectionné au cours de ses siècles d’existence. La cuisine était équipée pour la professionnelle que j’étais à présent, parfois j’y travaillais sur des recettes avec Jean-Frédéric via Skype.
Sylvie n’avait pas de raison d'être impressionnée par sa taille ou ses équipements. Cependant, le salon où Akira et moi avons passé bien des moments de tranquille paresse était chaleureux et généreusement fourni de livres, instruments de musique, plantes et agrandissements de photos prises lors de nos voyages. En général, nos amis s’extasiaient lors de leur première visite. Je n’en attendais pas tant de Sylvie, mais un sourire appréciateur aurait été bienvenu. Elle resta sombre et silencieuse. Je vis Akira lever les yeux au ciel.
- Bon, si on allait au lit ? lançai-je. La chambre d’amis est par là. La salle de bains, ici.
Je lui tendis une chemise de nuit blanche avec des broderies à l’ancienne que j’ai toujours de côté pour des invitées impromptues. Tandis qu’elle disparaissait dans la salle de bains, je retournai à la cuisine pour mettre des croquettes dans le bol de Robespierre et préparer les tisanes de gingembre frais et miel qu’Akira et moi aimons boire avant de nous coucher. Akira regardait le courrier, jetant distraitement les publicités à la poubelle au fur et à mesure.
Soudain, des petits cris nous parvinrent et aussi l’écho de bruits de pas précipités. Après avoir échangé un regard intrigué, nous sommes retournés dans le salon pour y trouver Sylvie riant aux éclats. Robespierre la poursuivait.
- Il est génial ce chat ! déclara-t-elle.
Robespierre, mon chat roux, était ravi d’avoir une partenaire de jeux. Je ne suis pas toujours sur la bonne longueur d’onde après une journée de travail. Sylvie s’amusait aussi à virevolter en faisant flotter la chemise de nuit autour d’elle. On aurait dit une petite fille jouant dans une robe de princesse.
Elle aperçut mes guitares.
- Hé, deux Gibson ! Et là-bas, une Strat ? C’est du bon, tout ça ! Je peux jouer?
Akira me regarda.
- Il est trop tard pour la guitare électrique, déclarai-je. Nous avons des voisins… Mais si tu veux jouer sur une Gibson, pas trop longtemps…
Déjà, Sylvie s’emparait d’une des guitares et l’accordait rapidement. Akira sourit et prit l’autre.
- Tu sais jouer ? demanda Sylvie.
- Un peu…
Sylvie se lança dans une chanson, une de celles que nous avions entendue le soir de notre rencontre. Rapidement, Akira la suivit, avec cet instinct presque surnaturel qui est le sien pour intégrer les rythmes et les mélodies. Sylvie s’arrêta brutalement entre deux accords.
- Tu es un pro, toi ! Il faut que tu nous rejoignes à Lavement Baryté !
Akira continuait à jouer la mélodie et, sans perdre son sourire, il secoua la tête.
- Been there, done that, sister!
- Tu as déjà fait partie d’un groupe ?
Il me regarda et nous avons échangé un sourire.
- Tous les deux ?
Akira reposa la guitare.
- On a fait un carton ! dit-il en riant. C’était il y a longtemps. Le commencement de notre fortune !
- Mais alors…
Sylvie paraissait troublée, presque en colère.
- Pourquoi ne faites-vous pas partie d’un autre groupe aujourd’hui alors ? Vous êtes bons! Enfin, je ne peux parler que pour lui… Tu joues de la guitare aussi, Nathalie ?
- Non, moi je chante… Ou je joue de l’harmonica…
Elle me regarda avec incrédulité.
- Qu’est-ce que tu fais dans cette cuisine ? lança-t-elle avec un geste irrité vers l’Oursin. Tu devrais être sur scène avec moi… ou avec lui ! Enfin, si tu as le talent, je ne sais pas…
Akira intervint.
- Elle a le talent ! déclara-t-il. Elle fait ce qu’elle aime, dans cette cuisine.
Sylvie resta silencieuse un instant, comme pour absorber l'étrangeté de ces propos.
- Chacun son truc… conclut-elle avec un soupir philosophe. Moi, ça a toujours été la musique, quoiqu’il advienne. Quand j’ai compris que je ne pouvais pas mourir, je me suis dit : bon, puisque je ne risque rien, peu importe si je ne gagne pas ma vie, ou mal. Je n’ai jamais rien fait d’autre que de la musique.
Une gêne, presque de la honte commença à me gagner. J’ai rencontré ma première flûte au 13eme siècle. Mais j’ai peu d'années de musicienne à mon actif. Pendant tout ce temps, j’ai été une servante, souvent une cuisinière, parfois maltraitée, parfois contente au sein d’une famille généreuse. Je ne suis pas née servante, je crois. Pourquoi me suis-je contenté de ce sort ? Pourquoi ce manque d’ambition ou de simple désir de mieux faire ?
- Bon, les filles, dit Akira en se levant, je vais me coucher.
Je tournai mon visage vers lui et il embrassa mes lèvres en passant. Akira est aussi insomniaque que moi. Il songeait sans doute qu’une conversation en tête-à-tête ferait du bien à Sylvie. J’agis de même quand nous rencontrons un Semblable.
Sylvie se pelotonna sur le divan. Je lui tendis un châle dont elle entoura ses épaules. Robespierre sauta à ses côtés et renifla la manche de sa chemise de nuit.
- Pourquoi l’avoir appelé comme ça ? demanda-t-elle.
- Parce qu’il a eu la mâchoire abîmée avant que je ne l’adopte. Elle est toujours un peu de travers, tu vois ? Et Robespierre… tu étais à Paris pendant la Révolution ?
- Quelle Révolution ?
- La Révolution française !
- Non, j'étais déjà à Venise…
- Tu sais ce qui est arrivé à Robespierre, quand même ?
Devant son silence, j’ajoutai :
- Tu sais qui est Robespierre ?
Sylvie poussa un soupir.
- Je pratique l'indifférence à un niveau cosmique pour ces choses.
J’ajoutai simplement.
- Il a été guillotiné… mais il a pris une balle dans la mâchoire lors de son arrestation. Tentative de suicide, paraît-il. Alors, le chat, avec sa mâchoire, tu vois…
Du bout du doigt, elle traça un sillon dans la fourrure du félin, partant de sa tête puis continuant le long de son épine dorsale ondulante. Il ronronnait avec satisfaction. Elle demanda pensivement :
- Qu’est-ce qui arrive à quelqu’un comme nous si on nous guillotine, à ton avis ? Ne me dis pas que tu n’as aucune idée...
Sylvie ne pouvait pas le savoir, mais cette question était le nœud gordien à l’origine de tant d’angoisses dans mon existence. Car la dernière vision que je conserve de l’homme que je crains le plus au monde, celui qui m’a fait le plus de mal, est celle où sa tête se détache de son corps avant que je ne mette le feu à la maison où j’ai été sa prisonnière et sa servante. Aujourd'hui encore, je l’imagine toujours vivant - et ivre de vengeance.
- Les avis diffèrent, soupirai-je. Selon certains, cela met fin à notre vie. Selon d’autres, si la tête et le corps reposent ensemble… alors, d’une façon ou d’une autre, des récits de Semblables laissent entendre qu’il y a cicatrisation et… que tout repart comme si de rien n'était !
- J’ai toujours pensé que c'était notre limite, la décapitation…
Je me levai.
- Tu veux boire quelque chose ? Eau, tisane ?
Sylvie accepta un verre d’eau. A mon retour de la cuisine, Robespierre me regarda, jubilant, ronronnant haut et fort. Il me montrait son appréciation : je lui avais amené une humaine toute dédiée à son confort. Sylvie caressait méthodiquement son dos et le long de ses côtes. Sans cesser ses efforts, elle demanda :
- Alors c’est quoi, cette relation avec ton mec ? Tu dis que vous n'êtes pas ensemble, mais vous dormez dans le même lit, et il t’embrasse sur la bouche ?
- Il est comme mon frère ! Ma famille.
- Alors pourquoi il n’est pas ton mari ?
- On se ferait reconnaître beaucoup plus facilement si nous vivions ensemble tout le temps. Bon, et puis, il y a le fait qu’il est gay…
- Ah ? Tiens. En général, je devine ce genre de choses, là pas du tout. Je me disais que tu avais de la chance… ce n’est pas évident d'être avec un, comment vous dites, un pas-Semblable.
- Quelqu’un de normal …
- Oui, un mortel quoi. C’est toujours le même dilemme : je ne veux pas mentir, mais je ne peux pas dire la vérité… comment tu fais toi ?
Je poussai un soupir en m’adossant aux coussins du divan.
- Tu as raison, c’est une de nos situations les plus épineuses… J’essaie de le voir un peu comme… tu sais, comme un roman. Quand tu écris un roman, forcément tu crées tout un contexte qui n’est pas réel, une fiction. Mais dans ce cadre, tu peux écrire quelque chose qui est authentique et même porteur d’une vérité beaucoup plus… vraie, profonde finalement. Tu vois ce que je veux dire ?
Sylvie me regardait, un sourire goguenard aux lèvres.
- Tu m’as larguée, là… Il faut que j'écrive un roman pour que mon mec comprenne ma vérité vraie à travers la fiction ?
Je ris mais j'étais un peu vexée. L’analogie du roman m’avait parue lumineuse quand elle m’était venue à l’esprit. Sylvie poursuivit :
- C’est trop compliqué pour moi, tout ça. Ecris moi une chanson pour m’expliquer, ne me fais pas un discours !
Je poussai un soupir exagéré.
- Bon. Mentir sur les dates. Adapter les faits. Dire la vérité sur les sentiments. Ça va, là ?
Sylvie tapota ma tête comme si elle encourageait un enfant.
- Tu vois ? Quand tu veux…
3.
Une jeune femme brune, portant un sombrero, me sourit chaleureusement. Tout autour d’elle, des fleurs et des arbres, et sur le mur d’en face, un jeune homme, lui aussi coiffé d’un chapeau à large bord.
J’échange un sourire avec Jackson.
- C’est sympathique, ces fresques colorées…
- Oui, ils ont tout repeint il y a deux ans. Je crois qu’ils essaient de créer un environnement ensoleillé qui évoque le Mexique, parce que le soleil, par ici…
Nous ouvrons nos menus.
- Tu sais, depuis que je suis là, il a fait du soleil presque tous les jours, remarque-je.
- Tout ce que je peux te dire, Max, c’est profites-en. Ce n’est pas comme ça toute l’année.
Nous sommes dans le restaurant préféré de Jackson. Je regarde la carte avec intérêt. La tortilla, de taille variable et faite avec de la farine de blé ou de mais, est le véhicule commun des différentes viandes et épices, qu’il s’agisse de tacos, de burritos, de fajitas ou d’enchiladas. Riz espagnol (cuit avec des tomates en coulis) et haricots Pinto, parfois écrasés une sorte de crème épaisse, en sont les compagnons habituels.
J’ai dormi pendant que Jackson s’occupait de ses enfants et je me sens encore dans l’espèce de léthargie qui peut suivre une sieste interrompue. Je tends mon menu à Jackson.
- Commande pour moi. Je veux goûter le maximum de choses pour me faire une idée.
Avec un plaisir évident, Jackson choisit plusieurs “combinacions”, des assortiments de différents classiques.
- On partagera, dit-il avec un sourire gourmand.
Une fois la commande passée, il se penche vers moi.
- Alors, tu as pensé à notre conversation ? Qu’est-ce que tu en dis ? Tu es d’accord ?
Je grignote les chips faites de triangles de tortilla frites, que l’on trempe dans une sauce rouge très épicée. Je ne peux pas dire que j’adore mais je ne peux m'empêcher de les croquer l’une après l’autre.
- A propos de quoi ?
- L’ami ! L’ami que je veux te présenter !
Je fais mine de m’effondrer sur mon assiette.
- Tu es encore sur ce sujet ? Seigneur, Jackson, ça, ce n’est pas normal !
- Ok, ok, ok, ok…… dit-il aussitôt en me montrant les deux paumes de ses mains en un geste destiné à freiner ma galopante irritation. Bon, je m’y suis pris très mal avec toute cette histoire. Je suis désolé. Mettons cartes sur table.
Il réfléchit un instant, comme s’il hésitait sur les mots à employer.
- Bon, l’ami que je voulais te faire rencontrer, en fait, c’est moi.
- Quoi ?
- Oui, je pensais…. je me disais que ce serait une bonne façon de passer de l’ami, au… peut-être… petit ami, tu vois? J’arrive à notre rendez-vous avec des fleurs, tu es surprise de voir que c’est moi, et nous commençons à parler différemment parce que le contexte n’est plus le même … Tu es très attirante, Max, et drôle aussi, et mystérieuse…
Il baisse la tête et, pour m’attendrir, me regarde par-en dessous avec un air de chien penaud. Je ris et je secoue la tête.
- Jackson, tu es un ami parfait et j’aime tellement ta compagnie !
Il perd son sourire et ferme les yeux. Evidemment, il se doute de ce qui suit. Il sait que ça va commencer par “mais”.
- Mais... Tu es beaucoup trop jeune pour moi! Ne prend pas cet air de martyr! Ce qui existe entre nous est beaucoup plus durable et… plus fructueux !
Jackson arbore l’expression d’un convalescent qui se demande s’il aura l'énergie de reprendre goût à la vie et demande :
- Fructueux ?
- Oui, tu vas écrire quelque chose de très drôle avec mon “sex is overrated” et je suis sûre que nous aurons plein d’autres occasions de travailler ensemble.
Et là, notre repas arrive - heureuse diversion. Jackson, Dieu soit loué, retrouve sa gaieté et nous piochons joyeusement dans les assiettes devant nous en commentant sur les recettes et les saveurs. Jackson a travaillé dans les cuisines d’un restaurant mexicain. Il me raconte ses soirées passées à transférer de larges morceaux de bœuf bouilli dans une déchiqueteuse pour que la viande ait la bonne texture de « shredded beef », ou des montagnes de haricots Pinto dans un mixer, et le remplissage interminable d’un immense lave-vaisselle. Mais il en revient finalement à ce qui le préoccupe.
- Je ne suis pas comme toi, soupire-t-il entre deux bouchées de Tamale, un mélange de viande, épices et “masa” (semoule de maïs) cuit à la vapeur dans des feuilles de mais. Être célibataire, ce n’est pas bon pour moi. J’ai besoin de partager, d’aimer, embrasser…. (il semble sur le point de continuer à énumérer ses besoins mais s’interrompt devant mon regard). Et en plus, à la maison, ils sont tous en couple… Amy a Cooper, Greg a Carol, Maman a même… Richard. Elle ne sait pas que nous savons, mais évidemment, nous savons. Nous n’avons jamais vu Richard. Mais nous savons qu’il existe.
Dans sa liste, un seul nom a retenu mon attention. Quoi ? Greg a une petite amie? Evidemment, qu’il a une petite amie. Je comprends à la déception que je ressens que j’ai laissé mon imagination galoper plus loin que je ne l’avais réalisé.
Dans le fond, serait-ce si impensable de vivre une relation avec Jackson, si jeune, si enthousiaste ? Profiter de son énergie, lui apporter un peu de maturité, jouer avec ses enfants ? J’y pense quelques secondes. Oui, impensable. Un ami pour des années, un complice, un partenaire de travail qui sait, oui tout est possible. Mais un boy-friend ? Il est ambitieux, pressé, conquérant. C’est un profil qui ne me convient pas pour être intime. Les hommes que j’ai aimés ont toujours été tendres, hésitants et vulnérables, et aussi, biologiquement, nettement plus âgés que moi. Et ils ont beaucoup souffert. Ça me met en confiance, ils peuvent me comprendre, accepter mes propres réactions bizarres. On se fait du bien, simplement, sans chercher un bonheur triomphant hors de notre portée.
Je fais mine de récapituler.
- Alors Amy a Cooper, je l’ai rencontré en effet quand j’ai signé le contrat de location.
- Oui, ils travaillent ensemble.
- Greg a… qui déjà ?
- Carol. Elle est un peu comme notre cousine, la fille d’amis de mes parents. Elle nous babysittait, Amy et moi, quand nous étions petits. Ils ne sont pas ensemble depuis très longtemps.
- Et ta grand-mère ?
C’est une boutade, mais Jackson répond avec sérieux.
- Je ne serais pas surpris qu’elle ait une romance avec un des joueurs du Bingo où elle va toutes les semaines. Elle est un peu trop contente d’y aller ces temps ci. Les seuls célibataires à la maison sont Aly, baby Greg… et moi.
- Et moi ! De l’autre côté de la cloison… Célibataire et fière de l’être !
- Oui, toi…. soupire Jackson. Seule depuis des années mais pas intéressée par moi le moins du monde.
- Oh écoute, Jackson, ça suffit. Tu es jeune et beau et drôle, nous sommes amis, je ne vais pas commencer à te plaindre. Je ne suis pas prête, c’est tout! Mets ça sur le compte de mon coma.
Jackson me regarde, saisi.
- Quel coma ?
C’est à mon tour d'être surprise.
- Amy ne t’a pas dit ? Ce n’est pas un secret. J’ai eu un accident de voiture il y a quelques mois. J’étais dans le coma pendant une dizaine de jours. Je me suis rétablie, mais je suis encore convalescente…
- Je ne me doutais pas de ça ! s’écrie Jackson. Oh, Max, je suis désolé…
- Je vais bien, tellement mieux qu’avant. Mais j’ai encore besoin de temps avant de vivre une vie… (je le regarde malicieusement) une vie “normale”, comme tu dirais.
Jackson étend sa main et serre le bout de mes doigts un peu maladroitement. Il a l’air vraiment touché par mon histoire. Je songe, en le regardant, que j’ai le sentiment de le connaitre depuis longtemps, depuis toujours. Ma vie est si solitaire, à Tacoma, chacune des personnes à laquelle je suis liée a pris une importance disproportionnée.
- Mais pourquoi t’installer si loin de ta famille, si peu de temps après ? N’est-ce pas le moment où tu as besoin avant tout d’etre entourée, soutenue ?
- Justement, c’est difficile pour eux. Je n’ai pas perdu la mémoire, mais selon eux, j’ai beaucoup changé depuis l’accident. Ça les déconcerte, je les déçois jour après jour. J’étais très active, engagée dans ma carrière de journaliste. Maintenant, ça m'intéresse moins. J’étais drôle, souvent mordante. A leurs yeux, je suis devenue beaucoup plus tiède. Un peu ennuyeuse, sans doute… Quand l’occasion s’est présentée de changer d’air, je n’ai pas hésité.
Jackson est indigné.
- C’est ta famille ! Ils doivent te prendre comme tu es, t’aimer comme tu es ! Ils auraient pu te perdre pour toujours et maintenant ils sont déçus ?
- Ce n’est pas si simple ! Ils ont eu très peur pour moi. Ma nouvelle personnalité… c’est un peu comme s’ils m’avaient perdue, de fait, perdu celle que j’étais. C’est un deuil pour eux…
- Chez nous, dit Jackson avec un regard sombre, la famille, ça passe avant tout. Même pour Greg…
Il s’interrompt net. Je répète :
- Même pour Greg ?
Il sourit, un peu embarrassé, et, puisqu’il vient de planter sa fourchette dedans, entreprend de m’expliquer la différence entre un chili relleno (piment poblano, large et doux, épluché, immergé dans une pate à base d’œufs et frit) et un chili relleno autentico (le même piment, farci de fromage cotija, cuit au four sous une sauce a la tomate).
Sur le chemin du retour, Jackson réfléchit tout haut à la liste des plats mexicains qu’il aimerait me voir réaliser. C’est une exploration dont la perspective m’amuse même si je ne suis pas encore conquise par les saveurs du pays. Les épices sont trop intenses, je ne distingue pas de profondeur, de texture. Ça évoluera certainement quand je serai plus familiarisée avec les ingrédients.
Au moment où nous arrivons devant la maison dont nous habitons chacun une moitié, Jackson se tourne vers moi.
- Tu es sous notre toit. Nous sommes ta famille maintenant.
Il m’embrasse sur la joue et sort de la voiture. Je le regarde s'éloigner avec un sourire. Il faut reconnaître qu’il a un bon timing pour dire les mots qui font mouche.
Ca fait longtemps que je ne suis plus passé ici ^^
Un chapitre très riche, j'ai beaucoup apprécié la discussion Jackson Max et la chute "tu es dans notre famille" tombe magistralement bien.
Ce chapitre me permet de mieux comprendre la personnalité de Jackson et de m'y attacher, il paraît vraiment humain dans ce chapitre. Il ne peut pas se douer de l'immortalité de Max le pauvre !
Tu abordes pleins de thématiques différentes (le couple, la famille...) sans en faire trop, c'est vraiment très bon.
Quelques remarques :
"Sylvie n’avait" jusque "voyages", la phrase est longue et sans ponctuation c'est un peu indigeste
"Car la dernière vision que je conserve de l’homme que je crains le plus au monde, celui qui m’a fait le plus de mal, est celle où sa tête se détache de son corps avant que je ne mette le feu à la maison où j’ai été sa prisonnière et sa servante." ça donne envie d'en savoir plus tout ça, je n'avais pas soupçonné un si lourd passé
"Robespierre" Bien vu pour le nom du chat
Un plaisir,
A bientôt !
J'apprécie énormément ce lien que tu tisses avec son ancienne vie à travers la cuisine. Présent dans tous tes chapitres, (en plus de nous mettre l'eau à la bouche) il montre bien l'attachement de Max à son "épisode parisien" et la difficulté qu'elle a encore à tourner la page.
Les avances de Jackson envers Max sont peut-être un peu trop précoces dans leur relation mais comme l'a dit Lyse, cela se justifie avec sa jeunesse et son caractère fonceur et chaleureux.
En tout cas, c'est encore un très bon chapitre qui me fait de plus en plus aimer ton récit plein de douceur et de réflexions sur la vie.
En tout cas, merci de ton commentaire, ca donne de l'energie pour continuer a avancer!