CHAPITRE 6

Chapitre 6 -

 

1.

Je suis encore en chantier. Vue de l'extérieur, je ne porte plus de trace de l’explosion qui m’a arrachée à ma vie. Mais je ne suis pas complètement remise. Je sens les fourmillements familiers au creux de ma nuque et dans mes oreilles. Mes intérieurs sont toujours ankylosés, mes pensées confuses comme si mes neurones s'étaient échappés de mon kaléidoscope personnel et refusaient de revenir au port. Les migraines n’ont pas disparu.

Je dors beaucoup. Il faut toujours en passer par là. Dormir et boire. Et c’est si facile à notre époque, en Occident… l’individualisme permet de se comporter comme on veut sans être vu, dans nos logements séparés. L'eau ne risque plus de rendre malade comme c'était le cas il y a quelques siècles. J’ai toujours une grande bouteille près de mon lit.

Je dors, et parfois je suis simplement étendue, entre deux moments de sommeil, les yeux mi-clos, à peine capable de bouger. Je pense souvent aux gens que j’aime, c’est la meilleure façon d'éviter que les pensées retournent vers les mauvais souvenirs, les horribles souvenirs. Ces événements ont été ponctuels dans ma vie mais ils pèsent si lourds dans mes pensées. La loi de la gravité est implacable.

Si je dérape, je m’efforce d’accélérer la séquence qui vient de s’ouvrir dans ma mémoire, pour en arriver au dénouement. J’en suis sortie. C’est terminé. Surtout rester loin de ces moments immobiles où il me semble soudain être captive, comme si je n’avais jamais cessé de l’être, ma liberté une illusion… ces moments où la panique me gagne.

Je pense souvent à mes voisins, c’est un terrain sur. Quelle chance de trouver si vite, non pas une personne, mais toute une famille  amicale.  Les paroles de Jackson me font encore chaud au cœur.  

Dans ma rêverie, les uns et les autres m’apparaissent comme un bosquet, les arbres d’une forêt, la forêt d’Anne Frank, la forêt de la consolation. “Je vois des hommes mais ils ressemblent à des arbres qui marchent”...disait un aveugle recouvrant lentement la vue après avoir croisé Jésus… 

Je les observe de ma chambre parfois. J’ai rapidement ajouté un voilage au store de la fenêtre. Vilma, la grand-mère, aime s’installer dans une chaise longue, sur le patio, les matins sans pluie, une mug de café à la main. C’est une petite femme ronde avec des lunettes aux verres épais. Parfois, ses longs cheveux  noirs sont libres sur ses épaules, le plus souvent ils forment un chignon bas. Elle sourit en regardant le soleil et je la devine sereine. Katherine vient lui dire au revoir, elle part travailler, toujours parfaitement élégante, en jupe et chaussures fines. Elle l’embrasse et souvent lui parle, j’ai l’impression qu’elle lui donne des instructions.

Vilma la regarde, parfois hoche la tête imperceptiblement, sans perdre son sourire. Parfois, Greg la rejoint, lui aussi son café à la main, et s’assoit près d’elle. Jackson arrive avec ses enfants, mais ne reste pas en place, les incitant à jouer à attraper une balle, ou marchant simplement près de son fils, qui commence a maladroitement se déplacer par lui-même. Une fois, j’ai eu l’impression que Greg, sur sa chaise de jardin, regardait droit dans ma direction - quoi, ne suis-je pas invisible, à un mètre derrière mon rideau? - et faisait même  un geste de la main.

Si les pensées pénibles persistent, j’utilise une autre tactique qui a fait ses preuves : revivre mes récents succès en cuisine. Depuis que je vis à Tacoma, mes ambitions ne sont plus à la même échelle ; le diner de saumon, servi avec du riz au safran et des épinards crémeux a été très apprécié. Katherine m’a ensuite commandé trois diners en deux semaines, juste pour la famille. Ils m’ont valu des compliments que je me remémore avec plaisir. Me sentir appréciée me donne des ailes. Jackson me disant: tes lasagnes, quelle merveille, avec un mouvement des yeux vers le ciel, comme si il avait entrevu le paradis lors du dîner ; “la galette du berger”, shepherd pie en anglais, (hachis Parmentier) dont Katherine me dit le lendemain : n'hésitez pas à voir grand, ça nous fait des restes, j’ai emporté la dernière part pour mon déjeuner au bureau et ma mère m’en a fait le reproche quand je suis rentrée le soir, elle comptait dessus pour son déjeuner a elle!

Mes rêveries gourmandes sont souvent efficaces : fantômes et mauvais souvenirs perdent de leur pouvoir quand je me rappelle avoir écouté mes voisins, assise devant ma TV dont j’ai coupé le son, l’oreille non loin de la cloison qui nous sépare. Je ne saisis pas le détail des conversations mais j’entends les exclamations qui accompagnent la dégustation du dîner.

J’ai commis, et j’en ai totalement conscience, une erreur stratégique en me précipitant aux fourneaux. Il était impératif que je me dissocie complètement de ma précédente identité.  J’aurais du aller chercher des Egg McMuffins ou Dieu sait quel fast food pour nourrir Jackson et Greg, au lieu de faire mon intéressante avec mes croque Madames. Je suis “Nathalie Duval aux USA”, pas Max… C’est dangereux : le monde est devenu si petit avec internet…

Oui, ce que j’ai fait est contraire à ce que je conseillais aux jeunes Semblables à Paris. Mais il faut bien l’admettre, j’ai aussi cruellement besoin de ces repas que je prépare et que Katherine insiste à payer au-delà de mes factures (elle a qualifié de “ridicule” ma première addition, sur un ton bien différent de Jackson dégustant ma cuisine). Je dépérirais si je n’avais pas une façon d'être en contact régulièrement avec mes voisins, ou si je n’avais aucune raison de cuisiner. Je me reproche mes choix… mais rapidement, toujours étendue sur mon lit, vidant ma bouteille d’eau gorgée après gorgée, je commence à réfléchir au prochain dîner. Suis-je prête pour me lancer dans un grand plat d’enchiladas ?

 

2.

Akira sourit en me voyant arriver dans notre chambre, nos deux tasses de tisanes en équilibre sur un petit plateau. Il retira les écouteurs avec lesquels il suivait un roman en japonais sur sa tablette. Il parle la langue parfaitement mais il travaillait sur son accent - son absence d’accent étranger - en prévision de son immersion prochaine.

  • Tu avais raison, comme d’habitude, me dit-il d'emblée. Cette Sylvie,  c’est une marrante… quand elle ne boude pas. Ces sautes d’humeur, quand même… tu crois qu’elle est… je ne sais pas, cyclothymique?

Je lui tendis sa tasse.

  • Je me demande si ce n’est pas plutôt une carapace de mauvaise humeur qui la protège, comme une coquille d’escargot, tu vois? Elle n’en sort que si ça vaut vraiment le coup.
  • Ça ne doit pas être une joie au quotidien, mais à petites doses, elle gagne à être connue! Tu as vu? Robespierre l’a tout de suite adoptée.

 

Je regardai autour de moi.

  • Il est même resté avec elle pour la nuit! Le traître… Il est censé dormir avec nous, c’est dans son contrat!
  • Il ne me manquera pas, soupira Akira après avoir bu quelques gorgées. La nuit dernière, il m’a piétiné. Je te jure! J’ai l’impression qu’il essayait de faire des claquettes…

 

Je m’assis de mon côté du lit, buvant lentement le breuvage chaud. Akira me regarda avec attention. Puis il fit un geste du doigt, comme s’il voulait que je m’approche de lui. Mais ce geste signifiait en fait : parle-moi. Dis-moi ce qui ne va pas. Je secouai la tête, un peu embarrassée.

  • C’est idiot… commençai-je. Je ne devrais même pas y penser!

Akira posa sa tasse sur la table de nuit, se tourna vers moi, attendant que j’en dise plus.

  • Quand Sylvie a dit qu’elle a passé toute sa vie à faire de la musique, j’ai pensé à ma propre vie. Mes siècles de vie. Et qu’est-ce que j’ai fait de tout ce temps? J'étais une servante! J’ai appris à jouer de la flûte au 13ème siècle. Pourquoi n’ai-je pas essayé de vivre de façon plus… je ne sais pas… artistique… indépendante… moins asservie, moins subalterne?
  • Mon Xavier… Pourquoi te fais-tu ça ?

 

Personne que lui ne m’appelle Xavier. Quand nous nous sommes rencontrés, il était le bras droit d’un commerçant très riche, et moi, habillée en jeune serviteur et affublée de ce prénom masculin, je l’accompagnais dans ses missions.

Avec un soupir, il poursuivit :

  • Qu’est-ce que tu veux faire, remonter dans le temps ? Pourquoi te tourmenter avec ce genre de réflexion?

Je fis un geste d’impuissance.

  • Quand je me pose ce genre de questions… j’ai besoin d’y répondre. Il faut que je sache ce qui se passait dans ma tête à l'époque pour comprendre qui je suis aujourd’hui. Aemouna m’a dit “souviens-toi de qui tu es”. Pour me souvenir, j’ai besoin de savoir!

Akira se repositionna sur ses oreillers.

  • A moi, elle n’a jamais dit ça.
  • Qu’est-ce qu’elle t’a dit, déjà ?
  • De voyager et de me faire des amis.
  • Quoi?
  • Oui, en substance! Elle a senti tout de suite que j'étais superficiel, que j’avais ce côté pacotille; à toi, elle a dit de t’instruire, apprendre plein de choses, mais de te souvenir de qui tu étais. Moi, elle m’a dit de faire du tourisme et d’avoir des copains.
  • Elle ne t’a pas dit ça! Pas comme ça.

Akira rit de me voir partir au quart de tour pour  prendre la défense de notre visiteuse mystérieuse. Je souris, un peu agacée de ne pas pouvoir m'empêcher de contredire ses déclarations volontairement outrancières.

  • Je me demande ce qu’elle a dit à Sylvie, reprit-il. Elle t’en a parlé?
  • Non. Je n’ai pas posé la question. C’est trop tôt…
  • “Pas plus de trois sourires par jour” peut-être… ou alors….

 

Je me glissai dans le lit à ses cotés. Robespierre me manquait. J’aimais sentir sa présence à mes pieds.

  • Tu as fait le nécessaire pour survivre, Xav, reprit Akira, sérieusement cette fois. Le Haut Moyen Age, quand tu es une femme seule, sans naissance, sans argent, les choix sont limités.
  • Je ne pouvais que survivre! C’est bien notre problème, à nous, Semblables…
  • Tu as fait le nécessaire pour ne pas trop souffrir. C’est ce que je voulais dire… Comme Aemouna te l’a dit… La souffrance, à force, c’est de l’acide sur ton âme. 

Je poussai un profond soupir.

  • Et puis, ajouta-t-il, n’est-ce pas dans ta Bible que tu connais par cœur, ou presque? Être serviteurs les uns des autres… non?
  • Si… mais honnêtement, je ne crois pas avoir agi par esprit chrétien. La peur de la souffrance, oui, certainement. La peur tout court. Besoin de sentir une communauté autour de moi. Besoin de me sentir protégée…
  • Tu as souvent protégé d’autres que toi… tu aimes ça. Tu aimes te rendre utile. Je t’ai vue au milieu de deux épidémies, Xavier. Tu assures. Je savais ce que je faisais quand je t’ai appelée à l’aide.

 

Au début des années 80, c’était au 20eme siècle, Akira vivait à Londres et je n’oublierai jamais sa voix affolée au téléphone, je ne l’avais jamais entendu ainsi.

  • Viens m’aider, viens, j’ai besoin de toi. Tous mes amis sont en train de mourir, personne ne comprend pourquoi…

 

Nous avons passé des mois avec ses amis malades, souvent très isolés parce que même leur famille craignait la contagion de cette maladie qui n’avait pas encore de nom. Nous allions de l’un à l’autre, parfois simplement pour leur tenir compagnie, parfois je mettais une soupe sur le feu et faisais un grand ménage pendant qu’Akira s’asseyait au chevet du malade. L’ami buvait la soupe et une expression de soulagement et de détente venue de loin se peignait sur son visage.

Il est arrivé que nous veillions auprès de l’un d’eux le long de certaines nuits où la douleur et la peur étaient insurmontables. Il est arrivé que l’un d’eux me vomisse dessus et ça m’était égal. Je ne les avais jamais rencontrés auparavant mais tout de suite un lien s'établissait entre nous. Ils étaient aimés d’Akira, ça me suffisait pour les considérer comme des proches. Souvent ils avaient vécu leur vie en cachant leur orientation. Vivre avec le fardeau d’un secret essentiel, c’était aussi mon existence.

Certains étaient quasiment à la rue et nous les avons installés dans notre chambre d’amis. D’autres étaient célèbres, en particulier une star de la musique si connue que je n’ose pas écrire son nom sur cette page, même si nous sommes bien d’accord, c’est une fiction. Nous avons dormi avec cette star, certaines nuits quand la mort approchait, étendus de chaque côté de son illustre personne, ses chats autour de nous, et il savait, connaissant Akira, que personne n’en saurait jamais rien. Il parlait parfois entre deux délires, évoquant des souvenirs anciens, murmurant des chansons jamais écrites.

Akira perdait ses amis, ses amants, l’un après l’autre, il pleurait dans mes bras et nous discutions des heures durant de l’opportunité de déclarer notre existence à la communauté médicale dans l’espoir d'accélérer la découverte de remèdes, de vaccins. Bien que terrifiée à cette perspective, j’ai dit à Akira que s’il le décidait, je viendrais avec lui. Finalement, Akira a conclu que notre révélation serait une distraction pour les médecins, ça les éloignerait du traitement à élaborer. J'étais si soulagée.

C’était une des périodes les plus tristes de la longue vie d’Akira. Et à ses côtés, tout en partageant chacun de ses deuils, je vivais pleinement un bonheur que je n’osais pas m’avouer à moi-même, la certitude d'être utile près de lui, la joie de servir ceux que personne n’osait approcher.

 

3.

  • Surtout, ne t’affole pas, déclare Amy.

Ces mots, en eux-mêmes, constituent une bonne raison de perdre son calme.

Et elle me dit ça alors que, armée d’un couteau, je suis en train de découper la sainte trinité en petits cubes. Poivrons verts, oignons et céleri représentent le trio mythique, surnommé holy trinity,  la fondation des plats traditionnels de Louisiane, dont le jambalaya est le plus célèbre - une requête précise de Katherine pour ce soir.

Car ce soir, Jackson sera sur scène pour une stand up très attendue par ses fans, auxquels s’ajoute pour la première fois une grande partie de sa famille.

  • Au début, explique Amy, il ne disait pas quand il allait passer. Il était si nerveux, il ne voulait personne qu’il connaisse dans la salle. Sauf moi. Nous sommes jumeaux et pour lui, moi c’est un peu lui-même… J'étais son miroir en quelque sorte.

Amy sourit, secoue la tête et s’installe sur un des tabourets hauts près de la cuisine. Tout en continuant mes préparatifs, je commente en souriant :

  • Ça ne doit pas être facile,  d'être un miroir…
  • C’est impossible, tu veux dire! Dès que je faisais une critique, avec la plus grande diplomatie, il sautait en l’air, et ensuite il déprimait… Et puis j’ai compris.

Je cesse un instant de travailler pour l'écouter plus attentivement. M’immobiliser me permet aussi d’interrompre mes pensées qui évoluent en boucle dans ma tête sur la façon de procéder pour que le jambalaya soit prêt rapidement après la représentation, en mon absence, parce que moi aussi, je vais assister à la stand up. Le riz du jambalaya doit cuire pendant une bonne heure avec tous ses ingrédients, légumes, andouille, poulet, épices. Trop long pour commencer la cuisson à notre retour. Mais s’il est prêt avant notre départ, le riz continuera de cuire et sera collant ou trop sec.

  • Ce qu’il faut comprendre, explique Amy en baissant la voix  comme pour protéger son secret d’oreilles imaginaires, c’est qu’un artiste, en fait, c’est un narcissique avec de bonnes raisons de l’être. Il est centré sur lui-même parce qu’il a ce talent en lui qu’il doit faire prospérer. Il faut l’aider à protéger ce talent. Alors pour Jackson, ça s’exprime dans le timing. Après la représentation, il est euphorique. Surtout, le soir même, ne rien lui dire de négatif, même une critique constructive, résister aux mille questions qu’il pose. Des louanges, des remarques qui montrent que tu étais très attentive, c’est tout. Le lendemain, l'adrénaline est retombée à un niveau normal - encore que, je ne suis pas sûre que Jackson ait un niveau normal - et c’est alors qu’il va te demander “est-ce que je n'étais pas trop long quand j’ai fait cette digression sur la façon dont Aly mange ses nouilles une par une?” et là, tu fais mine de réfléchir à sa question, alors que tu sais qu’il était trop long sur l’histoire des nouilles, tu as cru mourir pendant l’histoire des nouilles, et tu dis, comme si c’était une idée totalement nouvelle pour toi,  “maintenant que tu en parles, ce n’est pas impossible… cette histoire pourrait gagner à être un peu resserrée…” Et là, il est enfin capable d'entendre le message. Voilà…

 

Je souris à Amy tout en faisant glisser les petits cubes de légumes dans la poêle chaude et je me retourne vers elle.

  • Tu sais, rien qu’avec ce que tu viens de me décrire, tu pourrais faire de la stand up, toi aussi !

Ma remarque lui fait plaisir, je le vois, mais elle rit en secouant la tête.

  • Oh non, ce n’est pas mon truc. Je n’aimerais pas être sur  scène. Je préfère les coulisses… JAM peut avoir tous les projecteurs pour lui…
  • JAM?
  • C’est son surnom! A partir de ses initiales, tu vois, Jackson Alexander McElroy.
  • Oh…

 

Ainsi, Jackson a appelé sa fille Alexandra… et c’est aussi son deuxième prénom ?… Amy suit le cours de mes pensées.

  • Notre père s’appelait Alexander.

 

Elle a un sourire un peu amer et triste en disant cela, mais c’est quand même un sourire. Sa ressemblance avec sa mère me frappe ; si je la peignais exactement avec cette expression, je l’appellerais “dignité dans l'épreuve”.

  • Nous avions 8 ans et demi quand il a quitté maman. Sa nouvelle femme était Polynésienne, il l’a rejointe à Hawaii.

Son sourire s’accentue, devient plus joyeux.

  • Jackson et moi avons passé des vacances chez lui. C’était merveilleux ! Tu imagines, tout ce soleil, nous étions à la plage tous les jours, on se promenait au milieu de ces fleurs magnifiques...! La femme de Papa était plutôt gentille. Elle avait une fille de 16 ans, je me souviens, avec de très longs cheveux noirs. Elle me fascinait! Jackson aussi, nous la suivions partout… Après nos premières vacances là-bas, il a voulu rester. Il a demandé à Papa de le prendre avec lui.

 

Elle reste silencieuse un instant.

  • Jackson voulait que je reste aussi, mais je ne pouvais pas imaginer faire ça à Maman. Donc nous allions être séparés, nous, les jumeaux inséparables. Si ce n’est que… Papa a dit non. Bien sur, Papa a dit que c’était pour le bien de Jackson, qu’il avait besoin de sa sœur, et aussi d’une vie régulière, plus disciplinée que ce que Papa pouvait lui offrir.

 

Je découpe le poulet sans perdre un mot de son récit.

  • Comment Jackson a-t-il réagi ?

Amy pousse un soupir.

  • Ça l’a pris complètement par surprise. Il était persuadé que Papa allait sauter de joie. Ils étaient très proches quand il vivait avec nous, ils faisaient des trucs de mecs ensemble tu vois, il l’emmenait voir les matchs des Seahawks… 

Elle voit mon regard étonné et explique :

  • Football, c’est l'équipe de Seattle. Ils bricolaient ensemble dans la maison… Papa savait tout faire. Jackson pourrait être un électricien sans problème s’il le voulait. Ou un plombier. Moi, j'étais avec maman, je trimballais des livres et je faisais semblant d'être un avocat. Donc oui, Jackson était stupéfait… Il cherchait à comprendre pourquoi, il me demandait sans arrêt “tu crois que c’est parce que je n’ai pas obéi quand il a dit que c’était l’heure d’aller au lit?” ou “tu crois que c’est parce que je lui demandais de nous acheter des glaces tous les jours?”

 

Je pense à ce petit garçon de 10 ans et ses questions et j’aimerais le serrer dans mes bras. Amy poursuit :

  • Jackson m’a posé ces questions pendant des jours, et des jours, et des jours… Il est un peu obsessif parfois, je ne sais pas si tu as remarqué.

 

Je réprime un sourire.

  • Un tout petit peu.
  • Ça m’a pesé très longtemps, ces souvenirs. Parce que j’avais été secrètement soulagée que Papa dise non… mais Jackson était si tourmenté… Et le paradoxe, c’est que si tu lui en parles aujourd’hui, il s’en souvient à peine… Quand il s’est séparé de Cynthia, je suis persuadée que ça a beaucoup compté dans sa décision de prendre  les enfants avec lui, qu’il s’en rende compte ou non.

 

Je hoche la tête. Elle a sans doute raison. Amy poursuit.

  • Papa est mort deux ans après. Oui, deux ans, nous avions 12 ans. Et on n’a jamais très bien su de quoi. On nous a d’abord dit qu’il avait eu un accident de voiture, et puis ensuite que c’était son cœur… Ce n’était pas clair. On n’a jamais eu le fin mot de l’histoire. Maman n’a pas voulu qu’on aille à l’enterrement. Je crois qu’elle le regrette aujourd’hui. Nous n’avons pas vraiment pu faire nos adieux…

 

Elle soupire à nouveau et hausse les épaules. Après un moment de silence, je lui demande

  • Tu me disais de ne pas m’affoler?
  • Oh oui! Où ai-je la tête… Oui, oui, Jackson vient de m’appeler, il est déjà là-bas et il vient juste de terminer …. (elle lève les yeux au ciel) au dernier moment bien sur, on ne peut pas faire plus tard, la version définitive du sketch qui te concerne, tu sais, “sex is overrated”.
  • Tu veux dire “puppy is overrated”...
  • Oh, il t’a fait le coup du “le code, parle avec le code! S’ils entendent ce mot, je vais perdre leur garde!”

 

Je ris devant son expression dans laquelle je reconnais le visage  angoissé de son frère. Elle partage son talent pour les imitations.

  • Donc, poursuit-elle, il va parler de toi, enfin non, de sa voisine ‘Marie’, qui habite ‘en face’ de chez lui… mais il va mentionner tes cheveux bleus.

 

Instinctivement, je porte la main à ma tête.

  • Alors, ajoute Amy, tu ne vas pas être poursuivie par des hordes de fans dans les jours qui viennent, il n’est pas un Beatles… Mais ce soir, ça peut être un peu inconfortable. Il a quand même un groupe d’adorateurs qui le suivent et ils seront là en force. Ce que je propose : viens un petit quart d’heure avant qu’on parte et on essaiera des perruques ensemble. Mon amie Libby va nous rejoindre et elle amène aussi une petite sélection des siennes. Une demi-heure, plutôt, une bonne demi-heure, pas un quart d’heure.

 

J'intègre cette nouvelle variable dans l'algorithme qui se met en place dans mon cerveau pour déterminer le compte à rebours du jambalaya. Je suis l’astrophysicienne de la cuisine à distance.

 

4.

Les algorithmes ont toujours une marge d’erreur. Dans mon cas, je n’ai pas tenu compte du temps qu’il me faudrait pour transférer d’une cuisine à l’autre, même voisines, une cocotte le Creusot très lourde, tous les ingrédients plus ou moins cuits d’un jambalaya pour 15 personnes, une sorbetière et la préparation de ce qui deviendra, si tout va bien, un sorbet aux fraises tout droit sorti du grand froid de la machine - c’est dans cette immédiateté  que le sorbet est le plus goûteux. Le dîner finira de se préparer dans la cuisine de mes voisins. 

C’est la première fois que j’entre chez les McElroy. Malgré mes fardeaux, je remarque le papier peint riche en motifs complexes où les couleurs écarlates et or dominent,  et l’immense TV dans l’espace salon. Elle est suffisamment large pour qu’on imagine qu’il est possible, en se baissant un peu, d’y entrer et passer ainsi dans la réalité parallèle de ses ondes. Une grande table de plain pied avec la cuisine est déjà dressée pour le repas qui suivra la représentation.

La cuisine est nettement plus grande de ce côté ci, je réalise que tout est plus spacieux. La maison n’est pas coupée en deux parties égales, ce qui me rassérène d’une vague culpabilité dont je n’avais pas conscience. Ils sont  cinq adultes et deux enfants ici, de l’autre, c’est juste moi.

Une fois dans la cuisine, Vilma vient me rejoindre. La vieille dame sourit avec bienveillance. C’est la première fois que je lui parle, j’aurais aimé que ce premier contact ne soit pas encombré par toutes les explications que je dois lui donner. C’est elle qui va baby-sitter le jambalaya en mon absence. Ses articulations douloureuses ne lui permettent pas de se joindre au reste de la famille. Amy a promis de ramener une vidéo complète de son petit-fils sur scène. Je lui décris le riz dont j’ai interrompu la cuisson, du moment où il sera opportun de le remettre sur le feu, du bouillon à ajouter si nécessaire au fur et à mesure… me comprend-elle ? A-t-elle saisi tous les détails?  Elle hoche imperceptiblement la tête comme je l’ai vue faire certains matins avec Katherine. Je sens la nervosité me gagner. Je devine que Katherine voudrait que ce dîner, plus que tout autre, soit réussi ; sa belle-sœur Elmira, originaire de Louisiane, fait partie des invités. C’est clair, je devrais rester avec Vilma et le jambalaya,  regarder la vidéo plus tard avec elle. Bonus : pas de problème de cheveux bleus à cacher. Mais Amy descend nous rejoindre et m’entraine d’autorité vers sa chambre, qui est à l'étage.

Je m’engouffre avec elle dans la chambre du milieu - elle me dit rapidement, “ça c’est la chambre de maman” en désignant la porte de gauche, et “la chambre de Jackson” à droite, ajoutant avec une certaine satisfaction: 

  • Il a toujours eu la plus grande chambre, maintenant c’est aussi celle de ses enfants, et de Greg!

 

J’ai aperçu qu’il y en avait aussi une en bas, et je suppose que Vilma l’occupe. La chambre d’Amy donne l’impression que son occupante est encore une adolescente : des posters d’acteurs et de chanteuses sur les murs rose pâle, mais je reconnais aussi Martin Luther King, Maya Angelou et Toni Morrison. Des livres sur ses étagères,  visiblement lus et relus. Elle me fait asseoir à son bureau de bois blanc sur lequel elle a installé un grand miroir. Plusieurs lampes sont allumées autour du miroir, comme dans une loge de théâtre improvisée.

  • Je suis désolée…. dis-je.

Je viens seulement de réaliser qu’avec mes allées et venues,  je suis en nage, trempée de sueur qui dégouline de mes cheveux, mon front… Je ne peux pas essayer une perruque ainsi. Je suis prête à me relever, à changer nos plans, mais Amy prend la situation en main.

  • Ne t’en fais pas pour ça, dit-elle avec légèreté.

Elle frictionne ma tête avec une large serviette éponge, et cela m'évoque immédiatement Paris et un retour de promenade pluvieuse avec le labrador de ma voisine, dont je m’occupais pendant quelques jours. Je l’avais frictionné ainsi, ce que l’animal avait paru apprécier. Je ferme les yeux, un peu étourdie. Un sèche cheveux apparaît et termine la tâche. Puis deux mains aux très longs doigts entourent ma tête comme si j'étais une reine et qu’il était nécessaire de décider de  la taille de ma couronne. J’ouvre les yeux et dans le miroir, je vois la réflexion du visage calme de Libby. Elle me sourit et nous échangeons un “Hi!”. Son visage est un ovale couleur d'épices, avec des taches de rousseur, entouré de courts cheveux frisés. Ses paupières sont longues, je pense immédiatement à l’Ethiopie.

  • J’ai une grosse tête, je sais, dis-je sur un ton d’excuse.
  • C’est vrai, convient Libby. Moi aussi.
  • Moi, j’ai une tête de taille normale, intervient Amy, comme si échanger cette information était le prélude classique de tout moment passé entre amies. Cela nous fait rire.

Je ne saurais décrire la suite des événements, si ce n’est que je me suis retrouvée complètement transformée. Apparemment, on ne va pas écouter un humoriste en jeans et T-shirt. Je suis à présent vêtue d’une robe rouge qui descend jusqu'à mes chevilles et dont le décolleté est plongeant. Mes cheveux sont noirs, coupés au carré. On appelle cette coupe un “bob”. Amy et Libby s’amusent à me maquiller, Amy me surnomme Cendrillon et met des escarpins à hauts talons devant mes pieds. Je laisse agir les deux jeunes femmes, un peu éberluée, mais sans me sentir brusquée.

  • Comment te trouves-tu? demande Amy.
  • Je ne me reconnais même pas… dis-je dans un murmure. Et j’ajoute que c’est une impression agréable.

Vient le moment délicat : les escarpins ont la bonne taille, mais marcher avec les talons hauts est une autre affaire. Je n’en porte jamais, quelque soit l'époque. J’ai l’impression d'être perchée sur de petites échasses.

  • Je vais abimer tes chaussures, Amy. Je devrais…
  • Non, ne les retire pas. Tant pis si tu les abimes.
  • Tu l’auras voulu… Oh! J’ai besoin d’aide!

Je ne peux pas marcher seule. Absolument impossible. Amy et Libby, hilares, me soutiennent de chaque côté, tandis que nous descendons lentement l’escalier. J’ai la démarche instable d’un flamant rose qui aurait bu un whisky de trop.

  • Il est grand temps d’y aller, décide Amy. On va prendre ma voiture.

 

Alors que nous nous dirigeons, en une progression irrégulière, vers la porte, Greg arrive, et il n’est pas seul. Une jeune femme est avec lui. Elle est de petite taille, un visage triangulaire avec des pommettes hautes qui lui donne un air félin, renforcé par une attitude qui me semble hautaine, pour peu que je puisse formuler un jugement dans les quelques secondes où je la considère.

Greg nous regarde toutes les trois et sourit, il connaît Libby, manifestement, puis ses yeux se posent sur moi. Comme toute Semblable, je suis exercée à déterminer si je suis reconnue ou pas. Là, c’est clair, il ne sait pas qui je suis.

Je souris et fais un geste de la main - un geste rapide parce que je ne veux lâcher le bras d’Amy trop longtemps. Impossible de croiser les deux bras sur ma poitrine comme Jackson et Greg l’ont fait, mais je prononce les mots quand même.

  • Wakanda Forever!

 

Après un instant de réalisation, son visage incrédule nous fait rire toutes les trois. Nous continuons d’avancer et j’entends juste sa voix derrière nous. 

  • Max??? C’est impossible!

Nous marchons jusqu'à la voiture en riant. Le ciel commence à prendre des couleurs de début de soirée, dont quelques  nuages aux reliefs intéressants reflètent les teintes. Le tout forme un vaste paysage céleste.

A peine capable de faire un pas par moi-même, mais solidement arrimée à mes deux marraines qui, elles, m’accompagnent au bal, un bal comme je les aime ou personne ne me demandera de danser, je prends conscience que je vis un moment de plénitude heureuse qui se détache du présent et se suffit à lui-même. Un jour, le souvenir de ce moment sera mon réconfort.

 

5.

Comme nous sommes à Tacoma et non à Paris, nous nous garons en centre ville, à proximité de notre destination, le Tacoma Comedy Club.  Jackson s’y est produit dans le passé lors des “new talents night” ou “open mic”, ces soirées dont l'entrée est gratuite. Mais ce soir, il est le “special event” de la soirée, et bien qu’il soit généralement possible d’acheter les tickets juste avant la représentation, nous avons su que tout avait déjà été vendu en ligne. On se bouscule désormais pour venir applaudir JAM. En tout cas à Tacoma.

Le quartier a une apparence urbaine bétonnée qui rappelle les années 70. Le comedy club est un bâtiment blanc avec de larges entrées vitrées où des affiches ‘Keep Calm and Laugh On’ voisinent des posters jaunes où on peut lire “JAM is ON!” avec les dates de ses représentations. Un montage photographique montre un pot de confiture d'où émerge la tête hilare de l’humoriste.

Dès que nous entrons dans le grand hall, Amy aperçoit sa mère en conversation avec un élégant homme Noir, impressionnant par sa taille et sa prestance. Je me demande si c’est le mystérieux Richard mentionné par Jackson, mais Amy lâche mon bras, s’avance vers eux d’eux et l’embrasse en l’appelant Oncle George.

  • S’il te plaît, dis-je à Libby, toi, ne me lâche pas… je tiens à peine debout.

Libby serre ma main qu’elle tient dans la sienne.

  • Je m’efforce de ne jamais laisser tomber personne… et de ne pas lâcher mes prises. C’est mon métier!

Je réfléchis un instant.

  • Es-tu… guide de haute montagne?

Libby éclate de rire.

  • Non, je suis pasteure. Guide de haute montagne, quelle trouvaille! D’ailleurs symboliquement, ce n’est pas faux… tiens, je pourrais le replacer dans un sermon…
  • Je ne savais pas que les femmes pouvaient être pasteures…
  • Ça dépend des églises, des dénominations. Venant de France, si tu es catholique, je comprends que ça te surprenne. Je suis presbytérienne. Chez nous, les femmes peuvent être pasteures depuis les années 50. C’est devenu… banal!
  • Banal, c’est bien!
  • Oui, j’aime banal… on se dispute sur d’autres sujets, remarque…

 

Une amie pasteure, avec laquelle parler de la bible, quelle aubaine ! Je me cramponne plus que jamais à la main de Libby. Katherine s’approche de nous avec Amy qui tient nos tickets. Mère et fille parlent à voix basse, Katherine semble soucieuse. Puis elle me voit, me dévisage un instant et se met à rire.

  • Vous êtes prête pour Halloween, Max! On vous reconnaît à peine.
  • Maman, ce n’est pas un déguisement, c’est une mise en beauté, rectifie Amy dignement.

Katherine salue Libby d’un signe de tête et retourne près de son frère, avec lequel elle disparaît dans la salle de spectacle.

  • Maman m’a interrogée sur ce que Jackson va raconter ce soir, mais je ne sais pas grand chose… Elle craint qu’il ne dise des choses inappropriées… qu’il se ridiculise devant Oncle George, dont les enfants sont des étudiants si brillants, vient-elle de me rappeler, l’un à Harvard, l’autre à Stanford.

 

Elle s'étire - pour chasser, j’imagine,  sa lassitude momentanée d'être à la fois la fille de sa mère et la jumelle de son frère.

 

6.

Nous voici dans la salle où Jackson va se produire. Notre groupe est rassemblé derrière plusieurs petites tables rondes, au plus près de la scène, pour le moment un grand espace obscur. Nous avons tous des boissons devant nous - offertes par Oncle George - bières, soda et verres de vin. Je ne choisis jamais de bière, j’en ai trop bu à la fin du Moyen-âge, dans les endroits où il fallait se méfier de l’eau. Préférer le coca-cola à un verre de Merlot, je sais que ça choque de la part d’une Européenne… mais j’aime le goût, un peu moins sucré qu’en France,  de la boisson maudite, ses bulles et sa couleur ambrée. Je préfère le vin en compagnon de repas plutôt qu’en solitaire, surtout quand il risque d'être médiocre comme je le soupçonne ici.

Les retardataires sont arrivés. Elmira, femme de l’Oncle George, est en grande conversation avec Greg. Lorsque celui-ci est arrivé avec Carol, j’ai remarqué la longue “hug”, l’embrassade que les deux frères ont échangée. Sont-ils toujours aussi affectueux l’un avec l’autre? Cooper, le fiancé d’Amy, est assis près d’elle. J’avais un peu oublié son visage, rond avec quelque chose d’enfantin, mais pas le moment que nous avons  passé ensemble dans son agence immobilière.

Comment faire en sorte qu’une nouvelle cliente se sente en confiance? Cooper et Amy ont différé dans leur approche. Cooper m’a parlé sans fin de ses succès et de ses projets, Amy m’a longuement interrogée sur ce que je désirais trouver dans le logement que je cherchais et m’a emmenée, sur l'écran de son ordinateur, dans une promenade virtuelle de Tacoma et ses différents quartiers.

La salle est pleine à craquer et certains enthousiastes commencent à scander “JAM ! JAM ! JAM !” Je suis assise tout contre Libby qui murmure dans mon oreille:

  • Qu’est-ce qu’elle lui trouve?

Elle regarde Cooper et Amy. Le fait est, ce soir, Amy ne semble pas lui trouver grand chose, elle a l’air triste d'être séparée de nous. Cooper lui explique quelque chose de sérieux, un formulaire à l’appui, et la façon dont elle le regarde à peine, et encore moins le papier, montre qu’il choisit mal son moment. Elle nous prend même à témoin, nous regardant en fermant les yeux à moitié pour exprimer son ennui profond.

J’aimerais poser la même question, “qu’est-ce qu’il lui trouve?” à propos de Greg et de Carol,  mais la jeune femme, toute vêtue de rose intense, a l’air pleine d'énergie, avenante et drôle. Maintenant que je la vois de plus près, je lui donne une trentaine d'années, mais son allure, sa coiffure sont celles d’une adolescente. La forme de ses sourcils donne l’impression qu’elle est toujours étonnée. Elle parle d’abondance. Greg écoute et sourit. Il tourne son visage vers moi, et pendant un instant, il me regarde, prenant en considération tous les détails qui rendent mon apparence si différente puis imperceptiblement hoche la tête, une façon de dire “bien joué!”.

Et puis, l'obscurité s’installe.

 

7.

Jackson s’avance dans un cône de lumière, mais il marche sur la pointe des pieds et lentement pose son doigt sur ses lèvres pour faire taire les applaudissements. Il regarde autour de lui, l’air inquiet et, près du micro, dit finalement - presque en chuchotant :

  • J’ai quelque chose à vous dire… c’est un secret, ne faites semblant de rien…

Un instant, il arbore un air faussement dégagé, sifflote même, puis reprend son ton confidentiel.

  • Ma famille est là.

Il nous montre du doigt, mais garde les yeux fixés sur le fond de la salle. Des cris, rires et exclamations lui répondent.

  • Ils sont là pour la première fois. Ils sont même assis au premier rang, ils risquent de tout entendre!

Il devient un jeune enfant timide qui cherche de l’aide.

  • Soyez sympa, même si vous n’avez pas envie de rire, faites un effort. Il faut vraiment qu’ils puissent croire que je suis le plus drôle de la famille ce soir. Je compte sur vous…

Rires et applaudissements lui répondent. Comme la scène est surélevée par rapport au public, Jackson baisse les yeux vers nous. Il sourit à sa mère.

  • Hi Mom !

 

Obscurité à nouveau.

 

 

 

8.

Quand la lumière revient, on dirait le vrai début du spectacle, applaudissements, Jackson remercie son public, mentionne des souvenirs d’une représentation précédente, puis enchaîne :

  • Alors, il y a du nouveau dans ma vie…

 

Libby et moi échangeons un regard. Mais le “nouveau dans sa vie” dont Jackson veut parler, c’est une nouvelle étape dans la vie de ses enfants. Les dents de son fils percent. Il mentionne l’onguent qu’il utilise pour masser ses gencives et  décrit une après-midi de jeux et sieste. Son visage si mobile devient celui de sa fille lorsqu’il mentionne ses réactions. Les rires presque hystériques de parents montrent leur joie à entendre les détails de leur quotidien, racontés avec drôlerie par ce grand gaillard.

 

  • Mais j’ai beau être un père dévoué, totalement concentré, obnubilé même par mes enfants, je n’en reste pas moins… un homme!

 

Il adopte une pose avantageuse puis aussitôt la transforme en un air préoccupé, presque abattu.

  • … un homme célibataire, si vous voulez tout savoir…

Et voilà qu’il parle de son intérêt pour Marie.

  • Ma sœur jumelle, Amerika McElroy, agent immobilier extraordinaire,  a trouvé une voisine parfaite - par pur dévouement. En face de chez nous… une maison à louer… qui l’aura, la famille de trois enfants dont les deux parents sont ingénieurs… ou banquiers? Ou chirurgiens, je ne sais plus… Ou… une créature européenne aux cheveux bleus, sans attaches, mystérieuse? OUI, vous l’avez deviné, Amerika a choisi… la Française mystérieuse! Pour moi, rien que pour moi!

 

A l’entendre, cette Française flotte quasiment au-dessus du sol. 

  • Je crois qu’elle est apparentée à Aquaman. Vous connaissez Aquaman, n’est-ce pas? Le super-héros qui vit dans l'océan… Elle flotte dans l’air comme si c’était un courant marin. Elle doit être sa petite sœur, ou sa nièce…

Il prétend entendre une question imaginaire et réplique :

  • Oui, Aquaman peut être français. Pourquoi pas ? Ils ont des océans la bas, non?

Il me regarde droit dans les yeux.

  • Il y a des océans en France, n’est-ce pas?

Je hoche la tête. Je dois être rouge brique.

Il raconte son salut à la Wakanda, ce qui déclenche des cascades de rire. Il exprime sa surprise teintée d’indignation devant l’ignorance européenne de Black Panther. Son air stupéfait est irrésistible. Il enchaîne sur ce qu’il appelle ses tentatives de séduction, et là, il invente des anecdotes un peu rocambolesques et énumère toutes les façons dont ‘Marie” les a repoussées.

  • Ça vous est déjà arrivé ? demande-t-il à son public. Vous essayez d'être sexy, drôle, suave… et elle vous dit (accent français accentué)  : tu es un ami formidable! Je ne veux pas risquer notre amitié!

 

D'après la réaction du public, c’est une expérience universelle. Jackson les encourage à lui envoyer des messages racontant leur déconvenue.

  • On n’a pas besoin d’affronter ça tout seul. Partageons nos vécus…  Et si je peux, oui, j’utiliserai votre histoires pour faire mon intéressant sur scène. En mentionnant votre nom! Donc j’essaie de convaincre Marie que peut-être, en plus d'être amis, nous pourrions, comment dire, explorer d’autres territoires ?

Il soupire bruyamment.

  • Je sais que vous attendez de moi des perles de sagesse pour mieux vivre votre vie amoureuse… j’ai une révélation à vous faire. Quand  elle vous répond qu'à son avis “sex is overrated”,  (explosion de rires) ce n’est pas bon signe. Non, pas bon signe du tout….

 

Il sourit, appréciant les réactions, puis reprend :

  • Alors, à partir de là, que faire ? He bien, on va être amis. Après tout, elle est la petite sœur d’Aquaman, il faut prendre ça en considération…. Risquer de se retrouver nez à nez avec Aquaman furieux en cas de dispute? Non merci… Est-elle vraiment humaine? Être l’ami d’une naïade, ce n’est pas si mal après tout…

 

Et c’est ainsi que se termine son monologue sur Marie. Il me sourit et je lui envoie un petit baiser.

  • Ça va? chuchote Libby.
  • Oui, non, je ne sais pas… il est un peu comme mon petit frère, j’ai envie d’aller trouver cette Marie et de lui demander de cesser de l'embêter. Mais, oups, c’est moi!

 

“Est-elle vraiment humaine?” a-t-il dit. Elle ne sait pas, Jackson, elle ne sait pas si elle est vraiment humaine.

 

 

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Edouard PArle
Posté le 17/01/2022
Coucou !
Toujours un plaisir à lire, les personnages sont attachants. Tu rebondis sur le chapitre précédent avec le stand-up de Jackson qui raconte sa vie sur scène et les avances qu'il a faites à Max. J'ai beaucoup aimé ce passage d'ailleurs.
Les rencontres qu'elle fait avec de nouveaux personnages, même si on ne les voit pas longtemps, sont toujours intéressantes.
J'ai hâte de voir quels seront les prochains développements, j'imagine que la narratrice ne pas rester tranquille bien longtemps... Ses fantômes vont finir par la rattraper.
"C’est dangereux : le monde est devenu si petit avec internet…" C'est un enjeu intéressant, c'est vrai que les immortels ne peuvent plus se dissimuler aussi efficacement qu'au MA. La narratrice finira-t-elle par être découverte ?
Quelques remarques :
"c’est un terrain sur." -> sûr
"ça l’a pris complètement" majuscule
"renforce par une attitude qui me semble hautaine," -> renforcé ?
Un plaisir,
A bientôt !
annececile
Posté le 18/01/2022
Merci pour ton commentaire ! :-) Oui, les choses vont prendre un tour moins tranquille au 21eme siecle, en meme temps, j'ai choisi ce titre "du matin au soir" parce que la narratrice raconte son quotidien, et il y a donc un aspect au jour le jour qui a son importance. Je suis en reflexion sur cet aspect des choses car je crois aussi que ca deroute certains lecteurs qui attendent de l'action plus rapidement.
Et merci pour ton oeil d'aige. Je ne peux pas inserer facilement les accents avec mon clavier americain donc je les rajoute un par un, et j'en oublie toujours ! :-)
Yannick
Posté le 07/05/2020
Le style est toujours très agréable et quelques passages sont vraiment savoureux (j’ai bien aimé le flamand rose et le whisky !).

Par contre, depuis plusieurs chapitres je préfère vraiment les retours dans le passé à la narration du présent. Je pense que c’est en grande partie dû au fait que Max n’a pas encore un objectif que l’on connaisse, un but, une quête, quelque chose du genre. Du coup, le récit du présent parait un peu plat par rapport aux détails du passé (Robespierre, les sorcières ou encore l’apparition du SIDA), ou encore à la possible piste de l’assassinat parisien. J’espère que cet aspect arrive bientôt…
annececile
Posté le 07/05/2020
Merci de ton commentaire et de partager tes impressions! Max est arrivee dans cette region sans objectif, si ce n'est disparaitre de sa vie precedente, et esperer se creer des racines et des relations pour que sa nouvelle vie ne soit pas trop lugubre. Evidemment, ca ne va pas en rester la. J'espere que les developpements qui arrivent t'interesseront.
Lyse
Posté le 21/04/2020
Toujours la même fluidité d'écriture...! Très agréable...
La démarche d'Amy par rapport au narcissisme de Jackson est savoureuse...!!
Juste une petite remarque..: lorsque tu évoquais la Star décédée (du sida je suppose) cette précision "même si nous sommes bien d’accord, c’est une fiction" ma prise un peu au dépourvu... Cette phrase m'a sortie de ma rêverie, mon imaginaire, en quelque sorte...
En ce qui concerne les sentiments "tout feu tout flamme" de Jackson: finalement il s'en sert lui même dans son stand-up... La fameuse autodérision américaine? Du coup ça prend plus de sens... Et le terrain me semble moins glissant. Reste juste le recul (même attendri) que pourrait avoir Max me semble t'il? Je n'arrive pas à la voir comme une midinette... : Avec tous ces siècles derrière elle..! Mais je me trompe peut être? Peut être reste t-elle une éternelle jeune fille... Elle le compare d'ailleurs elle-même à son son petit frère à la fin du chapitre... Après tout ça peut aussi être un paradoxe intéressant...
La phrase finale "“Est-elle vraiment humaine?” a-t-il dit. Elle ne sait pas, Jackson, elle ne sait pas si elle est vraiment humaine" est vraiment percutante...
annececile
Posté le 07/05/2020
Merci de ton commentaire, que je decouvre seulement aujourd'hui et qui a la fois m'encourage et me donne a reflechir sur mes personnages sous un angle nouveau. Oui, l'autoderision americaine, ce n'est pas une legende, ca fait vraiment partie du temperament national. Je ne suis pas sure de ce que tu veux dire en parlant de "midinette", je crois que Max trouve Jackson tres attachant mais pas comme boyfriend, et elle est desolee de le decevoir. Elle n'est pas tres experimentee dans le domaine des relations amoureuses, elle a beaucoup vecu en celibataire au cours des siecles. Merci de ton commentaire qui m'encourage et merci de me lire!
Zoju
Posté le 18/04/2020
Salut, j’ai beaucoup aimé ce chapitre. Comme dit dans le chapitre précédent, les émotions sont de plus en plus présentes. Je suis curieuse de voir comment la relation entre Max et Jackson/Greg va évoluer. Juste une petite question par curiosité, l’épidémie que tu évoques qui touche les amis d’Akira, c’est le Sida ? (Au passage, j’ai trouvé cette partie très forte) Enfin si je devrais dire une petite critique, ce serait dans les dialogues (les plus longs) qui sont parfois un peu saccadés. Quoi qu’il en soit, j’attends la suite. Courage :-)
annececile
Posté le 18/04/2020
Oui, c'est le debut de l'epidemie du SIDA qui a touche Londres tres fortement. Je prends note de ce que tu dis a propos des dialogues. Merci de continuer a me lire! :-)
Zoju
Posté le 18/04/2020
Avec plaisir
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