Molkov s’éveilla dans un lit d’hôpital, le torse, les bras et les jambes intégralement bandés. La compression des pansements lui donnaient l’impression d’être prisonnier d’un étau : le moindre mouvement était douloureux. Il essaya de se rappeler de ce qui s’était passé, sans réussir à mettre des images sur le drame qui s’était joué sous ses yeux. Il se souvenait des orques, de la cave stérile, de Mara, de Magda, mais les souvenirs affluaient et disparaissent dans un ordre incertain, il ne parvenait pas à aligner des pensées cohérentes.
Autour de lui, tout était d’un blanc froid et prenant. Un vase de fleurs jaunes avait été posé à côté de lui pour contraster avec la pâleur des lieux, mais cela ne suffisait pas à le rendre plus chaleureux. L’odeur de désinfectant qui planait autour lui agressa les narines et il sentit un mal de tête de plus en plus intense le secouer au fur et à mesure que les secondes s’écoulaient.
La porte ne tarda pas à s’ouvrir sur un infirmier, le même qui l’avait accueilli quelques jours plus tôt pour la première fois à l’hôpital. Il fut assez surpris de le voir réveillé et s’approcha immédiatement pour faire le point sur ses constantes vitales.
“Comment va Magda ? demanda le blessé difficilement.”
Le regard de l’infirmier s’assombrit légèrement et il lut le doute dans son regard. Il hésitait à parler, ce qui agaça le nain, qui réitéra une nouvelle voix sa question, d’une voix plus déterminée :
“Comment va t-elle ?
— Je suis désolé, M. Favum. Votre femme est partie dans la nuit, il y a environ dix heures.”
Le choc de la nouvelle fut violent. Il hoqueta et ne trouva plus d’air pour parler, avant de se mettre à sangloter comme un enfant. L’infirmier, compatissant, lui tapota gentiment l’épaule pour le réconforter, mais le mal était fait. Quel genre de mari abandonnait sa femme dans un moment pareil ? Elle était partie seule, sans l’attendre, et lui n’avait pas pu lui tenir la main et l’embrasser une dernière fois avant qu’elle ne soit transformée en tas de cendres. Le chagrin et la douleur alourdirent son coeur un peu plus. Il était seul désormais, alors qu’il avait plus besoin que jamais de quelqu’un pour le soutenir. Si tel était la vieillesse, alors il ne voulait plus être vieux.
“Vous vous rappelez de ce qui s’est passé ? lui demanda gentiment l’homme de soins.”
Il hocha la tête négativement. Il mentait. Même si tout n’était pas clair, il n’y avait pas besoin d’être un génie pour comprendre ce qui s’était passé. Des orques lui avaient enlevé sa seule raison de vivre et il ne la reverrait sans doute jamais, comme tous les otages emmenés de force dans le désert de Snivelak. Beaucoup partaient. Personne ne revenait. Jamais. Mercenaires, paladins de Balgröm, minaors, beaucoup d’hommes et de femmes fous de chagrins avaient tenté l’aventure. Quand ils ne se faisaient pas tuer par une bête sauvage, les orques ou les hommes se chargeaient de les achever. Il n’avait aucune chance de la revoir en vie.
“Hier soir, des orques ont pénétré la montagne. Une bonne partie d’entre eux a été interceptée par les paladins, mais un petit groupe a réussi à passer dans le centre-ville. Ils n’ont attaqué que la zone stérile, enlevé une vingtaine de naines et se sont enfuis. Les gardes et les paladins sont sur leurs traces, mais on a peu d’espoirs. On vous a retrouvé criblé de coup d’épée dans les sous-sols, avec le corps des autres femmes. C’est une catastrophe, deux cent morts au moins, plus de cent vingt-cinq sont des femmes. Beaucoup sont en soin intensifs mais ont développé le virus pendant le transfert. On se relèvera difficilement de cette nuit, je vous le dit. Mörok nous envoie même des troupes en renfort pour aider à la reconstruction et au soutien des familles de victimes. Ils craignent une attaque sur leur citadelle bientôt, et je pense qu’ils ont bien raison. Ces saloperies n’en resteront pas là. Vous aviez des proches là bas ? Je peux éventuellement me renseigner pour…
— C’est pas la peine, ils l’ont emmenée.
— Vous avez son nom ?
— Mara Favium, sept cycles à peine.”
L’infirmier baissa la tête, désolé.
“Vu ce que vous avez vécu récemment, ça doit être dur à supporter. Je peux vous mettre sur la liste de rendez-vous des psochologuas de l’hôpital. Je pense que ça vous ferait du bien d’en parler. Je ne me sens pas à l’aise à l’idée de vous laisser dans cet état, monsieur Favium.”
Il ne répondit pas, le regard perdu dans le vide. L’idée ne l’enchantait pas vraiment, mais l’infirmier avait raison. Il ne pouvait pas rester dans cet état, à se morfondre sur son sort. Plus vite il serait déclaré stable mentalement, plus vite il pourrait reprendre le travail et concentrait son esprit sur quelque chose d’autre, même s’il devait y laisser la peau dans les profondeurs de la montagne. De toute manière, il n’avait pas le choix. Sans aide, on ne le laisserait pas reprendre sa pioche. Les suicides de minaors étaient trop fréquents pour que les contremaîtres prennent des risques. Plusieurs de ses amis, poussés à bout, avaient simplement détaché leurs harnais au-dessus du vide et s’étaient laissés tombés vers les ténèbres. Le fond de la montagne devait être couvert de cadavres. La civilisation naine avait toujours été bâtie sur un tas de cadavre. Cela expliquait aussi les odeurs putrides qui se dégageaient passé sept cent mètres de profondeur. Elles étaient faibles, mais bien présentes.
Personne ne savait exactement jusqu’où descendait la montagne, mais il avait subitement envie de le découvrir. Ce serait une belle mort, une mort à la hauteur de sa carrière dans les manas.
“Monsieur Favium ?”
Il posa un regard vide sur l’infirmier qui le dévisageait, inquiet. Molkov poussa un soupir fatigué et accepta à voix basse sa proposition. Satisfait, l’homme le laissa tranquille en lui ordonnant de se reposer un peu. Le médecin passerait plus tard dans la journée pour faire le point avec lui sur son état et il pourrait ensuite peut-être rentrer. Les nains avaient la cabosse solide, ce n’était pas quelques coups d’épée ou une visite chez docteur Lamentations qui le mettraient dans une tombe. Du moins, pas pour l’instant. Mais quand même, il devait reconnaître que ça faisait beaucoup à surmonter pour un seul homme en si peu de temps.
On toqua à la porte. Josaph entra timidement, un grand bouquet de fleurs blanches dans les mains.
“On a appras ça qua sa passa là-haut. On ast vano t’apportar notra sootaan.
— Merci, Josaph, répondit-il à voix basse. Ta journée s’est bien passée ?
— Moyan. Coop da grasou.”
Il ne manquait plus que ça. Les coups de grisous étaient fréquent dans les manas, et mortels.
“Combien ?
— Quatra gars, das jaonas. Pas là dapooas longtamps.”
C’était au moins ça. Les gamins étaient plus sacrifiables que les vieux mineurs expérimentés. Leur formation coûtait une fortune et les vieux minaors risquaient beaucoup en restant à leurs côtés. Les poches de gaz percées représentaient les accidents les plus courants, et il s’agissait toujours de la faute des jeunots inexpérimentés. Dans le meilleurs des cas, ils perdaient un bras ou une jambe, mais souvent, ils y perdaient la vie et d’autres familles s’ajoutaient à la longue liste de celles déjà en deuil. Les premières morts sont un peu douloureuses, mais les minaors apprenaient à vivre avec les suivantes. Le risque faisait partie intégrante du travail.
“Paraat qua la consaallar va ta dàlavrar la lagaon d’honnaor, poor haroasme.”
Molkov renifla. Ce serait mal placé. Il détestait les politiciens et la médiatisation des cas d’héroïsmes. Il ne voulait pas devenir une célébrité, il voulait retrouver sa vie d’avant, celle où les richards le considéraient comme une sous-chiasse et le regardait d’en haut avec pitié et dédain.
“J’en veux pas, ils peuvent aller se faire mettre.
— Quoa ? T’as foo ?! To vas davanar rache ! To vas poovoar aadar toos la haot-qoartaar.”
Josaph avait raison. Ce serait égoïste de refuser alors que chaque pièce d’or comptait là-haut. Les caisses communes se dégarnissaient rapidement, tant qu’à être riche, il comptait bien leur en faire profiter.
"Tu as raison... “
Rassuré, son ami lui donna une tape sur l’épaule. Il posa son bouquet de fleur sur la table.
“To taans la coop poor Magda ? Sa t’as basoan, on ast là. On va t’aadar à allar maaox.
— Tu remercieras les autres pour moi.”
Il lui offrit un regard grave mais ne répliqua rien. Ca ne répondait pas à sa question, il le savait très bien. Il ne comptait pas faire d’effort.
Josaph resta quelques heures avec lui avant de s’éclipser pour aller chercher ses enfants à l’école et rentrer. Seul dans sa chambre, Molkov décida de se reposer un peu, en attendant des jours meilleurs.