Chapitre 5

Une impression de liberté totale m’envahit tandis que je conduisais dans les artères de la ville en pleine journée, au milieu de la circulation urbaine. Je mis la main à ma poche et tatai le téléphone jetable que j’avais acheté à la station de métro. Allais-je essayer d’appeler Ezéchiel avant de m’enfuir tout à fait, était-ce une bonne idée ? J’hésitai quelques instants, mais au fond de moi je savais que je devais prendre de ses nouvelles, après ce que je lui avais fait subir malgré moi. Et j’avais acheté le téléphone dans ce but. Alors je garai la voiture le long d’un trottoir et sortis l’appareil. Mes doigts fébriles saisirent le numéro de l’hôpital, je demandai la chambre et la réceptionniste du standard me mit en communication. La sonnerie retentit trois fois avant que le combiné ne soit décroché.

 

-- Allô, dit au bout du fil une voix désincarnée qui me fit peur.

-- Ezéchiel, murmurai-je.

-- C’est toi, me répondit-t-il, tu n’as toujours pas compris ? Va-t-en ! Fonce !

 

Quelqu’un lui arracha le téléphone et se mit à hurler à l’autre bout du fil.

 

-- Où que tu sois nous te retrouverons, et tu le paieras très cher. 

 

Je raccrochai en tremblant et il me fallut quelques minutes pour retrouver mon calme. Je posai ma tête sur le volant pour tenter de reprendre mon souffle. Allaient-ils encore le torturer ? Il ne savait rien, alors que lui faisaient-ils encore subir ? Ils me traquaient ? Lorsque je relevai les yeux un  peu plus tard et put respirer à nouveau profondément, j’éteignis le téléphone, tournai la clé de contact pour démarrer la voiture. Avant de partir je jetai un coup d’oeil dans le rétroviseur et vit soudain arriver derrière moi une puissante voiture noire qui dévorait le bitume. Je n’eus besoin que d’un instant pour réaliser que le coup de téléphone leur avait permis de me localiser et qu’ils étaient à nouveau à ma poursuite.

 

J’enclenchai la vitesse et dégageai le bolide du trottoir, puis j’accélérai et commençai à me faufiler entre les voitures qui avançaient au ralenti. Derrière moi, l’énorme SUV avec ses quatre roues motrices, ses vitres teintées et son pare choc luisant réduisait inexorablement l’écart. J’appuyai alternativement sur l’accélérateur et sur le frein, tentant de me glisser dans les espaces laissés vacants par les automobilistes qui ne réagissaient pas assez vite. Nous arrivâmes à un carrefour où la circulation se densifia, le SUV réussissait difficilement à se frayer un chemin et perdait de son aspect menaçant. Profitant d’un embouteillage qui se forma à un feu rouge, je tournai brusquement dans une rue latérale en faisant crisser les pneus et poursuivis ma route. Le SUV malgré toute sa puissance resta coincé au milieu des berlines et des taxis qui klaxonnaient sans retenue, Je m’échappai et ne fus bientôt plus visible, fis quelques détours au hasard des rues tout en m’éloignant du centre ville pour semer mes poursuivants tout à fait.     

 

Bientôt je gagnai la périphérie et me retrouvai sur l’autoroute, filant à la vitesse maximale autorisée. Libérée de ma peur, je m’enhardis et allumai la radio, choisis une chaîne de musique et chantai à tue-tête. La jauge d’essence était à la moitié du réservoir, largement de quoi gagner le port où je voulais prendre le bateau. Je quittai l’autoroute à la dernière sortie avant le péage pour éviter les caméras et roulai sur les petites routes, passant au coeur des bourgs et des villages en respectant scrupuleusement les limitations de vitesse. Je voulais surtout éviter de me faire remarquer au volant d’une voiture volée. 

 

Passant entre des rangées de hauts arbres séculaires sur des routes qui sinuaient en pleine campagne, débouchant à l’issue d’un virage en haut d’une colline qui plongeait vers un paysage de champs cultivés, entourée de haies fleuries qui dissimulaient des fermes prospères ou des jardins, parcourant des plaines de prés verts qui s’étendaient jusqu’à l’horizon, me perdant au milieu de bosquets d’arbustes touffus, je goûtais au plaisir de la solitude et de la liberté. Plus je m’éloignais de la ville au milieu de cette nature paisible, plus je me sentais en sécurité, j’avais le sentiment d’avoir enfin dépassé ma peur et je ne redoutais plus d’être poursuivie.

 

Je traversai le pays et mis cinq heures à me rendre à destination. J’arrivai de nuit, toute éblouie par les lumières des voitures croisées sur la route, garai la voiture dans une rue excentrée, essuyai mes traces dans l’habitable, jetai le téléphone portable dans une poubelle et partis à pied en direction du centre ville. Je ne savais pas exactement où j’étais dans le dédale des rues de ce quartier résidentiel. Heureusement la zone portuaire fut bientôt indiquée sur les panneaux à tous les coins de rues, et je suivis cette direction jusqu’au terminal où stationnaient les énormes paquebots pour hordes de touristes. 

 

A l’heure où j’arrivai, même en pleine nuit, les bateaux étaient en activité. Les passagers profitaient de leur soirée, et le personnel travaillait sans relâche, une escale étant l’opportunité pour réapprovisionner les cales avec une nouvelle cargaison. Des camions de livraisons étaient garés au pied des monstres des mers, et les employés des bateaux en uniforme s’agitaient dans tous les sens autour des passerelles, en un ballet permanent. Ces usines de loisirs ultra polluantes fonctionnaient vingt quatre heures sur vingt quatre, même à l’arrêt.

 

Je fis le tour des paquebots amarrés dans le terminal pour connaître leurs destinations respectives. Je choisis celui qui me rapprocherait le plus de mon objectif. Profitant du désordre indescriptible qui régnait au pied de l’immeuble flottant, je grimpai sur l’une des passerelles de service et pénétrai à bord sans que nul ne me demandât quoi que ce soit. Croisant des employés pressés et indifférents, je parcourus des couloirs, des escaliers gigantesques et me trouvais toujours dans la zone du personnel. Avisant un plan du pont accroché au mur, j’étudiai rapidement la configuration de l’étage et vis que je pouvais passer dans la zone des passagers par une porte en bois verni située au bout du corridor.

 

Je franchis le battant qui s’ouvrait sans difficulté dans ce sens mais nécessitait un badge dans l’autre, et me retrouvai au milieu de la foule nocturne. Je n’étais pas en tenue de soirée comme la plupart des voyageurs, toujours vêtue du duffle coat que j’avais emprunté à ‘Madame’. Mais tout le monde à bord n’avait pas forcément envie de faire la fête, les passagers qui circulaient autour de moi ne me prêtèrent pas attention et je compris à leurs conversations que le bateau n’allait pas tarder à larguer les amarres. Je pris un ascenseur et montai au pont supérieur. Il y aurait probablement peu de monde dehors et où je pourrais m’isoler. Marchant le long du bastingage et respirant enfin l’air de la nuit, j’allai m’accouder dans un coin sombre et tranquille et regardai la cité au pied du navire. Au premier plan, au delà des quais, les rues et avenues dont les tracés étaient visibles grâce à l’éclairage de ville s’élevaient sur des collines boisées couvertes de villas et d’immeubles de standing. De l’autre côté du port, une forteresse de pierre artistiquement illuminée dominait des bassins où étaient arrimés des bateaux de pêche et des yachts. Plus loin on apercevait de hautes falaises qui tombaient à pic dans la mer, à peine éclairées par le halo de la lune.

 

-- Bonjour, fit une voix douce. 

-- Bonsoir, répondis-je à la petite fille qui venait de s’arrêter à côté de moi.

 

Je la regardai avec un sourire. Elle paraissait avoir une dizaine d’années. Des boucles brunes entourait son visage d’enfant, elle n’était pas vraiment jolie mais elle avait du charme et deux fossettes aux joues.  

 

-- Qui es-tu ? me demanda-t-elle, tu aimes aussi venir voir la mer quand il fait nuit ?

-- Chut, répondis-je en mettant l’index devant ma bouche, je suis ici incognito et je suis venue admirer la vue ... Personne ne doit avoir connaissance de ma présence sur ce bateau.

 

En réalité, je disais strictement la vérité à cet instant-là. Après, je mentis beaucoup plus. 

 

-- Pourquoi te caches-tu ? interrogea-t-elle avec curiosité.

-- Parce que je suis une princesse et que je fuis les journalistes, inventai-je.

 

Je vis ses yeux s’écarquiller et l’admiration les faire briller davantage. Puis un grand sourire fendit son visage et ses fossettes s’accentuèrent.

 

-- Tu me racontes des histoires. Si tu étais une princesse, je le saurais, dit-elle.

-- Et pourquoi ne me crois-tu pas ? répondis-je.

-- Parce que je connais beaucoup de princesses et que je ne te connais pas. 

-- Là c’est toi qui me racontes des histoires ! fis-je en riant.

-- Peut-être, répliqua-t-elle.

-- Mais que fais-tu là sur le pont si tard dans la nuit ? demandai-je en regardant l’heure à ma montre, tu devrais être dans ton lit !

-- Et toi, pourquoi es-tu là ? rétorqua-t-elle, tu ne m’as toujours pas répondu ! 

-- Je suis en voyage et je viens regarder la mer, ça te va ?  

-- Pas vraiment mais je vais m’en contenter, dit-elle d’un ton légèrement boudeur.

-- A ton tour de parler, poursuivis-je, t’es-tu perdue ? veux-tu que je te raccompagne à ta chambre ? est-ce que tes parents te cherchent ?  

-- Je suis sur ce bateau avec ma mère, mais elle ne s’occupe jamais de moi, elle est tout le temps avec plein de gens ennuyeux qui ne m’intéressent pas. Alors je me promène le soir pour me distraire un peu, expliqua-t-elle.

-- Donc elle ne sait pas où tu es, elle ne s’inquiète pas pour toi ? Ce n’est pas prudent de sortir toute seule comme ça la nuit quand on est une petite fille, même sur un paquebot. Tu pourrais rencontrer des gens mal intentionnés ou qui ont trop bu et qui deviennent méchants ... ou collants, dis-je.

-- Je sais, je sais, mais je cours plus vite qu’eux, insista-t-elle. Je m’appelle Alma. Et toi ?

-- Aveline.

 

Je ne mentais pas tout à fait, et ce prénom m’était venu à l’esprit sans que je réfléchisse. 

 

-- Où est ta chambre ? interrogea-t-elle.

 

Je commençai à  être exaspérée par cette gamine intelligente qui me posait des questions auxquelles je ne pouvais pas ou ne voulais pas répondre. Et tout aussi instinctivement que j’avais donné un prénom qui n’était pas le mien, je lui dis la vérité.

 

-- Je n’ai pas de chambre.

-- Je le savais, répondit Alma, je l’ai deviné en te voyant, tu es une fugitive. Tu t’es évadée de prison ?

-- Mais non, fis-je en riant, je t’ai dit que je voyage incognito, personne ne sait que je suis là et je dois rester une inconnue pour tout le monde ici.

-- Sauf pour moi ? interrogea-t-elle d’un ton plein d’espoir en me regardant.

-- Sauf pour toi puisque tu me connais maintenant.

-- Alors je suis une personne très spéciale pour toi ?

-- Peut-être bien, répondis-je à Alma. 

-- D’habitude les adultes me méprisent parce que je n’ai que dix ans, poursuivit la gamine sans se démonter, mais toi tu me parles normalement sans me prendre pour une idiote. Pourquoi ?

-- Je ne sais pas, ce sont les adultes qui sont idiots … ou bien toi qui es très intelligente, dis-je en riant.

-- Je déteste ces voyages en croisière, ajouta Alma, ma mère m’emmène de force et après quand on est à bord elle me laisse me débrouiller toute seule. Elle croit que je vais rester toute la journée bien sage à la piscine à jouer avec d’autres enfants, mais je m’ennuie tellement. Je voudrais qu’on soit déjà revenues à la maison. Tu vas dormir où si tu n’as pas de chambre ? 

-- Ici sur le pont, je pense, je resterai sur un banc, répondis-je.

-- Le bateau va bientôt repartir, quand on sera en mer il fera froid dehors. Tu peux venir dans ma chambre et tu me liras des histoires. Et puis tu pourras prendre une douche. Et je m’ennuierai moins, dit-elle avec un grand sourire.

-- Mais que dirait ta maman si tu accueilles une inconnue dans ta chambre ? elle serait sûrement fâchée.

-- Mais comment te faire comprendre que je ne vois jamais ma mère ici ? elle préfère la compagnie de ses amis à celle de sa fille. Ce sont ses vacances, je ne compte pas pour elle, répliqua Alma avec force.

-- Et ton père, que dirait-il ? demandai-je.

-- Lui il travaille tout le temps, il ne me parle presque jamais, il est toujours entre deux avions et je ne l’intéresse pas. De toute façon, il n’est pas sur le bateau.

-- Eh bien dis-moi, ta vie n’est pas drôle, finis-je par dire.

-- Pas drôle du tout. J’aimerais bien un peu d’aventure pour me distraire, comme dans les livres. Allez viens ! tu as entendu ? les machines commencent à tourner, on s’en va.

-- Restons un peu encore à regarder la mer, c’est si beau, attendons d’avoir quitté le port et d’être arrivés en haute mer, dis-je d’une voix rêveuse.

 

Je n’avais pas spécialement envie d’aller avec cette gamine et de me trouver enfermée dans une cabine exigüe. J’avais des doutes sur le fait que la mère ne viendrait pas jeter un coup d’oeil dans la chambre pour vérifier que sa fille dormait. Alors accoudées au bastingage, nous laissâmes l’énorme navire reculer dans le bassin, puis virer doucement et se diriger vers la sortie du port.

 

La mer était noire et luisait sous l’éclat de la lune. Je contemplais l’immensité de l’océan et me demandais ce que j’allais réellement chercher en rendant visite à InvestMed. Que m’apporterait ce voyage ? Ne ferais-je pas mieux d’aller directement sur l’archipel Sainte-Victoire et de rencontrer Bozon ? ou bien de disparaître tout à fait sur un continent lointain ? Que découvrirais-je dans cette nouvelle start up de plus que chez FinanDev ? un autre bout de code incompréhensible qui me mènerait où ? ‘Il est difficile d'attraper un chat noir dans une pièce sombre, surtout lorsqu'il n'y est pas’, quelle était la signification de ce message ? Ne serait-il pas plus intelligent de comprendre les véritables motivations de Bozon ?

 

-- Tu te poses beaucoup trop de questions, intervint Alma. 

-- Comment ça ? répondis-je, intriguée.

-- Tu dois enquêter sur InvestMed, c’est très important.

-- Mais comment sais-tu à quoi je pense ? demandai-je complètement désarçonnée par ce que j’entendais.  

-- Je lis dans tes pensées.

-- Quoi ? m’écriai-je, quelle est cette diablerie ?

-- C’est mon pouvoir, avoua Alma, je sais lire dans les pensées des gens.

-- Mais c’est insensé, dis-je, ça n’existe pas ! et depuis le début tu sais tout de moi et tu faisais semblant ? 

-- Je voulais m’assurer que tu étais honnête, Hazel, mais ne n’inquiète pas je continuerai à t’appeler Aveline, c’est quasiment la même chose. Et maintenant tu veux bien me suivre ? 

-- Oui, oui, répondis-je, encore sonnée par ce que je venais d’apprendre. 

 

Que se passait-il autour de moi depuis quelques jours ? J’étais en plein délire. Voilà que je rencontrais par le plus grand des hasard une enfant qui lisait dans mes pensées, j’avais besoin d’en savoir plus et je la suivis sans me poser de questions.

 

Nous descendîmes à l’étage inférieur et parcourûmes quelques couloirs avant de nous arrêter devant une porte. Alma ouvrit le battant et s’effaça pour me laisser entrer. Sa chambre n’était pas une cabine minuscule comme je l’avais imaginé mais une vaste pièce luxueusement meublée. 

 

-- Tu peux poser ton sac par terre et la salle de bains est au fond, dit la gamine en me regardant fixement comme si elle était une grande personne.

 

Je me dirigeai vers la porte qu’elle me désignait et pénétrai dans un espace incroyable, douche, baignoire, jacuzzi, sauna, hammam, tout s’y trouvait pour le plus parfait moment de détente. Des piles de linges moelleux s’empilaient à côté de peignoirs mousseux. Les étagères étaient couvertes de flacons parfumés, de plantes à fleurs blanches dont les hampes retombaient. Alma s’approcha de la porte et alluma l’éclairage indirect qui donna davantage l’illusion d’être dans un conte de fées.

 

-- Tu peux prendre ta douche, et ensuite nous mangerons une collation et tu me liras une histoire, dit-elle. N’aie pas peur, je suis ton amie.

-- D’accord, répondis-je, mais tu sais déjà ce que je pense.

-- Oui, fit-elle en agitant la tête.

 

Je pris une merveilleuse douche brûlante et fis couler le jet longtemps sur mon visage pour oublier où j’étais et toutes les choses étranges et effrayantes qui m’arrivaient. Quand je me décidai à émerger de la vapeur d’eau bienfaisante, je m’enveloppai dans l’un des peignoirs pour me sécher, et vis qu’un pyjama de soie blanche à ma taille était posé sur une étagère avec des crèmes pour le corps et le visage, et mon parfum préféré. Cessant de vouloir comprendre, je m’oignis de lotion légère et hydratante, aspergeai mes tempes d’un jet de fragrance délicate, coiffai mes cheveux d’un geste de la main et enfilai le pyjama fluide. Naturellement mes vêtements sales avaient été emportés.

 

Je sortis enfin de la salle de bains et revins vers la chambre d’Alma. Elle n’était plus dans la pièce, un jeune homme était assis dans l’un des fauteuils devant une table basse où deux coupes remplies de champagne pétillaient.

 

-- Qui êtes-vous ? demandai-je en avançant tout en étant convaincue de savoir qui était cet inconnu, êtes-vous le père d’Alma ?

-- Réfléchissez un peu au lieu de dire n’importe quoi, répondit l’homme en se levant pour me saluer, comment pourrais-je être le père d’une enfant de dix ans ?  

 

Je n’osais dire son nom de peur de me tromper. Son corps était affreusement déformé, il était légèrement bossu et se tenait penché. Quand il essaya d’approcher de moi, je vis qu’il avait des difficultés à marcher, il était comme désarticulé.

 

-- Vous êtes Bozon, balbutiai-je avec émotion en devinant que cet homme ne pouvait être que celui qui manipulait tous les autres, mais que vous ont-ils fait ? 

-- Ma mère a pris un médicament pendant la grossesse, le Subtobigol, des Laboratoires SBGLL, et voilà le résultat, répondit-il.

-- Comment m’avez-vous trouvée ? demandai-je.

-- Ce n’était pas compliqué, vous avez tellement exacerbé la colère de vos patrons chez FinanDev qu’ils ont oublié d’être discrets. J’ai pu suivre tous leurs échanges et l’avancement de leurs poursuites, expliqua-t-il avec un demi sourire. Venez donc vous asseoir, nous avons à parler.

-- Mais je n’avais pas prémédité de prendre ce bateau, ajoutai-je, comment avez-vous su ?

-- Même si vous pensez être imprévisible, j’ai fait une ou deux suppositions sur votre destination, et je ne me suis pas trompé, voilà tout. J’ai réservé deux cabines sur ce paquebot en urgence.

-- Et Alma ? qui est-elle ? tentai-je à nouveau

-- Ma soeur.

 

Je pris place dans le fauteuil en face de lui tandis qu’il recula et se rassit maladroitement. Mon coeur se mit à battre dans ma poitrine à deux cents à l’heure, je me sentis si oppressée que j’eus peur de m’évanouir. Bozon dut voir mon émotion car il me sourit à nouveau pour me détendre. Son corps était misérable mais son visage était beau et avenant. Des boucles de cheveux bruns légères couronnaient son front et ses tempes, il avait une belle peau fine et des yeux noirs brillants d’intelligence.

 

Je respirai quelques instants, essayant de mettre de l’ordre dans les informations que je venais d’apprendre. Bozon ne savait pas que j’avais identifié sa retraite sur l’archipel Sainte-Victoire. Il était beaucoup trop tôt pour que je me confie à cet homme dont je ne savais rien sauf qu’il devait à peu près avoir mon âge, et dont je ne connaissais pas les intentions.

 

-- Où est Alma, demandai-je ? Et sa mère qui ne s’occupe pas d’elle, est-elle vraiment sur le bateau ? 

-- Alma est couchée, naturellement ! Elle n’a que dix ans ! répondit-il en éclatant de rire. Et non, sa mère n’est pas ici. Vous avez dû vous en rendre compte, Alma est une incroyable menteuse ! Elle est venue avec moi.

-- Vous l’aviez envoyée sur le pont supérieur car vous saviez que c’est là que je serai venue me réfugier une fois à bord ? questionnai-je encore. Mais il était déjà très tard, elle aurait dû être au lit ! 

-- C’était la destination la plus probable pour quelqu’un qui souhaitait passer inaperçu. Et oui il était tard, mais Alma me rend service à chaque fois que je lui demande, c’est une soeur adorable. Et j’avais besoin d’elle pour vous rencontrer, vous voyez que je me déplace difficilement.

-- C’est vrai, dis-je. Mais que me voulez-vous ?

-- Qu’allez-vous faire maintenant ? je crois que vous avez déchiffré les codes destinés à FinanDev et que vous avez compris que l’une des start up était InvestMed. Que comptiez-vous faire ?

-- En réalité, répondis-je, je ne sais pas trop. Je n’avais pas la prétention de trouver les neuf codes et de vous contacter. Je voulais un peu explorer les start up pour comprendre quel était votre objectif réel. Car je ne peux pas croire que vous ayez imaginé cette histoire uniquement pour vous distraire. Mais quand j’ai lu le proverbe chinois, j’ai été totalement bluffée, ça ne voulait rien dire pour moi.

-- En effet, dit Bozon dont la voix en cet instant était sèche, ses yeux n’avaient plus de douceur ni d’éclat, ils étaient froids et farouches, si différents de ce qu’ils avaient été quelques instants auparavant qu’un frisson remonta le long de mon dos. Cette phrase ne veut rien dire, tout ceci était un leurre. 

 

Voyant mon trouble, il retrouva son sourire. 

 

-- Veuillez me pardonner, reprit-il, certaines pensées sont si douloureuses que je dois me contrôler de toutes mes forces pour les supporter.

-- Votre visage s’est transformé si vite en un masque que vous m’avez effrayée, répondis-je.. 

-- Ces start up et d’autres encore, mais je devais me limiter, investissent toutes de l’argent sale pour faire fructifier des laboratoires pharmaceutiques. Certains d’entre eux ont mis sur le marché des médicaments dont les effets secondaires ont été insuffisamment testés, en général il s’agit de copies de médicaments efficaces fabriqués à partir de molécules dérivées de la formule d’origine, beaucoup moins chères à produire. Il peut s’agir aussi d’expérimentations de traitements n’ayant pas reçu les autorisations de mise sur le marché et vendus sur des circuits parallèles. Cette dernière pratique n’est pas récente, puisque c’est arrivé à ma mère. Sur l’insistance de mon père, elle avait pris un traitement pendant la grossesse pour limiter la prise de poids, garder une belle peau, ne pas perdre de dents ni de cheveux, et surtout éviter la montée de lait à la naissance, bref ignorer toutes les manifestations normales de la maternité. Je suis le fruit raté de cette expérience, et ma mère est morte en couches, je suis le seul survivant car il y avait aussi un jumeau. Heureusement elle n’a jamais vu le ‘nabot’ à qui elle a donné le jour, ajouta-t-il avec amertume.

 

Je restais muette en écoutant cette histoire terrible. Une pensée me traversa instantanément, ainsi Alma ne pouvait être que sa demi-soeur. Bozon vit mon expression horrifiée et tenta un brave sourire. 

 

-- Oui, c’est atroce. C’est pourquoi je voudrais essayer de mettre un frein à la croissance exponentielle de SBGLL et autres laboratoires aussi peu recommandables, qui continuent à produire des médicaments dangereux. Je ne peux plus supporter l’idée que ces gens s’enrichissent en en tuant d’autres, et en toute impunité.

-- C’est pour ça que vous avez imaginé toute cette histoire de clés USB et de codes secrets ? S’agit-il d’une vengeance personnelle ?  demandai-je.

-- Oui et non. Je ne veux pas qu’Alma un jour prenne des poisons comme ceux qu’avait pris ma mère, et il est évident que si je parviens à contrecarrer leur stratégie, je serai vengé. Mais ce n’est pas mon premier objectif.

-- Votre père s’est remarié car Alma et vous n’avez pas la même mère ? 

-- Oui, il est lui-même directeur d’un Laboratoire pharmaceutique, ABMonde, financé comme SBGLL par des start up sans scrupules. Vous voyez que les choses se compliquent. Et je suis le seul à protéger Alma car il n’hésiterait pas à lui faire prendre l’un de ses médicaments pour le tester.

-- Vous plaisantez ! m’écriai-je ? Sur sa propre fille ? Et sa mère à elle ?

-- Il l’a bien fait avec ma mère, c’est lui qui l’avait poussée à faire attention à son poids et à sa beauté, et elle avait suivi ses conseils, il me l’a lui même raconté. La mère d’Alma ne s’occupe pas beaucoup de sa fille, elle est très dépressive. Et oui mon père lui fait aussi tester des médicaments non homologués. 

-- Votre histoire est de plus en plus sordide.

-- En effet, répondit-il avec une grimace. Je n’ose plus vous proposer de champagne après ces révélations, il n’y a rien à fêter en réalité. Mais vous devez être fatiguée, je vais vous laisser vous reposer. Nous nous verrons demain.

 

Avec effort il se releva et se dirigea lentement vers la porte qu’il ouvrit. Se retournant, il m’adressa un dernier sourire.

 

-- Bonne nuit, dormez bien.

-- Vous aussi, merci pour tout, dis-je. 

-- Je dors peu, à demain, répondit-il en fermant la porte doucement.   

 

Éberluée, je me retrouvais seule dans cette chambre somptueuse, connaissant désormais l’histoire de celui dont j’essayais de comprendre les motivations et morte de fatigue. Je me brossai les dents et me glissai sous les draps soyeux du lit. J’avais à peine éteint la lampe de chevet que je m’endormis d’un sommeil agité.

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