Chapitre 4

Je me réveillai brusquement. Il faisait sombre dans la chambre, aucune lumière ne filtrait sous les épais rideaux ni sous la porte. J’étais incapable dans cette obscurité étouffante de savoir quelle heure il était. Anxieuse et tous les sens en alerte j’écoutais les bruits alentour et ne percevais rien. Je me levai, m’approchai à tâtons de la porte, et collai mon oreille contre le battant, aucun son ne me parvint. J’allumai alors le plafonnier et la lumière inonda la pièce. 

 

Le calme régnait dans l’appartement et dans l’immeuble. Tout était feutré, les isolations phoniques protégeaient les habitants des nuisances sonores de leurs voisins. Ici on n’entendait pas couler la douche de l’étage du dessus.

 

Je tirai les rideaux et remontai légèrement le volet électrique pour voir le jour, il était sept heures du matin comme l’indiquait ma montre. Je me penchai en avant et regardai au dehors, la luminosité était blafarde à l’extérieur, le ciel était gris et de lourds nuages bas appesantissaient l’atmosphère. J’entrouvris la porte fenêtre pour laisser entrer de l’air frais et aérer la chambre, et me dirigeai vers la cuisine. 

 

En fouillant dans les placards, je découvris un assortiment de boîtes de thé et mis la bouilloire à chauffer. Il y avait également des paquets de biscuits et je pus déjeuner rapidement avant de prendre ma douche et de me mettre au travail. Je gardais toujours à côté de moi le sac d’Anchise, prête à fuir à la moindre alerte.   

 

Partout dans l’appartement, les rideaux étaient tirés et les volets fermés, sauf dans ma chambre, et vivre dans l’obscurité me faisait perdre la notion du temps, je ne savais pas l’heure qu’il était. Il y avait un ordinateur portable dans le bureau, une sorte de boudoir dont les murs étaient tendus de tissu gris et des cadres précieux y étaient accrochés. Je m’installai à l’élégante table de jeu sur laquelle était posé le pc, allumai une petite lampe de porcelaine avec un abat-jour en soie qui donnait un éclairage indirect et activai l’appareil. Je naviguai d’abord sur les sites de presse pour avoir des nouvelles d’Ezéchiel et Anchise, mais ils avaient cessé d’intéresser les journalistes et je n’appris rien. J’aurais pu essayer d’entrer dans les systèmes d’information de l’hôpital ou de la police, mais cela aurait demandé du temps et je n’en avais pas.  

 

Je me mis tout de suite au travail. Je récupérai sur la clé USB les neuf morceaux de codes décryptés et les disposai en ordre assez rapidement pour former une phrase cohérente. Après une nouvelle étape de déchiffrement, je trouvai une maxime chinoise qui me stupéfia : ‘Il est difficile d'attraper un chat noir dans une pièce sombre, surtout lorsqu'il n'y est pas’. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Je ne comprenais rien à cette phrase, avait-elle un sens caché ou bien toute cette histoire était-elle une mascarade ? Qu’aurait pensé FinanDev s’ils avaient été en mesure de décoder cette maxime sybilline ? Quel rapport avec un appel d’offres extraordinaire ? Plus j’avançais, moins je comprenais. Le fait d’avoir été poursuivie par des tueurs et de toujours être une fugitive me convainquit du sérieux de la quête. Je décidai de continuer mes recherches, je ne pouvais pas abandonner à ce stade..

 

Mon idée était d’établir une liste des sociétés dont les activités étaient semblables à celles de FinanDev. En premier lieu, je devais élaborer une sorte de fiche de mon ex employeur, identifier ses caractéristiques les plus en rapport avec la quête, et ensuite trouver des compagnies situées dans le monde entier qui auraient des ‘profils’ presque identiques. Je pourrais ainsi trouver des entreprises susceptibles d’avoir reçu le contrat de Bozon. Premier critère, je cherchais des start up. J’en trouverais certainement bien plus que huit … comment éliminer celles qui n’étaient pas dans la course ? Inutile de me restreindre tout de suite, fabriquer la liste était la première des étapes.  

  

Pendant toute la matinée, je scrutai l’exhaustivité des documents que je pouvais récupérer sur FinanDev et constituai un dossier. A chaque lecture, j’essayai de repérer des désignations, des mots clés que j’inscrivai dans un fichier. Puis je me souvins que toutes les sociétés désignées par Bozon étaient coupables de malversations financières, et que celui-ci menaçait de révéler des scandales au grand jour si les start up, candidates malgré elles, ne jouaient pas le jeu. Dommage pour FinanDev, ils seraient incapables de répondre à la demande maintenant que j’avais falsifié leur code secret. C’était ma petite vengeance pour leur licenciement abusif.

 

Me déconnectant d’internet, je lus sur la clé USB les documents fournis par Bozon à titre de preuve, et cherchai des informations susceptibles de m’en dire plus sur les fraudes réalisées par FinanDev. C’était difficilement exploitable, car je ne savais même pas de quoi les rédacteurs parlaient. Il y avait deux ou trois messages, des lettres compromettantes scannées et signées par le président de FinanDev, mais pas d’allusions aux destinataires de ces courriers, les noms avaient été effacés. Un seul détail attira mon attention, les courriers faisaient tous plus ou moins allusion à des traitements thérapeutiques. 

 

Je retournais sur le web et continuai à croiser les articles et les sources. Blanchiment d’argent, dissimulation de bénéfices, évasion fiscale, pots de vin, détournements de fonds … tous ces crimes me faisaient tourner la tête tant l’ingéniosité des fraudeurs était impressionnante. Dans le cadre de mon enquête, quels types de malversations devais-je chercher, fallait-il tous les considérer ? le champ d’investigation était énorme et ce n’était même pas envisageable. Ces fraudes avaient-elles un rapport avec une maladie ? ou avec des médicaments ? Qui étaient les acteurs ? une industrie pharmaceutique ? des laboratoires ? Je commençai à réfléchir à une logique, un ‘pattern’, il me fallait aussi étudier la personnalité de Bozon. Pourquoi avait-il choisi ces sociétés ? Voulait-il se venger de quelque chose ? Qu’attendait-il de la part d’entreprises véreuses, prêtes à tout pour gagner de l’argent ? Quel était son véritable objectif ? En savoir davantage sur Bozon pouvait être une piste.

 

C’était simple, sur internet il n’y avait aucune information sur Bozon. Ce devait être un pseudonyme. Seules informations que j’avais sur lui, il était très riche et il habitait une île perdue dans l’océan … Je passai l’après midi à surfer sur tous les sites possibles et imaginables parlant d’îlots, partout dans le monde. Il avait dû acheter cette île, il ne l’avait probablement pas reçue en héritage. Depuis combien de temps la possédait-il ? … il disait avoir mis des années à sélectionner les neuf start up, l’habitait-il déjà pendant cette période ? Je remontai dans le temps, cherchant désespérément les archives d’îles à vendre vieilles de plus de cinq ans. Cette information figurerait-elle sur internet, visible et à disposition de n’importe qui ? Peut-être pas. Pouvais-je trouver des agences qui proposaient des propriétés d’exception à des gens ultra riches, des cabinets de conseils seuls autorisés à posséder des informations sur des lieux secrets réservés aux puissants ? Ils me riraient au nez. Une île … dans quel océan ? Je devais me débrouiller par moi-même, ne compter que sur moi. Je m’orientai sur les documents de voyages, les récits qui parlaient d’îles, les photos, les dessins, les bateaux.

 

A force de me creuser la tête et de tourner en rond, je finissais par ne plus rien voir. Les images défilaient devant mes yeux et je stockais machinalement les données dans mon fichier de référence, sans être capable de synthétiser mes idées. Je sauvegardais mes notes régulièrement, ayant peur de faire une fausse manipulation par fatigue ou inadvertance. 

 

Après des heures de vaines recherches, j’eus une petite lueur de chance. Mes yeux épuisés furent attirés par un petit entrefilet dans un magazine de voyage vieux de sept ans, l’extrait du journal de bord d’un navigateur solitaire. Une île sauvage y était mentionnée, située en plein océan. C’était un éperon rocheux battu par les vents, couronné par un château de pierre datant de siècles immémoriaux. L’accès par bateau était risqué car de nombreux récifs meurtriers l’entouraient, les voyageurs devaient sûrement y venir par hélicoptère. Les descendants d’une vieille famille y habitaient encore. Je n’avais aucune raison de penser que cette île était celle où se trouvait Bozon, mais mon instinct me disait qu’il était là. L’article ne donnait pas d’informations précises sur la localisation, il citait le nom des propriétaires, les Gondebaud. C’était le premier chaînon de ma recherche. Le navigateur précisait en outre que l’île faisait partie d’un archipel dans le grand nord.

 

Je regardai ma montre et vis qu’il était minuit passé. Je n’avais ni mangé ni bu depuis le matin. Je retournai dans la cuisine, les jambes engourdies d’être restée assise pendant des heures et la tête embrouillée, mais j’avais un résultat. J’étais si heureuse que je me mis à fouiller avec frénésie dans tous les placards à la recherche de nourriture roborative car je mourais de faim. Un paquet de riz tout neuf dégringola sur le plan de travail alors que j’ouvrais vivement une porte, et je me dis que la chance avait enfin tourné. 

 

Je dînai rapidement de riz et de fromage et allai me coucher. Avant de sombrer, je me souvins que je devrais sortir le soir même pour aller au rendez-vous que j’avais fixé à Tessa. Je remontai la légère couette dans sa housse de percale douce et parfumée et me cachai sous ses replis moelleux en fermant les yeux. 

 

Je dormis bien dans le grand lit douillet. Je m’habituais au confort de ce bel appartement, et me réveillai le lendemain ramollie et toute ensommeillée à plus de dix heures du matin ! Surprise par ma paresse involontaire, je bondis aussitôt du lit et me préparai rapidement pour retourner à mes investigations sur le net.

 

Je cherchai d’autres articles écrits par le navigateur. Il s’appelait Hermillon. Si par chance il ajoutait quelque part des détails sur son voyage, il parlerait peut-être de son itinéraire et indiquerait là où il avait aperçu l’île, ce qui m'aiderait à la situer. Bingo ! Au bout de deux heures de fouilles archéologiques dans de vieux numéros de magazines de voile je trouvais un autre extrait de son journal de bord. Il accompagnait une nécrologie. J’appris ainsi que le marin avait sombré avec son navire quelques années auparavant, un malencontreux accident qui me fit dresser l’oreille. Avait-il été supprimé car il savait trop de choses ? Ou le simple hasard et la malchance ?

 

Je lus l’extrait. Le positionnement du bateau était cité à chaque entrée avec la date et l’heure, la latitude en degré, minute, seconde Nord ou Sud, et la longitude en degré, minute, seconde Ouest ou Est. La plupart des extraits concernaient d’autres voyages et ne m’intéressaient pas. Un seul paragraphe retint mon attention.

 

Passe une zone ventée dangereuse. Récifs en vue. C’est un archipel, il y a plusieurs formes à proximité, à peine esquissées. Visibilité réduite dans la brume épaisse, une vraie purée de pois. Un château au sommet d’une île sur la gauche, accès difficile voire impossible. Besoin de faire escale, le vent forcit, tempête approche, je dois me mettre à l’abri. Plus loin droit devant une île plus grande, un petit port, je peux aborder. Me voici dans les eaux calmes de la baie, entrée difficile avec les brisants déchaînés, j’ai cru cogner la coque plusieurs fois contre le môle. Vois enfin les jetées et les maisons sur les quais, je dormirai à terre ce soir, trop secoué par les vagues aujourd’hui et je dois réparer demain. 

 

Cette lecture me procura une émotion intense. J’imaginai ce marin agile dans sa petite coquille de noix ballottée sur des vagues immenses, et je ressentais sa fatigue et sa peur, mais aussi j’admirais sa maîtrise de la navigation et le fait qu’il n’avait jamais lâché prise. Il voyait tout, et il faisait corps avec son bateau, il pensait sans cesse à sauver sa vie et son embarcation, il faisait mille choses à la fois et en plus il écrivait. J’aurai aimé rencontré Hermillon, il avait été un véritable aventurier. Et j’avais précisément grâce à lui l’emplacement de l’une des îles devant moi. Je passai au crible les sites de cartes marines électroniques pour situer l’archipel à partir des coordonnées inscrites en tête du paragraphe. Et comme je ne faisais rien sans acharnement, je ne tardai pas à le repérer enfin sur une carte détaillée, cet îlot incroyable où vivait un fou, un point microscopique perdu au milieu de l’océan. D’autres petites tâches étaient éparpillées autour, quelques unes plus grosses indiquaient des îles habitables où se trouvaient des villes ou peut-être seulement des villages. L’archipel Sainte-Victoire. J’avais progressé dans ma connaissance du contexte de la quête. 

 

L’île des Gondebaud était située au milieu de l’archipel. Qui étaient ces gens ? Cette fois le web était plus bavard. Il s’agissait d’une dynastie dont les origines remontaient à la nuit des temps. Les Gondebaud avaient été de fiers chevaliers avant de devenir des conquérants des mers, naviguant sur tous les océans du globe et faisant fortune dans le commerce. Certains articles allaient même jusqu’à suggérer que les Gondebaud avaient jadis été des pirates, ou même l’avaient toujours été. Nul ne savait précisément où ils habitaient ni où se trouvaient les fabuleuses richesses qu’ils avaient accumulées au cours de leurs pérégrinations. Il semblait qu’après des siècles de règne, les derniers survivants n’avaient pas eu de descendance, la famille paraissait s’être tout à fait éteinte. Pour faire rêver les lecteurs, les journalistes ajoutaient que le trésor des Gondebaud était caché sur une île secrète et mystérieuse. On ne savait pas si c’était le butin des flibustiers ou bien s’il s’agissait d’autre chose, d’une richesse naturelle peut-être. Cette histoire était probablement une légende mais on ne sait jamais, car aucune légende n’est sans fondement. En résumé, il n’y avait aucun lien entre l’histoire fabuleuse des Gondebaud et l’île de l’archipel dans les articles des journalistes, seul Hermillon avait fait le rapprochement entre la dynastie étrange et l’îlot perdu au milieu des brumes et de l’écume de mer. Il avait dû apprendre le nom des propriétaires du rocher isolé lors de son séjour sur l’île voisine.

 

Bozon était-il un Gondebaud ? comment était-il arrivé dans cette histoire ? S’il appartenait à cette famille, cela pouvait expliquer pourquoi il était si riche, mais aucune mention de son nom n’était visible nulle part. Et s’il n’était pas un descendant des pirates, il habitait l’île depuis moins de sept ans puisque des Gondebaud y vivaient encore lors du passage d’Hermillon. D’où venait cet homme qui semblait être fou ? La seule conclusion que je pouvais tirer de mes lectures était que Bozon était un grand solitaire, rien de plus.

 

Je regardai ma montre et vis qu’il était temps d’aller à mon rendez-vous avec Tessa. Je trouvai dans le tiroir d’une console dans l’entrée un trousseau de clés qui ouvrait la porte de l’appartement. J’enfilai un manteau que je trouvai dans le placard, un duffle coat avec une capuche que je relevai sur ma tête et ajoutai une écharpe autour de mon cou. Ainsi déguisée, je regardai par le judas si le couloir était vide et me glissai dehors rapidement. En quelques instants je me retrouvai dans la rue et me dirigeai vers le métro. 

 

J’arrivai un quart d’heure plus tard sur l’esplanade où j’avais fixé notre rencontre, près de cinquante minutes avant l’heure prévue. Je repérai un grand magasin d’alimentation à étages dont les larges fenêtres donnaient sur la place et pénétrai dans l’espace luxueusement agencé. J’avançai émerveillée au milieu d’une abondance de rayons tous plus impressionnants les uns que les autres, des monceaux de pots de confitures avoisinaient des pyramides de boîtes de thés et de tisanes, des plats d’épices et d’herbes aromatiques venues du monde entier embaumaient l’air de parfums envoûtants, des bonbons de toutes les formes et de toutes les couleurs emplissaient des flacons de verre, des biscuits trônaient dans des paniers ornés de tissus et de rubans, des bocaux de légumes et de fruits disposés en quinconce occupaient des étagères qui montaient jusqu’au plafond orné de lustres à pampilles, des pains variés cotoyaient des céréales en vrac et des pâtes de fruits, des fruits mûrs et juteux s’arrondissaient dans des caissettes en osier tressé, des boissons somptueuses servies dans des verres en cristal ou dans des tasses en porcelaine fine invitaient les clients à se rafraîchir. Comme je n’avais rien avalé depuis mon frugal petit déjeuner, je ressentis soudain la faim et regardai un étal de pâtisseries toutes plus belles et plus appétissantes les unes que les autres. Allais-je me décider à acheter cette petite brioche pour mon goûter ? J’optai pour une tasse de thé à l’odeur généreuse de vanille et bus avec plaisir le liquide brûlant.

 

Puis je me dirigeai vers la verrière centrale et empruntai le grand escalier à rampe de fer forgé ouvragé pour monter au premier étage, délaissant les escalators réservés aux paresseux, me semblait-il. Je croisai des femmes et des hommes qui portaient des paniers ou des sacs remplis de victuailles et descendaient vers le rez de chaussée une fois leurs courses terminées. Une fois arrivée à l’étage où se trouvait un salon de thé et des ateliers de cuisine, je m’approchai des baies vitrées qui donnaient sur la place. Je cherchai la position avec la meilleure vue possible à distance sur le spot où Tessa devait me rencontrer. Pour ne pas éveiller la méfiance des employés du magasin, je regardais d’un air intéressé les étalages qui se trouvaient le long des fenêtres tout en observant ce qui se passait au dehors, et restais à demi masquée derrière les hampes de plantes vertes.

 

Je n’attendis pas longtemps. Vingt minutes avant l’heure du rendez-vous, je vis Tessa arriver de loin, accompagnée d’un homme. Je le reconnus comme l’un des deux agresseurs qui se trouvaient au pied de mon immeuble quand Ezéchiel avait été emmené à l’hôpital. Ainsi elle m’avait trahie, je ne pouvais pas compter sur elle. Elle n’avait même pas cherché à être discrète, elle était habillée en jaune et blanc, et je l’aurai repérée à des kilomètres. Où bien l’avait-elle fait exprès pour m’avertir du danger ? Elle devait savoir que je me serais méfiée. Après avoir échangé quelques mots avec elle, le tueur s’écarta et se perdit dans la foule. Tessa s’assit sur un banc et attendit presqu’une demi-heure sans bouger. Elle se contentait de tourner la tête dans un sens ou dans l’autre. Puis je la vis regarder sa montre, se pencher vers l’avant et faire glisser un morceau de papier discrètement entre deux lattes du banc avant de renouer ses lacets. Elle se redressa, se leva et disparut au milieu des badauds. L’homme la rejoignit quelques instants plus tard et ils s’éloignèrent en direction de l’artère principale. Je restai sur mes gardes et ne bougeai pas. C’était un bon réflexe car je vis soudain le second agresseur se faufiler parmi la foule, bousculant les passants qui le gênaient et se cacher derrière un kiosque à journaux. Il scrutait les alentours avec attention et agressivité. 

 

Indécise, je restai encore à mon poste d’observation mais je me déplaçai vers une autre fenêtre d’où je pouvais mieux surveiller mon poursuivant. Je regardai ma montre avec inquiétude car l’heure de fermeture approchait. Déjà les vendeurs et les vendeuses commençaient à ranger leurs rayons, ils ne tarderaient pas à demander aux clients de sortir. Je vis avec soulagement le tueur attraper un journal qui traînait sur un banc et le jeter par terre avec rage, puis il sortit son téléphone portable de la poche intérieure de sa veste, le porta à son oreille et s’éloigna en gesticulant.   

 

J’en profitai aussitôt. Je descendis au rez de chaussée en empruntant cette fois l’escalator et sortis du grand magasin par une porte qui donnait sur une avenue à l’arrière. Je fis le tour du bâtiment et revint vers la place en vérifiant que la voie était libre. Je ne relevai pas la capuche du duffle coat, enroulai l’écharpe autour de mon cou, enfilai mes fausses lunettes et baissai la tête. Je m’approchai du banc vers lequel je me penchai l’espace d’un instant, récupérai en frôlant les lattes le morceau de papier que je glissai dans ma poche sans le lire, et continuai à marcher vers la première rue qui partait de l’esplanade sans ralentir. L’opération n’avait pas duré plus de quelques secondes et je n’avais détecté aucun mouvement suspect aux alentours. 

 

Je montai dans un bus qui s’arrêta devant moi à cet instant et quittai le quartier. Quand je fus certaine de ne pas avoir été suivie, je sortis le papier de ma poche et le lus.

 

Hazel, je suis leur prisonnière, ils m’ont torturée pour me faire parler mais je ne savais rien. Quitte le pays tout de suite ils ne te laisseront jamais en paix.

 

J’étais troublée mais pas totalement confiante, comment être sûre qu’il ne s’agissait pas d’un piège ? Je n’avais pas l’intention de continuer à communiquer avec Tessa, elle ne pouvait pas m’aider. Les tueurs voulaient que je bouge pour qu’ils puissent me repérer et me neutraliser, ils se servaient d’elle comme d’un vecteur pour m’intercepter. Je ne leur donnerai pas cette chance.

 

La nuit était tombée, plongeant la ville dans une obscurité protectrice même si les rues et les places s’illuminaient petit à petit, grâce aux réverbères qui projetaient des éclats de lumière au milieu des zones d’ombre.

 

Une heure plus tard, après avoir pris quelques chemins de traverse pour semer d’éventuels poursuivants, j’étais de retour à l’immeuble. Je ne vis personne dans le vestibule. Je me faufilai dans l’escalier et grimpai jusqu’au palier vide lui aussi. Dix secondes plus tard, j’entrai dans l’appartement et tirai tous les verrous. Mon coeur battait à tout rompre. Cette expérience avait été riche en enseignements mais dangereuse. Je n’étais plus en sécurité dans cette ville. Il me fallait vite partir, dès que j’aurai établi mon plan d’action.   

 

Les émotions m’avaient donné faim. Je me préparai un repas rapide, salade de tomates, fromage, pain aux céréales et pomme. Après dîner, je nettoyai la vaisselle et rangeai tout dans les placards. La cuisine était impeccable.

 

Je retournai dans le boudoir, m’assis devant l’ordinateur et repris mes recherches. Cette fois je me concentrai à nouveau sur le profil de la société FinanDev. Je récupérai les mots clés identifiés dans mon fichier de référence et commençai à faire des parallèles et des croisements avec d’autres compagnies dans le monde. J’affinai ensuite ces mêmes critères, je raisonnais par approximations successives, rapprochements, j’ajoutais, j’éliminais, je tordais mon modèle pour y faire entrer d’autres caractéristiques.

 

Je ne voyais pas les heures passer. Lorsque je réalisai qu’il était cinq heures du matin, la fatigue tomba soudain sur moi et j’éprouvai un intense besoin de dormir. Sans même me déshabiller, je m’étendis sur le lit dans ma chambre et m’endormis aussitôt. 

 

Un bruit dans le couloir m’éveilla en sursaut le lendemain matin vers dix heures. Je bondis hors du lit. Etait-ce la femme de ménage ? ou les propriétaires qui rentraient ? je ramassai mon sac toujours prêt et me cachai derrière la porte de ma chambre. J’entendis deux voix, celles d’une femme et d’un homme qui riaient, se parlaient et gémissaient. Entrouvrant doucement la porte, je vis un couple en train de s’embrasser qui avançait en tournoyant tout le long du corridor, la femme semblait danser autour de l’homme. Ils ne me voyaient pas car ils n’étaient préoccupés que par eux-mêmes. Ils s’adossèrent au mur, puis  poussèrent la porte d’une chambre et leurs éclats de voix me parvinrent encore, témoignant de l’intensité de leur relation.    

 

Je n’osai pas m’enfuir car j’avais encore besoin d’utiliser l’ordinateur et de me cacher dans cet appartement. Je restai un moment paralysée, ne sachant quelle option prendre, jusqu’à ce que le silence se fit. Leurs ébats étaient déjà terminés, ils étaient en train de se rhabiller et se mirent à échanger à haute voix. 

 

-- C’était fantastique ! disait la femme.

-- C’est si confortable ici, répondit l’homme, tu as raison de nous faire profiter de l’appartement de tes patrons pour ce petit quart d’heure.

-- Je reviendrai jeudi pour tout ranger, ajouta la femme, c’est plus de travail mais j’adore nos petites escapades dans le lit de Madame ! Si elle savait !

-- Je me sauve, fit la voix de l’homme, j’ai peu de temps, je dois être en rendez-vous dans dix minutes.

-- Et moi je devrais déjà me trouver chez mon prochain employeur ! répliqua en riant la femme.

 

Je repoussai doucement la porte de ma chambre, tandis qu’ils sortaient dans le couloir, s’embrassant et se tenant les mains sans porter la moindre attention à ce qui les entouraient. Une minute plus tard, j’entendis la porte d’entrée se refermer, j’étais à nouveau seule mais je l’avais échappé belle. C’était un avertissement, je n’étais pas en sécurité dans cet appartement, cette femme pouvait revenir à l’improviste. Je devais terminer mes investigations au plus vite et partir.   

 

Je me préparai une tasse de thé et relançai l’ordinateur. J’étais trop épuisée lorsque j’avais arrêté mes recherches la veille pour exploiter quoi que ce soit. Mais ce matin, après quelques heures de sommeil, je pus faire une synthèse de mes investigations. Vers quatorze heures j’avais une liste de vingt start up disséminées dans le monde, aux profils proches sinon identiques à celui de FinanDev. Je filtrai encore par d’autres critères pour me trouver au plus proche du chiffre de huit, mais ne réussit à en éliminer que huit. Il en restait douze, soit quatre de trop, bien sûr j’excluais FinanDev. Je décidai de garder la liste telle quelle, je réussirai bien à la réduire, mais cela augmenterait le temps de recherche, d’autant que je devais désormais voyager.

 

Je résolus de commencer mon enquête par la société InvestMed. Elle était localisée sur un autre continent et pour l’atteindre, il me fallait traverser l’océan. Prendre l’avion était beaucoup trop risqué. Aussi pour voyager incognito, j’avais l’idée d’embarquer sur un paquebot de croisière, je disparaîtrais aisément au milieu de la foule sur ces énormes bateaux remplis de monde.

 

J’effaçai toutes traces de mes recherches sur l’ordinateur, recopiai les informations recueillies sur la clé USB qui ne me quittait plus, et fis une sauvegarde sur une deuxième clé. 

 

Je fouillai l’appartement à la recherche d’argent liquide et découvris dans le boudoir derrière un tableau un coffre fort. Il ne me fallut que trois minutes pour découvrir le code pour l’ouverture, je trouvai un carnet dans la table de nuit de ‘Madame’ avec la combinaison. Le coffre ne contenait que des bijoux qui ne m’intéressaient pas. Dans le dressing de la chambre de ‘Madame’, je trouvai sur la plus haute étagère au milieu d’un fatras de boîtes de rangements, un petit carton rempli de billets de banque, sans doute les économies de toute une vie de privation. Quelle ironie. Je vidai la boite dans mon sac à dos. 

 

Avant de partir, je pris une dernière douche dans la salle de bains si somptueuse et quittai avec regret ce bel appartement où je ne reviendrai jamais. Je laissai l’endroit tel quel, la femme de ménage n’aurait sûrement pas envie d’expliquer à sa patronne qu’elle avait dû laver les draps de plusieurs chambres pour remettre les lieux en l’état. Et pour lui faire un peu plus peur et l’obliger à entreprendre un nettoyage approfondi, je relevai tous les volets électriques et mis l’alarme. 

 

Je descendis au garage avec la capuche du manteau sur la tête. Arrivée au sous sol, je  testai toutes les portières de voitures en évitant les caméras, pour voir si par hasard l’une d’elles était ouverte. Il y en avait plusieurs, les habitants de l’immeuble ne se méfiaient de rien, tant ils étaient sûrs de la fiabilité de leurs systèmes de sécurité. Dans la boîte à gants je découvris les clés d’une petite voiture nerveuse noire. Il me fallut une minute pour démarrer le bolide et trouver le boitier pour l’ouverture automatique de la porte du garage, coincé sous le pare soleil. Cette voiture ne demandait qu’à être empruntée, ce que je fis. Quelques instants plus tard, je roulais dans la rue après avoir laissé le rideau métallique se refermer derrière moi.

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