Chapitre 5

Par Lucie.G

     Le décollage a pris quelques minutes de retard et pourtant j’ai l’impression que cela fait déjà une éternité que je lis et relis la même page. J’aperçois du coin de l’œil la main d’Oxy battre en rythme sur sa cuisse et ne parviens pas à me concentrer.

– Perso, j’ai fini de lire, tu peux tourner la page quand tu veux.

     Je ne peux m’empêcher de rire discrètement. Décidemment, il a l’art de détendre l’atmosphère rapidement en quelques mots. Je me tourne vers lui, hésitant encore entre l’envie de lui rappeler combien il est impoli de lire par-dessus l’épaule de son voisin ou de lui demander ce qu’il a bien pu penser de l’extrait du mémoire de fin d’étude cité dans l’article.

– Très bien. Et tu as un avis sur le sujet ? finis-je par oser l’interroger en fermant le magazine.

      Je sens immédiatement mes joues rougir et ne parviens pas à maintenir le contact visuel tant son regard est profond et intimidant.

– J’avoue que c’est un peu conceptuel mais je suis assez d’accord avec le fait que « la couleur, composante de la morphologie urbaine, endosse différents rôles dans la structuration de l’environnement et que dans une optique de liaisonnement spatial, elle peut fédérer des éléments d’un ensemble bâti sur base d’un dénominateur commun de tonalité, assurant ainsi l’unité et la cohésion du lieu. »1

     Je tourne de nouveau mon visage vers lui en me rendant compte qu’il vient de citer mot pour mot une phrase du mémoire.

– C’est vrai que j’ai toujours remarqué que le nuancier chroma…heu…

– La palette chromatique ?

– Ouais. Ben que la palette chromatique comme tu dis est très différente en fonction des zones dans une ville. Le centre historique par exemple est souvent dans des couleurs ternes…

– Minérales plutôt.

– Minérales, ouais minérales c’est exactement ça. Alors que dans les zones commerciales à l’extérieur…

– On dit plutôt…

– En périphérie ouais, peu importe. Et bien là, les couleurs sont souvent plus vives.

    Je reste muette, choquée par l’analyse fine qu’il est parvenu à verbaliser en à peine quelques secondes.

– Tu as fait des études d’art ? finis-je finalement par articuler.

– Ah non pas du tout, je suis en médecine. Mais je me souviens, quand on était en tournée en Chine il y a quelques mois, qu’un guide nous avait parlé de l’importance apportée à l’harmonisation des couleurs dans les nouvelles zones de construction justement.

– Je vois…

     J’essaie de rationaliser ces dernières informations mais je ne parviens à pas à fusionner l’image du jeune homme qui se tient devant moi avec les éléments biographiques qu’il vient d’énoncer.

– T’es médecin ?

– Pas encore. Je suis en disponibilité depuis le début de l’année. Je reprends mon internat en pédiatrie en janvier. Il me reste encore deux ans d’étude.

   J’hoche machinalement la tête pour laisser à mon cerveau le temps d’intégrer ces dernières données.

– Et toi ?

– Moi ?

– Tu es étudiante en art ?

– Non, j’ai fait une école d’architecture à Paris et j’exerce dans une agence à Bordeaux.

– Génial, ça doit être vraiment chouette.

      Génial ?, me dis-je intérieurement. Il est en médecine, en tournée partout dans le monde avec son groupe de musique et il trouve génial un parcours aussi banal que le mien ? Je suis de plus en plus intriguée et me mets même à imaginer qu’il me mène en bateau.

        Je suis sur le point de l’interroger un peu plus sur ses études quand l’avion commence à prendre de la vitesse sur la piste pour le décollage. Je vois tout à coup son front se plisser, son regard s’assombrir et ses mains cramponner les accoudoirs. Il ferme alors les yeux et semble se concentrer sur sa respiration. Il passe sa langue sur ses lèvres et je vois ensuite celles-ci répéter les deux mêmes mouvements jusqu’à ce qu’enfin les roues de l’avion se détachent du tarmac pour laisser l’engin prendre de la hauteur. Je n’arrive pas à décoder le mot qu’il semble répéter en boucle.

– Ça va ?

– Ça va aller, me répond-il, comme s’il tentait de s’en convaincre lui-même.

      Je continue de regarder son visage crispé. Alors qu’il dégageait une parfaite sérénité, celui-ci est désormais tendu et les veines gonflées de ses mains viennent confirmer le stress qui parcourt son corps. Je ne sais pas quoi dire ou faire tant ce changement est impressionnant. Mais mes mains viennent envelopper la sienne par réflexe, avant même que je n’ai eu le temps d’anticiper et de programmer consciemment un mouvement volontaire.

     Nous restons ainsi quelques secondes avant que je sente ses muscles se relâcher et sa respiration reprendre un rythme normal. Il me regarde dans les yeux avant de les abaisser vers mes mains qui sont encore posées sur la sienne. Je les retire immédiatement dans un geste brusque et les repose sur le magazine posé sur mes genoux tout en détournant mes yeux droit sur le siège devant moi, me mordant les lèvres d’embarras.

     J’entends déjà les réflexions de Bastien quand je lui raconterai cette anecdote, lui qui se moque souvent de mes maladresses dès qu’il s’agit des garçons. « Victoire prend l’avion ». Il va rapidement trouver l’inspiration pour alimenter sa réserve à vannes. J’ai pourtant eu de belles histoires mais je me sens encore parfois comme une adolescente de série un peu niaise. Il faut dire qu’au fil des années, j’ai perdu confiance en moi. Même lorsqu’il s’agit simplement d’échanger avec un jeune homme de mon âge, je suis rapidement paralysée et ne sais pas comment rester naturelle.

     Si Oxy me perturbe autant, c’est sans doute parce qu’il me rappelle un peu Oscar, mon premier amour. J’entrais en seconde et passais tout mon temps avec ma meilleurs amie Meghan, arrivée avec sa famille d’Angleterre deux ans auparavant. Dès notre rencontre au collège, nous avions eu un coup de foudre amical et faisions tout ensemble. Oscar de presque deux ans son ainé passait son temps à nous provoquer : il était aussi brillant que sensible et il m’impressionnait. Mais lorsque nous le rejoignîmes au lycée, son regard sur moi changea et son attitude devint plus ambiguë, jusqu’à cette soirée de Noël lorsqu’il m’embrassa sous le gui. J’ai vécu toutes mes premières fois avec lui et notre histoire fut aussi belle que courte puisqu’il repartit en Angleterre à la fin de l’année scolaire pour intégrer la faculté d’Oxford afin de perpétuer la tradition familiale. Bien que nous nous étions promis de déjouer les statistiques concernant les relations à distance, les appels s’espacèrent et les mails se firent de plus en plus formels et succincts. Je le rejoignis pour fêter le réveillon avec lui mais le baiser de minuit mit un terme à notre histoire.

      A l’école d’architecture, je me laissai séduire par Valentin et Alexis mais ces aventures, encore aujourd’hui, me laissent un souvenir amer. Le premier se révéla être adepte de la polygamie et je m’en rendis compte bien trop tard malgré les alertes répétées de Bastien. Quant au deuxième, notre histoire fut aussi passionnelle que destructrice. Alexis était torturé et il me fallut du temps pour admettre que je ne parviendrais pas à le sortir de ses addictions. Nous avons passé deux ans à rompre et nous retrouver. Mais un soir d’hiver, sous l’effet des drogues, il se mit à accélérer sur une route de campagne sans vouloir ralentir, ne cessant de répéter que si nous mourions ensemble, il serait enfin libéré. Je dus le supplier à maintes reprises pour qu’il accepte enfin de se garer sur le bord de la route. Il m’abandonna au milieu de nulle part et c’est Bastien qui vint me chercher avec la ferme intention de retrouver Alexis pour exaucer lui-même son souhait de disparaitre. Mais ce dernier ne revint jamais à l’Ecole et personne n’eut jamais de nouvelle. Je mis du temps à me remettre de cette histoire et depuis mon arrivée à Bordeaux, je n’ai vécu qu’une courte aventure avec Marc, un stagiaire qui ne resta que quelques mois à l’agence, persuadée qu’Alexis a brisé quelque chose en moi et qu’il m’est difficile de faire à nouveau confiance. Bastien me dit souvent qu’il n’est qu’une excuse et que j’ai finalement toujours choisi des garçons qui allaient me quitter, comme pour alimenter moi-même un schéma vécu depuis l’enfance. Il a raison sans doute et j’avance petit à petit pour essayer de sortir de ce cercle vicieux mais ce n’est pas simple de parvenir à se faire violence pour ne pas refaire encore et encore les mêmes erreurs.

     Ce qui me met hors de moi, c’est de ne pas être capable de vivre le moment présent sans pression, sans imaginer que chacun de mes gestes ou paroles puissent avoir forcément une incidence et provoquer une réaction en chaîne qui finisse par me faire souffrir. Oxy essaie simplement de faire la conversation, par politesse sans doute et passer le temps, sans autre motivation particulière. Et le geste que je viens d’avoir envers lui ne devrait pas signifier autre chose qu’un réflexe humain. Dans un peu plus d’une heure, nos chemins se sépareront et au lieu de craindre ce qui pourrait arriver ou ce qu’il pourrait bien penser de moi, je devrais simplement tenter de passer un bon moment en sa compagnie.

     Oxy doit sentir mon malaise parce qu’il dégaine encore une fois son arme secrète :

– Merci pour le coup de main. Encore un peu et il aurait fallu sortir le masque à Oxygène…

    Je ris de bon cœur cette fois et rebondis sans trop réfléchir à ce que je risque en répondant à sa boutade :

– Oxy qui manque d’air, c’est quand même pas banal. Je comprends mieux d’où te vient ton surnom…

    Il rit à son tour avant de me répondre :

– Pas mal ! C’est vrai que ça pourrait marcher aussi mais c’est un surnom qui me suit depuis le lycée, depuis que notre prof de français de seconde me l’a affublé toute l’année. Ce n’est donc pas un raccourci pour Oxygène. En fait, c’est…

– Attends. Laisse-moi essayer de deviner. Ton prof de français ? Hum…

     Il ne me faut pas beaucoup de temps pour trouver la réponse à cette devinette. C’est tellement évident que c’en est même troublant. J’imagine très bien quel adolescent il pouvait être au lycée. Déjà un peu bohème sans doute mais tout autant curieux et intelligent. D’apparence indifférent au regard des autres mais probablement hypersensible et empathique. Un médecin rock star, ce n’est à priori pas compatible et pourtant je le vois parfaitement aussi crédible sur scène qu’un stéthoscope autour du cou. Un clown sérieux, un intellectuel instinctif, un jeune homme qui semble déjà avoir vécu des centaines de vie…

– Ravie d’avoir pu vous secourir Oxymore, conclus-je un grand sourire aux lèvres.

     Il me sourit à son tour en m’applaudissant :

– Bien joué. Mon ambivalence est donc si évidente ? Moi qui espérais être un peu plus mystérieux c’est raté.

– A vrai dire, je ne pense pas que quiconque ait encore pris pleinement conscience de la richesse de ton énigmatique personnalité…pas même toi !

– Je vais le prendre comme un compliment alors.

– Tu peux.

      Pour la première fois, je le vois perdre un peu de son assurance. Il semble touché et presque intimidé. Mais je ne suis finalement pas surprise. Il ne cherche pas à cacher les différents éléments de sa personnalité ou à tenter de les dompter pour rester en adéquation avec ce que les autres attendent de lui. Je suis heureuse que le destin ait par deux fois mis sur ma route ce garçon qui me permet de ne pas trop anticiper ce qui m’attend lorsque nous aurons atterri. Nos chemins n’auraient jamais dû se croiser mais je me mets à penser que ce n’est pas un hasard s’il est assis à côté de moi. Il est l’exemple même que tout n’est pas blanc ou noir, que l’on n’est pas destiné à rester figé dans une version unaire de nous-même, mais qu’au contraire, il faut accepter l’idée que l’on puisse être multiple. C’est finalement peut-être une force et non une faiblesse de sembler parfois contradictoire. Sans tomber dans la pathologie d’un trouble dissociatif de la personnalité, il est sans doute sain, de temps en temps, de laisser tous les pans de notre être s’exprimer sans tabou ou retenue.

– Qu’est-ce que j’ai gagné pour avoir trouvé?

– Laisse-moi réfléchir…

–Je peux choisir moi-même ma récompense ?

    Je lis dans ses yeux malicieux que cette requête lui laisse imaginer une demande tendancieuse alors je le stoppe rapidement avant qu’il ne se fasse trop d’illusions sur mes intentions.

– J’aimerais connaître ta véritable identité agent Oxy. Mais je promets de la garder pour moi et ne pas la révéler même sous la torture.           

    Il prend le temps de s’assurer que personne ne nous regarde, se penche vers moi et chuchote à mon oreille :

– Je suis l’agent spécial Thomas mais vous pouvez m’appelez Tom, Agent Vic.

Il se redresse sur son siège et je réplique en citant une réplique d’un film sur un célèbre agent secret français2 :

– « L'idée est que nous travaillons ensemble d'égal à égal. »

« On en reparlera quand il faudra porter quelque chose de lourd », complète-t-il en imitant à la perfection Jean Dujardin.

      Nous éclatons de rire tous les deux et passons le reste du vol à citer nos livres, films et chansons préférés. Lorsque le pilote annonce la descente vers l’aéroport Saint-Exupéry, notre bonne humeur se terne un peu. Alors que Thomas jette un œil par le hublot, il est interpellé par un de ses compagnons de tournée qui s’est levé et a rejoint nos sièges :

– Hey Oxy, t’as pensé à rappeler Marco pour les balances avant le concert de demain ?

    Mais avant même que Thomas n’ait le temps de réagir, il enchaine :

– Ah mais j’avais pas vu que tu étais en bonne compagnie, je voudrais pas casser ton coup. On en reparle à la descente de l’avion, ajoute-t-il en lui lançant un clin d’œil.

    Thomas s’apprête à lui répondre mais un stewart invite les dernières personnes encore debout à rejoindre leur place et boucler leur ceinture.

– Désolé pour ça, me lance-t-il. Nico n’est pas toujours super subtil.

– C’est rien t’inquiète.

         Aucun de nous deux ne sait comment relancer la conversation et Thomas reste le visage tourné vers le hublot jusqu’à l’atterrissage. Je le sens tendu tout comme lors du décollage mais il parvient à maîtriser sa peur cette fois. Lorsque nous sommes autorisés à détacher nos ceintures pour se préparer à sortir, nous restons immobiles pendant que les autres passagers s’activent déjà pour récupérer leurs affaires rangées dans les compartiments. Je prends finalement la parole :

–Vous jouez où demain ?

– Au Transbordeur à Villeurbanne. On fait la première partie de Tryo.

– Ouah, c’est vraiment super.

– On a intérêt à assurer. C’est jamais évident quand le public vient pour un groupe si charismatique. Surtout qu’on ne joue pas tout à fait le même genre de musique.

    Avant que je n'ai le temps de poursuivre la conversation, Nico et ses deux amis avancent dans l’allée. Il les aperçoit et me dit à voix basse :

– Il faudrait peut-être qu’on y aille.

– Oui bien sûr, ai-je juste le temps de répondre alors qu’il s’est déjà relevé de son siège.

       Je me lève à mon tour, me décale pour récupérer mon sac à dos et il en profite pour se faufiler et rejoindre la bande qui plaisante un peu plus loin. Des passagers avancent à leur tour et je me retrouve donc seule derrière eux. Je tente de l’apercevoir mais comprends qu’il faudra attendre la descente de l’avion pour pouvoir lui reparler et lui souhaiter bonne chance pour le lendemain. Je ne peux ignorer son changement d’attitude mais je suppose qu’il ne souhaitait tout simplement pas que ses acolytes en profitent pour nous chambrer encore une fois. Je parviens à croiser son regard en me penchant un peu sur le côté mais il détourne la tête dès qu’il m’aperçoit. Il n’en faut pas plus pour alimenter la machine à doute qui me sert de cerveau : Qu’ai-je bien pu faire ou dire pour qu’il m’évite ainsi ? A-t-il honte que ses amis puissent penser que nous avons sympathisé pendant le vol ? J’aurai sans doute la réponse rapidement puisque les premiers passagers commencent à descendre l’escalier jusqu’au bus qui nous ramènera au Terminal.

 

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1 Extrait du mémoire « La couleur au service du logement social en milieu urbain », Étude de cas : l'assainissement de l'îlot Firquet à Liège » par Ludovic Wannez, université de Liège.

2 OSS 117, Rio ne répond plus, réalisé par Michel Hazanavicius, 2009

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