Dès le lendemain, Kiaraan réclama à toute force de rentrer chez elle. Elle se remettrait mieux en étant entourée de sa sœur et de sa famille, assenait-elle à Bazil, qui refusait invariablement de la laisser partir. Ses blessures, lui répondait-il, étaient en bonne voie de guérison, mais elle devait attendre encore un peu. Or, la patience n’était pas la qualité première de Kiaraan. Et surtout, l’oisiveté forcée la conduisait vers des pensées qui l’effrayaient. Se retrouver seule avec elle-même, depuis son réveil, était sa plus grande crainte. Mettant un point d’honneur à ignorer Bazil, elle se distrayait donc en observant le ballet de l’activité quotidienne de Long’Ombre. Le matin, Kiaraan ne pouvait faire autrement que d’écouter les leçons dispensées par les Magisters de l’école, qui était malheureusement située juste à côté de l’office. Aux plus jeunes, on apprenait la géographie de Cildara, la capitale située à l’est, leurs montagnes tout à l’ouest, cernées par des plaines désertes d’un côté et par des falaises brumeuses et abruptes de l’autre. Les plus âgés, quant à eux, s’initiaient aux règles et aux interdits inhérents à leur caste. Depuis le Premier Concile, les Prédateurs ne pouvaient franchir le col de Dun, la frontière de leur territoire sans une bonne raison et en en référant au gouvernement au préalable. Sous prétexte que les Mues des Prédateurs étaient dangereuses pour les autres espèces, c’étaient eux qui se retrouvaient enfermés.
Kiaraan savait qu’un nombre toujours plus grand de ses congénères, mécontents de cette situation qu’ils considéraient comme dégradante, adhéraient aux idées des rebelles de la Cause. Elle repensa à la réponse que lui avait faite un des magisters quand elle lui avait demandé si la Cause pouvait être liée à l’agression de Lohim. Il lui avait répondu tout net que cela n’avait aucun sens. Car la Cause avait toujours eu pour objectif de défendre les oubliés de la Mue, les mécontents et les laissés pour compte.
L’autre règle essentielle de la vie du clan était le respect du Pacte qui régissait les relations entre les clans des montagnes. Ne pas se nuire ni s’attaquer les uns les autres. Alors pourquoi les Lupus auraient-ils bien pu agresser Lohim ? Pourquoi l’avaient-ils attaquée, elle ? Les relations entre leurs deux clans étaient tendues, dernièrement, mais ils n’avaient aucun intérêt à leur chercher querelle. Quelque chose ne collait pas.
Quand elle se lassait des leçons d’histoire, elle se tournait vers l’autre côté de la Clairière, vers le terrain d’entraînement, où les chasseurs s’adonnaient à leurs exercices quotidiens. Maintenant qu’elle avait, en quelque sorte, fait ses preuves, elle espérait que son oncle la laisserait rejoindre leurs rangs.
Pier n’était pas opposé à l’idée, elle le savait. « Attends ta première Mue, lui avait-il dit. Ensuite, parles-en à ton oncle. Mais ne te fais pas d’illusions, Kiaraan. Aucune femme n’a jamais été chasseuse. Chasseresse ? Tu vois, je ne saurais même pas comment te qualifier. » Quand cela ne suffisait pas, elle se concentrait sur le bocage de saules à soie qui se trouvait sur le coteau de la montagne en face d’elle. Elle suivait des yeux les sfiliers, une espèce de papillon endémique, qui butinaient paresseusement les fleurs des saules. Des éleveurs les surveillaient tout en discutant entre eux, tandis que des jardiniers récoltaient les fleurs pollinisées. Elle détestait le jardinage, les papillons qui voletaient toujours devant elle au mauvais moment. Et elle n’avait probablement jamais été aussi studieuse que ces derniers jours.
Mais tout valait mieux que de réfléchir sérieusement. Qu’était-il exactement arrivé dans la caverne ? Comment avait-elle fait pour s’en sortir vivante ? Quand elle était revenue à elle, à l’infirmerie, elle s’était crue morte. Elle ne s’expliquait pas comment elle avait pu sortir de ce tunnel. Ni à quel moment elle avait repris sa peau humane. Et pourtant, elle était en vie. Elle se rappelait avoir souhaité reprendre sa peau d’humane. Elle se rappelait avoir pensé que c’était le seul moyen pour que les loups perdent sa trace. Mais cela ne pouvait pas être aussi simple ! Personne ne pouvait contrôler sa Mue. On ne pouvait pas lutter contre la transformation, on devait s’y soumettre. Car la Mue était le sacrifice que la Mère exigeait d’eux, leur inévitable contribution à Sa vision du monde, le tribut grâce auquel ils avaient le droit d’exister. On ne pouvait pas muer volontairement, et pourtant, elle était là. Sans avoir le début du commencement d’une explication sur la manière dont elle avait réussi ce mirage.
Une fois de plus, elle dédia une prière à la Mère pour la remercier d’être encore en vie. Puis une autre pour La supplier de lui donner une explication. Et à chaque fois, Kiaraan se trouvait ridicule. Elle croyait en la Mère, bien sûr, comment aurait-elle pu faire autrement ? Mais elle n’avait jamais été du genre à prier ou à attendre que la vie agisse à sa place. Elle préférait la devancer. Seulement, dans ce cas précis, elle ne savait pas quoi faire d’autre.
*
Quatre interminables jours plus tard, Bazil autorisa enfin Kiaraan à rentrer chez elle. Ses blessures étaient quasiment refermées. Si elles l’élançaient encore, Kiaraan faisait de son mieux pour montrer un visage serein. Elle préférait souffrir mille morts plutôt que de rester une minute de plus enfermée. Au milieu de la matinée, Diorann vint la chercher pour la raccompagner chez leur oncle, ce qui horripila Kiaraan. Elle s’estimait parfaitement capable de parcourir les quelques centaines de mètres qui la séparaient de la maison. Avant de sortir, elle noua autour de sa taille le laré vert qui symbolisait son passage à l’âge adulte. Le porter était un honneur, un hommage discret à tous ceux qui ne revenaient pas de leur Mue. La simple couleur de son vêtement la faisait changer de statut, de privilèges, de rôle au sein de son village, et lui conférait la même légitimité que tous les autres.
Kiaraan se sentait légèrement mal à l’aise en l’enfilant. Elle avait l’impression de mentir à tout le monde. Avec un soupir résigné, Kiaraan frotta son tatouage et rejoignit sa sœur à l’extérieur. Sortir dans cette tenue lui donna le sentiment d’avoir vieilli, de n’être plus la même et de ne plus avoir de temps à accorder à l’insouciance. Elle n’avait été absente qu’une dizaine de jours, mais cela avait suffi pour la transformer.
Diorann ne fit que pépier pendant le trajet, lui racontant les dernières anecdotes, les événements qu’elle avait ratés. Kiaraan oublia sa mauvaise humeur en observant ses semblables, curieuse de goûter l’atmosphère du village depuis son retour. Tous ceux qu’elle croisait la saluaient d’un air presque solennel. Les visages étaient graves, sévères, les gestes nerveux, et nombreux étaient ceux qui portaient une arme au côté.
― Qu’est-il advenu de Lohim, au fait ? questionna la jeune fille en jouant avec une de ses mèches de cheveux.
― Il s’est complètement remis de ses blessures. Il est sorti de l’office de soins le lendemain de ta disparition. Il est entré chez les chasseurs, précisa-t-elle en lançant un regard oblique à sa sœur.
Celle-ci s’obligea à garder un visage impassible, tandis qu’elle oscillait entre l’espoir qu’on lui accorde le même privilège et la peur qu’on le lui refuse pour la seule et inique raison qu’elle était une fille.
― Kei est passé à la maison, au fait, la relança Diorann au bout d’un moment.
― Ah bon ? Pourquoi ?
— Il n’a pas osé venir te voir à l’office, apparemment. Il voulait que je te transmette ses … ses vœux de rétablissement.
Le ton vague de sa sœur n’échappa pas à Kiaraan.
— Je vois… il n’a rien dit d’autre ?
— Eh bien … je ne sais pas ce qu’il s’est passé exactement, mais il souhaitait s’excuser.
Pour le coup, Kiaraan s’arrêta net.
— Tu rigoles ? Il t’a demandé de jouer les messagères, c’est ça ?
La moue penaude de Diorann lui fournit la réponse.
— Je n’en reviens pas ! S’il veut que je lui pardonne, qu’il me le demande en personne ! s’écria Kiaraan.
Elle grinça des dents tout le reste du trajet, la chevelure hérissée de fureur. Une fois devant la porte, Diorann s’excusa, elle devait se rendre à son apprentissage et avait déjà trop traîné. Elle enjoignit Kiaraan de ne pas se surmener et la serra maladroitement dans ses bras. La jeune fille regarda décroître la silhouette de Diorann tandis qu’elle reprenait le chemin inverse. Elle n’aimait pas que sa sœur s’inquiète pour elle. Ce n’était pas son rôle. La bouche pincée de contrariété, elle entra dans la maison sans plus s’attarder. Ce fut comme si elle était passée brusquement sous une cascade de montagne. Le contraste entre la température étouffante du dehors et la fraîcheur de l’intérieur lui donna des palpitations. Le temps que ses yeux s’accoutument à la pénombre ambiante, ses oreilles l’informèrent que l’endroit était désert. On n’entendait que le craquement des arbres alentour sous la chaleur. Kiaraan rêvait d’un bain. Elle se dirigea vers la salle d’eau, au fond du couloir devant elle. Au passage, elle empoigna le seau restant, et elle versa l’intégralité de son contenu dans le bassin creusé au milieu de la pièce. La chaleur contenue dans les entrailles de leurs montagnes ne tarda pas à réchauffer l’eau. En sifflotant gaiement, elle se déshabilla, jeta ses affaires dans un coin et se plongea avec délices dans l’onde tiède.
Elle ferma les paupières, et une émotion indéfinissable la saisit à la gorge, si forte que ses yeux se remplirent de larmes. C’était comme si elle attendait ce moment précis pour réaliser qu’elle était bien vivante. Qu’elle s’en était sortie. La Mère l’avait emportée, et relâchée. Kiaraan refusa de songer au prix qu’il avait fallu payer, à ce que la Mue avait changé en elle. Bercée par le clapotis discret de l’eau et par la douce symphonie de la forêt, elle se laissa gagner par l’engourdissement et perdit toute notion du temps. Curieusement, son expérience dans les bois ne parasita pas ses pensées, elle se surprit même à apprécier les bribes de souvenirs qui lui revenaient. La poussière qui s’estompait laissait apparaître une nouvelle version d’elle-même.
*
Des voix s’affrontant dans une discussion animée la réveillèrent un peu plus tard. Peinant à ouvrir les yeux et se maudissant de s’être endormie, elle se redressa dans son bain en faisant jaillir une grande gerbe d’eau. Kiaraan reconnut son oncle Arnen, avec son timbre profond et calme. L’autre était celui de Pier, tout aussi grave mais courroucé, indigné même. Il s’était passé quelque chose. Tâchant de rester immobile, la jeune fille dressa l’oreille.
― … pas voulu le laisser entrer dans le village, disait Pier. Le pauvre bougre a dû repartir sans même qu’ils lui aient accordé un peu d’eau. Et ils l’ont renvoyé sans aucune réponse à ta missive !
― Allons, calme-toi, Pier. Cela m’étonne de Lyria, mais il peut y avoir une douzaine d’explications.
― Que suggères-tu ?
― Comme je l’ai dit au Conseil, je ne provoquerai pas une guerre avec les Lupus sans preuves. Non, je ne vois qu’une solution : envoyer un contingent directement là-bas.
― Un groupe armé ?
― Surtout pas. Ils se feraient massacrer. Les Lupus sont de grands soldats, leur position parmi les clans Prédateurs est puissante. Non, ce sera une mission diplomatique.
― Ils risquent de ne pas les recevoir non plus, grommela Pier.
― Je sais. C’est pour cela que je parle de diplomatie. Je veux des gens discrets et capables d’aller chercher les informations là où elles se trouvent.
― Je vois, fit Pier d’un ton bref. Qui, et combien ?
― Tu seras le chef de l’expédition. Choisis des hommes entraînés et prudents. Pas plus d’une dizaine. Vous serez pris au sérieux sans être menaçants. Vous partirez dès ce soir.
― Je sais bien que la nuit ne nous empêche pas d’y voir clair, grogna Pier, mais on ne pourrait pas, je ne sais pas moi, dormir un peu ?
― Vous devriez être en vue de leur village demain soir, poursuivit Arnen sans tenir compte de l’interruption. Ils ne s’attendront pas à vous voir arriver le soir, et vous aurez le temps d’observer leurs défenses. Si tout va bien, vous serez de retour dans quatre ou cinq jours. Les voix s’éloignèrent jusqu’à ce que le silence règne à nouveau dans la maison. Les yeux brillants d’excitation, Kiaraan sortit de l’eau devenue froide et rassembla ses affaires avec de grands gestes fébriles. La jeune fille était à deux doigts d’y voir un signe de la Mère. Si elle voulait des réponses, elle devait partir elle aussi.
J'ai hâte de voir kiaraan se battre contre sa condition de femme et avoir sa place au sein des chasseurs (j'adore l'idée qu'ils ne savent pas comment la nommer chasseuresse/chasseuse....).