Le passage du jour à la nuit, à Long’Ombre, était toujours une heure dorée. La lueur du soleil déclinant effleurait le monde en un scintillement chaleureux. Les silhouettes des feuilles dansaient dans le contre-jour. La terre meuble, foulée par des dizaines de pieds tout le jour, exhalait sa lassitude sous la caresse des rayons de lumière. C’était aussi le moment où, le travail terminé, chacun se retrouvait à la Clairière pour se détendre et partager une boisson revigorante. L’aubergiste du bourg servait des verres d’alcool de menthe et des chopes de sornen, fabriqué à base de blorren fermenté. C’était l’heure de l’insouciance, où la Mère permettait à chacun d’oublier ses tracas et de simplement profiter de ce soleil qu’elle leur dispensait. Mais ce soir, cette atmosphère de quiétude était troublée par les allées et venues d’hommes silencieux, équipés pour une longue expédition. Ils s’assemblaient à la limite ouest de la Clairière, où les flancs des montagnes se resserraient en une étroite faille. Là s’élevaient les premiers troncs d’un bois qui ne voyait presque jamais la lumière. Le chemin qui y serpentait était l’unique voie qui permettait d’entrer ou de sortir de Long’Ombre. Les seuls à l’emprunter étaient les Chasseurs, les émissaires de toutes sortes et les Sylves chargés d’entretenir et parfois de couper les arbres, quand le village en avait besoin. De par leur fonction, tous les hommes connaissaient la forêt, mais cela ne les empêchait pas de se sentir nerveux. C’était dangereux, tout le monde le savait. Aussi, les regards étaient inquiets et les visages, fermés. Parmi les membres de l’expédition, quelques-uns murmuraient des prières, tandis que d’autres, accroupis, frottaient une poignée de terre entre leurs mains, comme pour s’imprégner de la protection de la Mère. Quand l’obscurité eut avalé jusqu’à leurs pieds, chacun empoigna une haute perche de bois dur, enduit sur toute sa longueur d’un suc phosphorescent que les éleveurs tiraient des sfiliers. Ainsi équipé, le groupe se mit enfin en route et s’enfonça sans tarder sous le couvert des branches. Là, une silhouette se détacha furtivement des ombres et suivit le contingent à bonne distance.
Sous les arbres emmitouflés de pénombre, la température descendait vite. Kiaraan se félicita de s’être habillée chaudement et rabattit son capuchon sur son visage. Elle espérait pouvoir rester cachée, hors de la vue de Pier, le plus longtemps possible. La lumière ténue de son bâton lui permettait à peine de discerner où elle mettait les pieds, elle trébuchait sans cesse, mais cela lui importait peu. Rationnellement, elle savait que c’était folie d’être là. Si elle était repérée, elle serait entravée jusqu’à leur retour et jugée pour désobéissance. Sans parler des dangers qu’une telle expédition présentait pour sa propre vie. Mais, pour la première fois depuis longtemps, l’espoir lui faisait battre le cœur et son corps était empli d’une énergie fourmillante. Ce qui était arrivé à Lohim avait pu arriver à d’autres. À sa mère, peut-être.
Kiaraan frotta son tatouage. Depuis le début, elle ne croyait pas à la version habituelle de la transformation définitive. Ce n’était tout simplement pas possible. Sa mère pressentait toujours la métamorphose, elle l’aurait prévenue. L’étrange comportement des Lupus lors de sa Mue n’avait contribué qu’à renforcer ses doutes. Elle devait comprendre ce qui s’était véritablement passé ce jour-là. Pourquoi les Lupus l’avaient-ils attaquée ? Avaient-ils aussi agressé Lohim ? Et pourquoi ? Etaient-ils responsables de l’augmentation des disparitions au sein du clan ? Il fallait qu’elle sache, et elle n’avait pas hésité une seconde à se joindre à la mission. Même la pensée de la réaction de Diorann quand elle découvrirait son lit vide le lendemain matin ne l’avait pas freinée. Toute la journée, elle avait été tentée de tout lui dire, mais sa sœur aurait insisté pour venir, et il était hors de question qu’elle la laisse faire. Elle-même ne voyait pas de problème à se mettre en danger, mais elle refusait d’entraîner Diorann avec elle. Plusieurs fois, elle eut envie de faire demi-tour pour enlacer sa sœur. Mais elle avait fait son choix. Il était trop tard, et son cœur se serra.
Perdue dans ses réflexions, le regard fixé sur ses pas hésitants, elle ne remarqua qu’au dernier moment que le groupe s’était arrêté, et elle s’immobilisa aussitôt, le cœur battant. En respirant aussi doucement que possible, consciente de la dangereuse proximité des hommes de Pier, elle se mit à reculer discrètement.
Jusqu’à ce qu’elle écrase un pied, derrière elle, qui n’aurait pas dû se trouver là. À l’exclamation, vite étouffée, qui en résulta, elle reconnut celle qui la suivait.
― Oksa ?! C’est toi ? chuchota-t-elle, estomaquée.
― Kiaraan !
― Chuuuut ! Tu vas nous faire repérer !
Oksa plaqua une paume sur sa bouche et vérifia de tous les côtés. Personne n’avait réagi à son éclat de voix. De fait, la troupe repartait. Eberluée, Kiaraan dévisagea la nouvelle venue pendant un long moment. Que diantre faisait-elle là ?
― Eh bien quoi ? finit par lancer Oksa d’un ton brusque.
En évitant le regard de Kiaraan, Oksa passa devant elle et se lança d’un bon pas sur les pas des chasseurs. Sans cesser de secouer la tête, la jeune fille la suivit également.
*
De longues heures plus tard, le groupe fit enfin une pause. Ils avaient marché sans s’arrêter depuis leur départ, prenant juste le temps de vérifier le chemin qu’ils empruntaient. Même pour Pier, malgré toute sa détermination, le trajet avait été éprouvant. La forêt, qu’il connaissait si bien le jour du fait de ses nombreuses missions de surveillance, se métamorphosait complètement, la nuit venue. Tous ses repères en étaient bouleversés. Il avait d’emblée été frappé par la puissance des fragrances. L’odeur lourde de la terre qui s’effritait sous leurs pieds, le parfum piquant des épines qu’ils piétinaient, le mélange était si prégnant qu’il leur avait un moment tourné la tête. D’innombrables craquements, bruissements, cris et grognements accompagnaient leur marche. Le moindre souffle de vent dans les feuilles les faisait frissonner. Leurs bâtons diffusaient une lueur fragile qui suffisait à peine à combattre les ténèbres environnantes. Ils se fatiguaient les yeux à force de vouloir en percer les pièges et les mystères. Pier avait beau leur répéter que les animaux qui peuplaient ces bois étaient inoffensifs, qu’ils n’avaient rien à craindre, lui-même n’était pas serein. Pour rien au monde, il ne l’aurait reconnu, cependant. Aussi il s’appliquait à marcher d’un pas assuré, pour montrer l’exemple et fortifier ses troupes. Il avait une confiance totale en ses capacités à les mener sans encombre jusqu’à leur destination. Malgré tout, il avait l’impression de ressentir le mécontentement de la forêt suite à leur intrusion. Il regrettait presque qu’un Sylve, ces maîtres des arbres ne soit pas présent pour leur garantir un trajet sûr. Pier jeta un coup d’œil derrière lui. Il n’avait emmené avec lui que ses meilleurs guerriers, les plus expérimentés. Il fit signe à son second de prendre le premier tour de garde, s’adossa à un tronc et vérifia une dernière fois que tout le monde était là. Les traits tirés des hommes trahissaient leur fatigue. Leurs bâillements se répondaient d’un bout à l’autre du bivouac. Certains s’étaient étendus tout de suite, d’autres dévoraient un mélange de blorren de la dernière récolte et de fruits séchés. Pier passa une main lasse sur son visage. La nuit avait été rude, et ils repartiraient avant l’aube. Sans plus résister, il s’allongea sur le sol et se tourna sur le côté pour offrir le moins de surface corporelle aux racines qui lui labouraient sournoisement le dos. Il lui arrivait régulièrement de dormir dans la nature, pourtant c’était toujours une expérience déstabilisante. Dans l’obscurité, tous les sons prenaient plus de profondeur, ils paraissaient si proches et lointains à la fois qu’il ne parvenait jamais à en situer la source. Le moindre craquement de branche était assourdissant dans le silence feutré de la forêt. Cette nuit, sans doute parce qu’il n’avait pas veillé dehors depuis un moment, son oreille était sans cesse alertée par des sons inhabituels. N’était-ce pas un bruit de pas qu’il entendait ? Et là, le frottement d’une cape que l’on dénoue ? Il lui semblait percevoir des chuchotements, mais quand il se concentrait dessus, plus rien ne lui parvenait. Pier finit par s’assoupir, bercé par les voix de la forêt.
*
Oksa et Kiaraan s’étaient arrêtées à une cinquantaine de mètres du groupe, cachées derrière trois résineux au feuillage serré, qui diffusaient une odeur sucrée et entêtante. Dans un silence tendu, Kiaraan étendit sa cape sur un lit de fougères et sortit quelques provisions de son sac. À deux mètres d’elle, Oksa faisait de même sans jamais regarder dans sa direction. Tout en mâchonnant des galettes de blorren et un peu de fromage, Kiaraan se creusait la tête. Qu’est-ce qui avait bien pu motiver Oksa, qui n’aimait ni son prochain, ni la nature, à intégrer l’expédition ? Qu’espérait-elle trouver à Nevadis ? Et puis, Kiaraan se souvint. La sœur d’Oksa n’était pas revenue de sa dernière Mue. Se pouvait-il qu’elles soient parvenues aux mêmes conclusions ? Etait-elle hantée, elle aussi, par une personne qu’elle ne pouvait laisser partir ? Terrassée par la fatigue, Kiaraan s’endormit en se réjouissant beaucoup plus de sa présence qu’elle ne l’aurait pensé.
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La forêt laissait à peine percer les rayons de soleil du matin quand ils repartirent. Les quelques heures de sommeil que Kiaraan avait engrangées lui parurent bien insignifiantes. Avec un bâillement qui ouvrit son visage en deux, la jeune fille replaça son paquetage sur ses épaules. Elle n’avait même pas eu le temps de manger. Oksa et elle s’étaient réveillées en sursaut, en entendant que le groupe se remettait en route. Toutes deux avaient sauté sur leurs pieds, avaient rassemblé leurs affaires à toute vitesse et s’étaient précipitées en silence sur les traces de la troupe. Malgré leur vigilance, Kiaraan était sûre qu’elles avaient fait du bruit en empaquetant leurs couvertures ou en enfilant leurs manteaux, sans parler des froissements de feuilles et des craquements de branches inévitables quand on marche en forêt.
Roulant des épaules pour assouplir son dos ankylosé, Kiaraan pensa que ce voyage paraissait bien moins attirant et excitant, vu de ce côté. Elle n’avait pas anticipé les courbatures, la fatigue, l’inconfort de ce genre d’expéditions et se jugeait puérile et inconsciente. Et si elle trébuchait et se cassait une jambe ? Si elle se perdait ? Si elle était repérée et que Pier décide de l’abandonner là ? Et si elle était blessée ou tuée pendant un combat ? Ou pire, capturée ? Même si elle savait se battre, qu’elle se préparait pour ce moment depuis des années, elle ne possédait pas l’entraînement des Chasseurs. Si Pier l’avait acceptée en tant qu’apprentie Chasseresse, il aurait pu en être autrement. L’esprit assombri, elle ravala la bile qui lui montait à la gorge. Elle montrerait à tout le monde de quoi elle était capable. Elle leur prouverait qu’elle était à sa place. Il valait mieux, de toute façon. Si elle ne les convainquait pas, elle serait probablement envoyée chercher du quarill au fin fond des tunnels en guise de punition. Et adieu ses rêves de devenir la première Chasseresse.
La jeune fille jeta un coup d’œil à sa compagne inattendue et réprima un sourire. Devant ses traits tirés et sa mine chiffonnée, Kiaraan sut que cette première nuit à la belle étoile n’avait pas dû être reposante. Les yeux fixés droit devant elle, Oksa évitait toujours de la regarder. Kiaraan allait devoir faire le premier pas si elle voulait entendre le son de sa voix. — C’est pour Lexa que tu es là, je me trompe ? attaqua-t-elle.
Pour la première fois, Kiaraan aperçut ses pupilles méfiantes à moitié dissimulées sous sa frange brune.
— Qu’est-ce que ça peut te faire ? Je suis là, point.
— On se retrouve ensemble dans ce périple, j’ai le droit de m’intéresser, non ? répliqua Kiaraan d’un ton qui pouvait encore passer pour cordial.
— Certes, tu as le droit.
Le silence s’installa à nouveau et Kiaraan inspira longuement par le nez. Pourquoi, par la Mère, pourquoi avait-il fallu que ce soit Oksa ?
— Et donc ? finit-elle par relancer quand elle comprit que sa comparse ne poursuivrait pas.
— Laisse tomber, Kiaraan, tu veux bien ? Ce n’est pas parce qu’on se retrouve coincées l’une avec l’autre qu’on est obligées de devenir copines. Est-ce que moi je te demande pourquoi tu es là ?
— Oh là, si tu le faisais, la face du monde en serait changée à jamais, persifla Kiaraan.
— Mais je le sais déjà, répondit Oksa en l’ignorant. Contrairement à toi, je fais marcher ma cervelle avant d’agir. Tu espères trouver des indices sur ce qui est arrivé à ta mère, ce qui est évident. Réfléchis un peu, et tu sauras pourquoi je suis là moi aussi.
Kiaraan en resta coite. Elle rougit, sans savoir si c’était la gêne de ne savoir quoi répondre ou l’indignation d’être traitée de la sorte. Et puis, après tout, pourquoi se donnait-elle autant de mal ? Oksa n’avait visiblement aucune envie de se rapprocher d’elle, et bien soit. Elle s’en moquait.
Le silence qui s’ensuivit fut à peine troublé par le bruit de leurs respirations.
*
Ils surent qu’ils approchaient du village des Lupus quand ils commencèrent à grimper. Dans cette partie de la forêt, tout leur semblait farouche et immense. Habitués à leur vallée retirée, à leurs bocages, aux flancs des montagnes recouverts de saules, de sfiliers et de frênes, ils étaient déroutés par le chaos sauvage de la végétation qui les entourait. Racines, branches noueuses, arbustes hérissés d’épines, mares cachées sous d’épais feuillages, toute la flore paraissait concourir pour leur faire obstacle. Même le vent chaud et acéré, plus puissant dans ces hauteurs, leur criait son hostilité. Fébriles et circonspects, jetant de fréquents regards autour d’eux, les hommes marchaient en observant un silence qui répondait à celui qui régnait sous les frondaisons. Ils n’étaient pas les bienvenus.
*
Pier fit gravir au groupe une saillie rocheuse à quatre pattes, au bord de laquelle ils se penchèrent. Toujours dissimulées, Kiaraan et Oksa s’approchèrent le plus possible et tendirent l’oreille.
― Regardez dans les arbres, suggéra le chef à mi-voix.
Les yeux se levèrent, et la même expression stupéfaite se peignit sur tous les visages. Posées au milieu des feuilles, des maisonnettes en bois étaient érigées sur les branches basses de plusieurs arbres épais et puissants. Petites, à l’air fonctionnel, elles étaient solidement amarrées à la base des plus grosses branches, leurs toits se perdant dans le feuillage supérieur. Reliées les unes aux autres par des lianes ou des ponts de cordes, elles étaient ouvertes à tout vent. Des hamacs étaient suspendus de-ci, de-là, et leurs étoffes se balançaient doucement au gré de leurs occupants. C’était une image de quiétude à laquelle personne ne s’attendait, et tous restaient interdits et curieusement hésitants.
Au bout de la file d’yeux et de nez, Oksa et Kiaraan découvraient avec un ébahissement similaire ce nouveau monde qui s’offrait à elles. Partagées entre émerveillement et méfiance, elles s’étaient rapprochées du bord, profitant de ce que les autres regardaient ailleurs.
― Regarde, chuchota Kiaraan au bout d’un moment.
La jeune fille pointa le menton vers un arbre non loin d’elles. Plusieurs individus étaient rassemblés sur la branche la plus basse et semblaient discuter. Elles étaient trop loin pour distinguer leurs traits, mais à part leurs cheveux d’une drôle de couleur grise, on aurait pu aisément les prendre pour des Ursi. Puis l’un d’eux attrapa une liane et se laissa tomber au sol avec grâce. Les deux filles échangèrent un regard ébahi. Quel était donc ce clan capable de telles prouesses ? Absorbées par leurs découvertes, les deux jeunes filles ne virent pas que le groupe reculait prudemment vers l’abri des arbres. Elles n’entendirent pas les pas qui s’approchaient d’elles.
― Au nom de la Mère, qu’est-ce que vous faites là ? les assomma la voix de Pier tandis qu’il les tirait en arrière.
Bref hâte d'en apprendre plus !