Chapitre 5

         Deux jours et deux nuits étaient passés depuis le départ de Shy’r. La côte n’était plus qu’à une vingtaine de kilomètres et elle sentait sa queue se fendre un peu plus à chaque mètre parcouru. Une plaie béante s’ouvrait en plein milieu de sa nageoire alors que les coupures cérémonielles venaient à peine d’arrêter de la lancer.

Elle pensa à ses sœurs, ne comprenant pas pourquoi elle était obligée de s’épuiser, tandis que les autres voyaient leurs écailles se changer en jambes en silence et marchaient comme de véritables humaines. Comme si la consommation de chair – d’une quantité abondante qui plus est – n’était pas plus que suffisante pour atteindre le rang d’Oracle du clan. Elle pensait aux deux cents lames qui l’avaient tailladée lors de la cérémonie et aux dizaines de cadavres qu’elle avait cachés à ses concurrentes lorsqu’elle n’était qu’Apprentie. Elle aurait dû être furieuse du sort réservé aux divinatrices, mais la côte n’était plus très loin et chacune de ses préoccupations vivait en son temps.

Shy’r se faufila plus à l’Est, près de l’ancien port du village. Le lieu était si désert et l’odeur si infecte que même les mouettes évitaient l’endroit. Le cimetière de bateaux formait un véritable labyrinthe sur les docks et les vieilles caisses qui traînaient sur l’ancienne route semblaient figées dans le temps.

La sirène s’accrocha au ponton et se hissa en étouffant le râle de douleur qui s’échappait de sa poitrine. Ses poumons la brûlèrent tout à coup, tandis que ses jambes s’étaient enfin formées, sectionnant le dernier tendon qui les maintenait en queue de poisson au passage.

Pour la première fois depuis des jours, elle était immobile, nue, exténuée. Les dernières gouttes de mer glissaient de son corps sur le bois humide. Ses mains se perdirent dans ses cheveux tressés en locks. La transformation était complète. Pour la première fois de sa vie, Shy’r était humaine. Et elle était ravie.

         Sa queue avait déjà été fendue, sa voix avait déjà été moins profonde, ses poumons avaient déjà pris le relais sur ses branchies, mais c’était bien la première fois que tout opérait en même temps. Magiquement.

         Elle se hissa sur ses pieds larges et contempla son ventre rond et le petit creux qui le soutenait, là où d’habitude apparaissait sa nageoire. Ses ongles étaient blancs, ses cheveux noirs et ses bras étaient nus. Entièrement nus. Ses apparats de divinatrice avaient disparu, ou du moins s’étaient réunis en un collier de coquillages qui décorait fièrement sa poitrine. Il lui fallait des vêtements.

         Shy’r marcha non sans difficultés jusqu’à la caisse la plus proche et plongea ses mains dedans. Au fond se trouvait un sac en toile, celui de ses sœurs aventurières et chercheuses qui venaient au village de temps à autre. Elle en sortit de quoi se vêtir convenablement selon les coutumes du village et enfila une robe blanc crème dont les manches en dentelles laissaient entrapercevoir sa peau foncée, des bottines noires et un foulard de la même couleur pour cacher ses cheveux. Shy’r se surprit à penser à la femme d’Ona qui se vêtait de la même façon. Son cœur rata un battement. Ona la trouvait toujours aussi belle malgré leur séparation, peut-être devait-elle également les réconcilier ?

         Avaient-elles seulement envie de l’être ? Shy’r n’aurait pas la réponse sans en parler à Khulai, mais elle devait d’abord lea trouver. Elle avait senti sa présence sur la plage, mais jamais elle ne pourrait l’approcher avec sa mère à ses côtés. Elle décida alors de sortir du port et d’emprunter la route du village. Shy’r se souvenait des sorties en famille d’Ona, celles qu’elle avait chéries jusqu’à ses derniers instants lorsque ses poumons se remplissaient d’eau. Elle avait pensé à une fontaine dont la statue, ironiquement, était une sirène aux yeux jaunes.

Ah’mir, la mère de toutes les sirènes.

Sa légende était contée de la même façon chez les sirènes et chez les humains. Elle était brave, forte. Divine. La seule digne de leur admiration.

         Toutes les familles avaient déjà regagné leur maison. Le soleil était prêt à se coucher et la place était déserte, à l’exception d’un chien qui dormait aux pieds du bassin central. Ses pattes sales étendues sur les pavés grattaient l’air avec agitation et sa queue poilue frappait le socle du monument. Shy’r avait entendu dire que les chiens pouvaient rêver dans leur sommeil, tout comme les humains. Les sirènes n’avaient pas cette chance. Elle voulut s’approcher pour le caresser quand une voix l’appela :

« Excusez-moi, c’est mon chien. »

         Bien que Shy’r n’aperçut aucune agressivité dans la voix de l’inconnu, elle n’osa plus bouger d’un pouce.

« Enfin je devrais plutôt dire que c’est le chien que je garde. En tout cas il est sourd et si vous vous mettez à le caresser sans prévenir, il risque d’avoir peur. »

         Tout en parlant, la personne avait avancé au niveau de la grosse femme et s’était postée près d’elle. Les deux silhouettes continuèrent d’admirer les lumières des lampadaires illuminant le poil couleur miel de l’animal.

« À qui est-il ?

— À ma mère, répondit l’inconnu en allant réveiller le chien.

— Elle m’aurait certainement tapé sur les doigts si j’avais fait peur à son chien, n’est-ce pas ? rit Shy’r.

— Elle aurait fait pire que ça, rebondit-iel.

— Je n’ai pas intérêt à la croiser alors.

— Vous n’avez pas à vous en faire pour ça. »

         Sa voix s’était assombrie et sa silhouette ne paraissait n’être plus qu’une ombre. Shy’r voulut s’excuser. Quelles étaient les coutumes humaines dans un cas pareil ? Mais elle n’eut pas le temps de trouver la réponse que l’inconnu s’était déjà retourné vers elle, un sourire franc sur son visage bronzé.

« C’est plus que Le Vieux et moi. »

         Ses cheveux roux, ses dents du bonheur, ses yeux roses : elle l’avait reconnu tout de suite. Khulai. Iel était là et ne la reconnaissait pas. Elle l’avait vu grandir au travers d’Ona et s’y était plus attachée qu’elle voulait bien l’accepter. Des larmes s’échappèrent sans qu’elle ne puisse les contenir et iel lui tendit un mouchoir en tissu en s’excusant, persuadé d’être la cause de la tristesse de la femme qu’iel venait de rencontrer. Iel s’assit finalement et l’invita à le rejoindre aux côtés du Vieux. Le cœur serré, Shy’r se laissa glisser contre la pierre encore chaude de la journée passée au soleil.

« À dire vrai : je ne suis pas du coin. Je suis venue exprès pour voir votre mère et faire votre connaissance, alors tout cela me chamboule un peu.

– Vous connaissiez ma mère ?

– Je connais Ona. »

         Khulai recula d’un bond.

« Ce n’est pas ici que vous la trouverez.

– Je sais. J’étais venue me présenter à votre autre mère, Amé, mais j’arrive trop tard apparemment. »

         Il y eut un silence.

« Combien de temps cela fait ?

– Six mois. Mais qui êtes-vous au juste ?

– Je m’appelle Shy’r, je suis une amie d’Ona. Elle m’a envoyé vous donner des nouvelles, si l’on peut dire.

– Pourquoi n’est-elle pas venue d’elle-même ? Avait-elle peur de revoir ma mère à ce point ? »

         Iel s’était relevé, la voix arrachée par la colère et la tristesse.

« J’aimerais tout vous expliquer au chaud, si vous le voulez bien.

– Ouais. D’accord. Allons chez moi. »

         Iels marchèrent en silence jusqu’à la maisonnette plaquée entre deux boutiques de la vieille ville. La nuit était tombée, le vent soufflait fort dans les cheveux orangés de Khulai. À peine arrivé devant la porte, Le Vieux gratta cette dernière de toute l’énergie qui lui restait. Khulai lui ouvrit avec nonchalance et laissa entrer Shy’r qui découvrit immédiatement ses cheveux.

« Qu’est-ce que vous faites ?

— On est à l’intérieur, je retire mon foulard.

— Si c’est ce que vous faites chez vous, allez-y.

— Ce n’est pas ce qu’on fait ici ?

— Non. Enfin, ça dépend des gens. Ma mère Amé se couvrait en intérieur quand on avait de la visite.

— Je sais. »

         Il y eut un moment de flottement dans l’air. Shy’r s’installa à la grande table en bois clair et observa autour d’elle. La pièce à vivre était sombre, à peine éclairée par les bougies que Khulai allumait sur son passage. La table basse, contrairement à celle où était installée Shy’r, présentait un grand désordre. Des cartes et des lettres la jonchaient, créant une pile plus haute que le coffre à bijoux posé à leur côté. Au-dessus du buffet trônait fièrement un vieux portrait de la famille dont le cadre était usé. La cuisine, par contre, étincelait. Le cuivre des ustensiles brillait, le four avait été nettoyé de fond en comble durant les derniers jours et des fleurs fraiches décoraient le plan de travail. Ce ne fut qu’en apercevant les différentes herbes pendues au plafond que Shy’r s’attarda sur ce qu’elle sentait. Il y avait quelque chose qui infusait et sur lequel Khulai était des plus concentré. Le Vieux ajoutait cette odeur de chien mouillé qui embaumait toute la maison. Et quelque part au milieu de tout ça, Shy’r sentit un gâteau. Celui que préparait Amé quand il pleuvait. Son cœur se serra en voyant Khulai lui tendre un morceau.

« Je l’ai fait ce matin.

— Mais il n’a pas plu. »

         Elle se mordit la langue, mais Khulai ne releva pas et versa du thé dans deux tasses.

« Alors ? Comment va ma mère ?

— Si tu le veux bien, j’aimerais d’abord te poser des questions à propos du départ de ta mère.

— Tu aurais pu les lui poser à elle.

— J’ai déjà sa version, je veux la tienne. Comment tu l’as vécu ? Qu’est-ce que tu sais ? »

         Khulai soupira pour se donner du courage, avala un morceau de gâteau et se mit à parler en continuant de mâcher :

« Je sais qu’elle est partie travailler en mer comme elle en rêvait bien avant ma naissance, que ça a rendu furieuse Amé et qu’elles se sont séparées. Elle n’est jamais revenue, pas une fois en plus de trois ans. Je lui en ai voulu toute la première année, puis j’ai remis les choses en perspective. Je me suis dit qu’elle reviendrait me voir un jour.

— Puis Amé est morte.

— Ouais. Elle est morte sans jamais avoir revu sa femme et moi je me retrouve seul. Je sais que c’était pas dans les projets de ma mère, mais j’aurais aimé qu’elle soit là. Et qu’elle ait l’amabilité de se déplacer pour nous faire parvenir ses messages.

— Ta mère serait à ma place si elle le pouvait, mais il est impossible pour elle de venir jusqu’ici. D’ailleurs, je lui ai proposé de te ramener à elle, si tu es d’accord.

— Je ne sais pas. Elle a très bien pu refaire sa vie en trois ans. Qui me dit que son incapacité à se déplacer ne tient pas dans une couche-culotte ?

— Ta mère est morte, Khulai. Son navire a fait naufrage il y a environ deux semaines et il ne restait qu’elle à bord, je ne sais pas pourquoi. Mais son âme a survécu. Elle erre sur une île dont elle ne peut pas s’éloigner et elle ne souhaite rien de plus au monde que de te voir. »

         Khulai râcla sa gorge, se leva de sa chaise et se mit à éteindre les bougies qui éclairaient la pièce.

« Je vais me coucher. Tu peux rester si tu veux.

— Je sais que c’est difficile à croire, mais nous devons en parler.

— Bonne nuit. »

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