1.
Cliff Marsh se gara devant le bar qu’il avait l’habitude de fréquenter quand il vivait encore à Mist. L’enseigne de L’Éléphant rose clignotait dans la nuit, semblable à un appel à la cuite du siècle. Cliff avait bien essayé, en vain. La réalité finissait toujours par l’éclabousser de sa propre vomissure, et il y avait laissé des plumes, à commencer par sa famille.
Il en était là de sa vie, à ressasser la dernière décennie, à ajouter plus d’heures sombres à ses heures sombres, seul dans la vieille bagnole qui le suivait miraculeusement depuis son départ de Mist. D’accord, il y tenait plus qu’à Marianne, son ex-femme, et il n’avait pas multiplié les preuves d’affection auprès de Scott et Cathy. Pour autant, méritait-il la gifle qu’il s’attendait à recevoir dès qu’ils apprendraient la nouvelle de son retour ?
— Bah, sûrement que oui, maugréa-t-il en quittant son tacot.
Il s’attarda sur la façade de L’Éléphant rose. Rien n’avait changé, et, l’espace d’un instant, Cliff se sentit à nouveau chez lui. Il poussa la porte. Le carillon retentit, comme autrefois, étouffé par la rumeur des habitués. Cliff ne reconnut aucun d’entre eux. Il était un buveur solitaire, un alcoolique, disait Scott, les rares fois où le courage ne lui manquait pas. Sans doute n’avait-il pas tort. Cliff s’était mis à boire plus que de raison après avoir ouvert ce foutu carton. Bordel, il s’en souvenait comme si c’était hier. Il avait sifflé bière après bière pour se débarrasser de cette image gravée dans sa mémoire. Il avait maudit la personne responsable du dépôt du carton sur leur paillasson, ce jour précis, à cette heure précise. Il ou elle savait que Cliff ne travaillait pas, voire qu’il se trouvait seul à la maison. Il n’avait jamais mis la main sur cette pourriture, mais, au fond, le faire n’y aurait rien changé. Ce qu’il avait découvert dans cette boîte constituait la preuve flagrante de sa vie merdique. Ça le hantait depuis lors, et, aujourd’hui, il était revenu pour reprendre le dessus.
2.
Kamil avait passé sa journée à chercher comment ne pas satisfaire les exigences de son client sans le perdre. Il avait récolté un beau mal de crâne et ne supportait plus la voix stridente de Maya, qui jouait au salon avec Miles.
Il ferma la porte qui reliait la maison au garage et observa péniblement les piles de cartons qu’il accumulait depuis un certain temps. Quand il se heurtait à un problème en apparence insoluble, il effectuait du rangement pour se vider la tête. Avec l’antidouleur qu’il venait d’ingurgiter, il ne tarderait pas à ressentir les premiers effets de la somnolence, mais, d’ici là, il pouvait trier un carton ou deux – à commencer par celui qui traînait en plein milieu, idéalement pour que quelqu’un trébuchât dedans et s’ouvrît le crâne sur l’établi.
Kamil s’étonna de l’avoir abandonné là – ce n’était pas son genre. Oui, il laissait traîner ses cartons, mais pas n’importe où ; surtout avec Maya qui commençait à se passer de la permission de ses pères pour explorer le garage ou le grenier.
— Le grenier, mon Dieu.
Kamil n’osait pas y penser. À leur arrivée, un joli bric-à-brac occupait déjà l’espace. Ni lui ni Miles n’avaient trouvé la motivation nécessaire pour le vider, partant du principe qu’ils n’en avaient pas l’utilité.
Kamil abandonna sa vision d’horreur dans un coin de sa tête et retroussa ses manches.
— À nous deux, carton de la mort !
Il se baissa, le ramassa, puis le posa sous l’établi en attendant de lui trouver une place moins temporaire. Un bruit de verre brisé attira son attention. Accroupi dans la poussière – Miles l’engueulerait pour la saleté sur son jean –, il souleva le couvercle.
— Miles ?
Il tendit l’oreille. La voix de Maya lui parvenait toujours, mais pas de mari en approche. Fatigué, Kamil se releva et ouvrit la porte pour rappeler Miles.
— Chéri ?
Il l’entendit prévenir leur fille qu’il revenait jouer très vite, puis le vit apparaître dans le couloir.
— Oui ?
— Viens voir ça.
Silencieux, Miles le suivit et le regarda ôter le couvercle du carton.
— Je plaide coupable pour tout le reste, mais, ça, c’est pas à moi, avança Kamil.
Miles se pencha pour inspecter le contenu.
— C’est cassé, surtout. Jette-le.
Mais Kamil secoua les bris de verre qui tapissaient le fond de la boîte.
— Je n’ai pas la moindre idée de ce que ça pouvait être, marmonna-t-il.
Et ne pas savoir le gonflait prodigieusement. Sans parler de ce mal de tête. Alourdies de fatigue, ses paupières se fermaient peu à peu. Il n’aspirait qu’à une bonne nuit de sommeil, mais, non, il y avait ce carton et son contenu, en mille morceaux.
— Il se peut que j’aie cassé ce… cet objet, avoua Miles, embarrassé.
Kamil se reprocha intérieurement d’avoir voulu ranger un peu. Sans sa migraine, il ne serait pas à deux doigts de la dispute avec Miles pour du verre brisé. Sans la voix perçante de Maya…
Maya n’y est pour rien.
— Quand comptais-tu m’en parler ?
— Je ne sais pas, soupira Miles en se tortillant. C’est arrivé le matin de l’accident de Lizzie. Honnêtement, je l’avais oublié, ce carton.
Kamil ne souhaitait pas envenimer la situation, mais il avait besoin de savoir. Ça allait déjà de travers avec son client – sans lequel rien de tout ceci ne se produirait –, ça n’allait pas, en plus, empiéter sur sa vie privée.
— Miles… Qu’y avait-il dans ce carton ?
— Je n’en sais rien, je ne l’ai pas ouvert. J’ai un peu marché dessus en partant à l’hôpital et…
— Un peu ? gronda Kamil.
— On s’en fout, il ne t’appartenait pas.
Ce ne fut qu’en voyant Miles reculer discrètement – au moins l’espérait-il – que Kamil réalisa que, sur la défensive, il avait haussé le ton. Même Maya, alarmée, apparut sur le seuil de la porte.
— Ma chérie, l’appela Miles en marchant vers elle.
Comme pour s’assurer que Kamil ne lui ferait aucun mal s’il restait avec leur fille.
— Fait chier. Maya, veux-tu bien me laisser seul à seul avec papa ?
Elle hésita, une lueur effrontée dans le regard, puis tourna les talons. Vaincue par l’autorité de Kamil ? Il en doutait, mais avait obtenu d’elle ce qu’il attendait, alors…
— Miles…
— Va te reposer, tu n’as pas l’air dans ton assiette.
Le mal de tête empirait, oui, mais Kamil souhaitait discuter avec Miles, avant de monter dans leur chambre. Miles qui avait dû avoir la trouille de sa vie et lui trouvait encore des excuses. Par le pouvoir de l’amour ou sous l’injonction de la survie ?
— Je suis un crétin, commença Kamil, nerveux.
Il n’en était jamais arrivé là. Il se fâchait bien de temps en temps, et Miles aussi. Ça n’allait pas au-delà d’une querelle d’amoureux, pourtant. Ce soir… Kamil ne savait pas ce qu’il lui avait pris.
— Je suis désolé de t’avoir fait peur, mon chéri.
Il s’avança et ouvrit grand les bras.
— Je n’ai pas envie qu’on se dispute.
— Moi non plus, renchérit Miles.
Il se décida à se blottir contre Kamil, mais celui-ci sentit que le cœur n’y était pas. La force de l’habitude, sans doute.
3.
La nuit tombait sur Mist, et, alors qu’elle y écrivait censément ses meilleurs chapitres, Alice Docker s’agaçait de son manque de concentration. Elle, toujours si absorbée par son travail, perdait le regard sur la lande au-dessus de laquelle déclinait le soleil. À cette heure, normalement, Alice s’installait à son bureau comme chaque soir depuis cinquante ans – son premier succès en librairie.
Basé sur une histoire vraie que lui avait racontée la jeune fille au pair qui s’occupait d’elle, enfant, à la fin des années quarante, il n’avait, toutefois, rien à envier à la perte de vue soudaine d’Elizabeth Robinson. Peau de vache qui lui avait piqué l’homme de sa vie ou non, personne ne méritait un tel sort.
— Cette famille, déplora-t-elle dans un souffle.
Il lui semblait que les Wilson attiraient les ennuis depuis toujours. Plus exactement depuis la disparition de Toby, le petit frère. Elizabeth avait dû renoncer à son amour de jeunesse, qu’Alice ne récupéra jamais non plus. Elle avait épousé un marin mort en mer, puis sa belle-fille était morte d’un cancer et son fils avait abandonné leur enfant, Miles. Et, aujourd’hui, après tout ce qu’elle avait déjà subi, elle perdait la vue en une nuit – autant dire d’un claquement de doigts. À côté de celle d’Elizabeth Robinson, la vie d’Alice avait été un long fleuve tranquille. Ni époux ni progéniture, elle n’avait gardé le contact qu’avec la jeune fille au pair jusqu’à la mort de celle-ci.
Alice quitta la lande du regard pour reporter son attention sur le carnet ouvert devant elle. Elle avait renoncé à allumer l’ordinateur, l’appel d’internet et des ragots sur Mist achèverait de ruiner sa nuit de travail. Elle avait encore une chance d’avancer d’ici à une heure du matin.
Elle relut ses notes préparatoires, puis le résumé du chapitre précédent qu’elle avait pris soin de rédiger. Cette fois, elle travaillait sur de la pure fiction. Pas d’île à l’isthme effrayant ni de cris dans la nuit[1], comme à ses débuts. Pas de malédiction ni d’enfants saignés dans un sous-sol humide. Rien qu’une imagination débordante qui, ce soir, refusait obstinément de remplir sa part du contrat.
Alice se leva, non sans reprocher à Elizabeth de réduire à néant ses précieuses heures d’écriture. Il avait toujours fallu qu’elle attirât la couverture à elle. « Regardez-moi, j’ai piqué le fiancé d’Alice Docker, la grande écrivaine. » « Mon petit frère a disparu. » Parmi les plus vieux habitants de Mist, tous savaient que Toby Wilson était un ovni par rapport aux autres membres de sa famille. S’il avait été un jeune d’aujourd’hui, il eût passé son temps à cogner de l’elfe dans les jeux vidéo et à en incarner un dans une partie de jeu de rôle. Il ne voulait jamais sortir avec ses parents et sa sœur. Le grand air ne l’intéressait pas, et il lui préférait les quatre murs de sa chambre, qu’il n’avait pas à partager avec Elizabeth, Dieu merci.
— Il ne mesurait pas sa chance, sale gosse, le jugea Alice, tandis qu’elle préparait du café.
Elle versa les grains dans le filtre, puis l’eau dans le réservoir et se pencha pour vérifier l’indicateur : six tasses devraient suffire. Le ronronnement de la cafetière résonna très vite dans la cuisine, et Alice regagna sa place en attendant. Son dos ne lui permettait guère de rester debout. Il ne le lui avait jamais permis, du reste, aussi passait-elle beaucoup de temps, adolescente, à écrire à côté de la fenêtre de sa chambre – quand sa sœur ne l’importunait pas. Au fond, elle n’était pas si différente de Toby, accaparée par ses mondes imaginaires, mais, lui, au moins, il avait l’excuse de l’âge. À elle, l’on pardonnait moins facilement qu’elle eût la tête dans les nuages. Sa mère, surtout, qui désespérait de la voir devenir une bonne épouse, puis une mère irréprochable.
— Si tu savais, maman…
Elle n’avait même pas été fichue de prévenir quelqu’un quand le petit Toby avait quitté la demeure familiale pour la dernière fois, par une fin d’après-midi brumeuse. Plus exactement, la brume se répandait autour de chez les Wilson, sans déborder chez l’un ou l’autre voisin. Et Toby, qui regardait droit devant lui, la tête levée comme si quelqu’un avait sonné à la porte…
[1] Il s’agit d’un clin d’œil à mon roman fantastique Les Murmureurs.