1.
Quand Lizzie ouvrit la porte, Miles lui trouva une mine chiffonnée, un peu renfrognée. Il mit ceci sur le compte des évènements de la veille… jusqu’à ce qu’il entrât. Une appréhension brutale s’imposa à lui, tant qu’il hésita à lâcher la main de Maya. Il ne s’expliqua pas ce sentiment d’urgence, celui de quitter la maison. C’était… dans l’air. Et ça tordait le ventre de Miles.
« Ne t’éloigne pas », faillit-il prévenir Maya.
Elle montait déjà l’escalier pour jouer dans la chambre d’amis.
— Quel bolide ! s’exclama Lizzie.
Mais le cœur n’y était pas. Miles n’avait pas perçu la petite note aiguë à la fin de la phrase de sa grand-mère.
Il franchit, malgré la peur qui le grignotait de l’intérieur, le seuil de la maison et embrassa Lizzie.
— Comment ça va ? s’enquit-il.
— Comme une vieille chouette qui n’y voit goutte, mais je m’habituerai… comme je me suis habituée au reste.
— Arrête, tu n’es pas une vieille chouette. Viens, on va boire du thé et préparer une tarte, si tu as ce qu’il faut.
— J’ai toujours ce qu’il faut, précisa Lizzie en ouvrant la marche vers la cuisine.
Miles lui emboîta le pas, le cœur presque à l’arrêt, le souffle suspendu. Son angoisse marchait derrière lui, toute proche, presque mêlée à son ombre.
— Est-ce que tu sens ça, grand-mère ?
Déjà installée à la table de la cuisine, parmi les bibelots et les ustensiles, Lizzie se tourna vers lui. Elle huma l’air.
— Sentir quoi ?
Oui, sentir quoi exactement ? Il ne s’agissait pas d’une odeur, pourtant, Miles aurait juré que quelque chose flottait dans l’air. Indescriptible.
— Bah… ça, répondit-il, incapable de se montrer plus précis.
Lizzie renifla encore.
— Je ne sens rien, moi.
N’insiste pas, Miles.
Il abandonna l’idée d’identifier ce qui le troublait ainsi et sortit du meuble tasses, soucoupes et théière. À côté de lui, Lizzie remplissait la boule à thé.
— Non, grand-mère.
Il la lui prit doucement des mains pour remplacer l’herbe aromatique qu’elle y fourrait par le thé vert.
— Tu avais mis du basilic, expliqua-t-il.
— J’ai fait ça, moi ?
Lizzie fronça les sourcils.
— J’aurais dû le sentir.
— Sans doute, mais tu as la tête ailleurs ; ça se comprend.
En d’autres circonstances, Miles aurait veillé à être moins direct, mais il en avait assez de prendre des pincettes avec tout le monde, alors que la vie n’en prenait pas avec lui. Tant pis, c’était tombé sur Lizzie.
— Qu’est-ce qui…
« Ne va pas », allait-il demander. Heureusement, Lizzie le devança, et il n’eut pas à terminer sa phrase.
— Tout va bien, mon petit.
— Grand-mère, soupira-t-il.
Il ne se sentait pas si excédé en arrivant. Ni en se levant, d’ailleurs. Il avait presque l’impression, même, que les évènements d’hier ne le rattraperaient pas.
— Tu peux me le dire quand ça ne va pas, grand-mère. Tu n’as pas à rester la femme éternellement forte comme avant, j’ai grandi.
Lizzie serra son petit-fils dans ses bras sans force.
— Ce qu’il a grandi, mon petit bonhomme, oui ! Et il tient des propos de jeune homme, maintenant, l’asticota-t-elle.
Miles avait compris sa manœuvre tendre : elle refusait de parler, ce qui renforçait la sensation d’un problème latent de son petit-fils. Le sentiment d’impuissance de Miles revint au triple galop, le même, exactement le même que pendant la maladie de sa mère – cette incapacité à gérer la situation. À l’époque, il avait l’excuse de la jeunesse. Aujourd’hui, il était adulte ; derrière quoi pouvait-il se cacher ?
— Tu devrais te faire moins de souci pour les personnes âgées. Elles ont déjà vécu, elles.
Miles se figea. Qu’est-ce que ces mots signifiaient ? Lizzie insinuait-elle que Miles ne s’occupait pas assez de sa famille ? Il avait oublié Kamil, hier, oui, mais…
Je ne comprends pas.
L’après-midi se déroula sans autre sous-entendu étrange, puis il fut l’heure de rentrer.
— Maya ? appela Miles, au pied de l’escalier.
La fillette apparut en haut des marches, l’air contrit.
— Tu pourrais m’aider à descendre un carton trop lourd, papa ?
— On s’en va. La prochaine fois, si ça t’intéresse toujours.
Maya arbora sa meilleure mine boudeuse – celle qui donnait envie à Miles de la taquiner – et descendit précautionneusement pour le rejoindre.
— Je voulais vraiment savoir ce qu’il y a dedans, insista-t-elle pour la forme.
— La prochaine fois. Hein, grand-mère ?
— Vous passez quand vous voulez, renchérit Lizzie, moins sombre que seule à seul avec Miles.
Maya, déjà grande pour son âge, se hissa à peine sur la pointe des pieds pour l’embrasser, puis enfila son manteau et ses chaussures.
— Appelle-moi au moindre problème, rappela Miles à Lizzie en ouvrant la porte.
Dès qu’il quitta la maison, un énorme poids dans son ventre disparut. Il se tourna vers Lizzie, mais elle était déjà rentrée.
2.
Masika éprouva un soulagement soudain en quittant le domicile de Henry Chambers. Le poids sur ses épaules s’envola. Son malaise général se dissipa. Au début, ses jambes la portèrent maladroitement, puis, une fois au grand air, elles retrouvèrent leur légèreté. Elle ne s’encombra pas de politesse et remonta dans sa voiture.
Inexplicable, songea-t-elle, alors qu’un dernier frisson parcourait son dos.
Elle s’interdit d’y penser sur le trajet du retour au commissariat. Si elle se laissait aller, elle avait l’impression que sa tête enflait, comme farcie de… d’images ? Non, c’était plus vicieux, abstrait. Impalpable. Carrément douteux, même. Il s’agissait plutôt d’une émotion globale, d’idées et de théories.
N’importe quoi, se fustigea-t-elle.
Elle se concentra sur la route. Repenser à son entretien avec Mr Chambers la détournait de son objectif : arriver au poste en un seul morceau. Elle pouvait réfléchir en conduisant, d’habitude. C’était même là le moyen le plus sûr pour elle d’en arriver à certaines déductions. Là où la conduite en stressait certains, elle détendait Masika, état qu’un bain brûlant ou une pleine tasse de chocolat chaud garni de petites guimauves peinaient à atteindre. D’où provenait sa peur subite d’un accident de voiture, elle n’aurait su le déterminer. C’était en elle ou peut-être dans l’air, comme si ce qu’elle avait ressenti chez Henry Chambers l’avait suivi dans l’habitacle. Elle se trouvait là, comme avec un regard posé sur sa nuque.
Par mesure de sécurité, elle jeta un coup d’œil dans le rétroviseur intérieur. Tout était en ordre. Elle soupira en s’engageant dans la rue qui menait au commissariat. Les mains tremblantes, elle se gara devant, puis quitta le véhicule.
Elle ne parlerait pas de tout ceci à Scott, ni du malaise éprouvé chez Mr Chambers ni de son trajet inhabituel jusqu’ici. Son collègue la trouvait déjà trop à cheval sur les principes, inutile d’ajouter une ligne « folle à lier » sur son CV. De fait, elle ignorait comment il pouvait réagir, entre le flic professionnel et le parfait imbécile. Elle entra dans le bâtiment, aussi détendue que possible, et alla le trouver à son bureau.
— Alors, notre responsable ? la railla-t-il.
Elle opta pour le parfait imbécile et se félicita d’avoir renoncé à se confier à lui.
— Un vieil homme qui peut à peine se déplacer ? enchaîna Scott, incapable de savoir quand s’arrêter.
— Il a quand même marché pendant un certain temps sur la lande, en pleine nuit et par un froid de canard, avant de trouver Mrs Robinson.
Scott se cala au fond de son siège, son attention portée sur Masika.
— C’est ce qu’il t’a raconté ?
— Plus exactement que, en rentrant pour réchauffer Mrs Robinson et te téléphoner, c’était comme si une éternité venait de s’écouler.
Scott agita l’index à côté de sa tête et émit un petit sifflement.
— L’est plus très à jour, le vieux Chambers.
— Un peu de respect ! Et tu ne risques pas d’être plus à jour que lui à son âge avec une mentalité pareille.
Scott lui adressa un regard chargé d’incompréhension, alors, Masika se chargea de remettre ses pendules à l’heure.
— Bouge-toi pour trouver ce qui est arrivé à Mrs Robinson.
— Je suis sûr que c’était un accident.
— Et, moi, je suis sûre que tu es un tire-au-flanc, mais, va savoir, peut-être que je me trompe ?
Scott ouvrit la bouche, avant de la refermer, à court d’arguments.
— Les examens de Mrs Robinson n’ont révélé aucune cause plausible à sa cécité soudaine, exact ? s’assura Masika, qui saisit l’opportunité de lui clouer définitivement le bec.
— Oui, mais la médecine…
— Et tu ne vas pas prétendre qu’elle a décidé de prendre l’air au beau milieu de la nuit ? À son âge ? Dans le noir ?
Scott soupira, vaincu.
— C’est vrai que ça ne lui ressemble pas.
— Donc ?
— On n’en sait pas plus.
— Si, lâcha Masika.
Un peu précipitamment, elle devait l’admettre. Elle avait prévu de ne pas aborder le sujet, oui, mais comment en vouloir à Scott s’il n’avait pas toutes les cartes en main ?
— Mr Chambers a eu un comportement bizarre.
Scott émit un petit rire moqueur.
— Les bizarreries, c’est plus le domaine d’Alice Docker.
— Il avait la trouille et regardait autour de nous comme s’il y avait une troisième personne dans la pièce.
— Vraiment pas net, commenta Scott.
Voilà. Masika venait de lui donner une bonne raison de croire encore plus que Mr Chambers était ravagé du ciboulot – ce qui était peut-être fondé, mais, alors, comment expliquer le malaise de Masika chez lui ? Et sa peur inexplicable au volant, en revenant au poste ?
— Si je résume, on a un vieux sénile – ou presque – qui a voulu s’aérer, avant de tomber sur Lizzie.
— Qui a, elle aussi, voulu s’aérer, souligna Masika en reprenant l’expression de Scott. La même nuit.
— Au même endroit, bon, d’accord, peut-être bien que ça commence à faire beaucoup de coïncidences. Qu’est-ce que tu suggères ?
Masika retint un sourire satisfait. Maintenant, ils pourraient avancer sur l’enquête.
— J’ai bien envie de savoir ce que contient le mystérieux carton que j’ai trouvé sur le perron de Mr Chambers. Si ça se trouve, ça n’a aucun rapport avec…
Scott ne l’écoutait plus, les yeux dans le vague.
— La Terre appelle fusée lunaire !
— Quel carton ? demanda-t-il.
— Un carton. Je lui ai proposé de le rentrer, mais… il avait peur. Il en avait peur.
3.
Un nœud se mit à tordre l’estomac de Scott.
— Ne cherche pas midi à quatorze heures, reprocha-t-il brutalement à Masika.
Puis il l’ignora pour s’assurer qu’elle le laissât tranquille. Quand elle s’installa à son propre bureau, il s’octroya un bref soupir soulagé. Comment aurait-il pu lui expliquer que ce qu’elle venait de lui décrire s’était déjà produit ? Pas avec Mr Chambers, mais le père de Scott, responsable des grosses enquêtes du coin, celles qui impliquaient de passer de l’huile aux pontes. Scott rentrait de l’école, vingt ans plus tôt. Son père arborait cette expression… C’était au-delà de la peur à proprement dite. L’horreur. La consternation, aussi.
Un carton entrouvert trônait sur la table de la cuisine. Cliff Marsh regardait le bout de sa cigarette se consumer lentement à côté du cendrier. Avec précaution, Scott prit la cigarette entre le pouce et l’index pour l’éteindre, puis ramassa les cendres afin d’épargner la tâche à sa sœur ou à leur mère. Enfin, il vérifia ce que son père faisait, toujours immobile sur sa chaise. Pétrifié ?
Scott approcha timidement. Il s’étonnait que l’homme de la maison – comme Cliff Marsh aimait à se qualifier – n’eût pas encore bougé le petit doigt pour lui conseiller de ne pas effectuer les besognes ménagères s’il ne voulait pas devenir une bonne femme. Scott tenait assez à son père pour lui souhaiter de ne pas crever en enfer, alors, il prit de ses nouvelles.
— Papa ?
dans ce chapitre la montée de la peur chez les personnages est vraiment bien distillée. On ressent l'oppression, leur malaise, c'est très efficace comme narration. Les indices continuent d'être disséminés mais le mystère plane toujours et on avance au même rythme que les personnages et leur enquête. Hâte de lire la suite.