Je n’avais pas fait cinq kilomètres que je me demandais déjà de quoi j’allais bien pouvoir me débarrasser. Avais-je vraiment besoin d’une trousse de secours et de tant de vêtements ? Grâce à la vente des perles de ma robe, je pourrais me procurer de tout au fur-et-à-mesure des besoins. Si je m’arrêtais chaque jour dans une auberge, si malfamée soit-elle, je n’avais pas besoin de transporter autant de nourriture ou un sac de couchage, pas vrai ?
Enfin, alors que l’enthousiasme du départ fanait déjà – mais que je ne l’aurais avoué pour rien au monde – le toit du temple local apparut au détour d’une colline. J’eus un mouvement de surprise : il avait été vandalisé. Les fenêtres brisées, la porte éventrée, l’intérieur sans doute pillé dressaient un tableau sinistre dans les rues presque désertes.
Contrairement à ce à quoi je m’attendais, quelqu’un s’abritait à l’ombre du vestibule. Un homme d’une quarantaine d’années, immobile, la tête baissée.
Était-il un homme de foi pour oser quémander de l’argent si proche de ce temple ? Je compris vite mon erreur : c’était un Epuisé, quelqu’un qui avait trop Chanté.
Le Chant était un don magnifique qui permettait des prouesses, mais il monnayait ses services. Chaque utilisation privait le magicien d’une parcelle de son humanité, le rendait plus proche de la matière manipulée. Les Chanteurs de lumière devenaient translucides et leurs pensées éthérées, le corps des Chanteurs de métal se rigidifiait de jour en jour… À la peau rougie de ce pauvre homme, aux bouts de ses doigts noircis, secs et – je frissonnais d’horreur – qui tombaient en morceau tels des bouts de charbon, j’en déduisis qu’il avait trop Chanté le feu.
Seuls les pas de quelques silhouettes pressées sonnaient contre le pavé. Personne ne s’arrêtait ni même le regardait. Après Pontsec, la différence était choquante.
Sans m’attarder pour profiter de la vue sur les maisons typiques aux murs de couleurs vives et les jardinets fleuris, je suivis les instructions d’Hestia.
Ma destination, une petite maison verte aux volets bruns ornée d’une cloche à vache, se trouvait bien devant moi. Le tintement de la cloche, que je sonnai pour m’annoncer, résonna dans la rue vide et m’arracha un frisson.
La porte s’ouvrit sur le visage d’un vieil homme qui me dévisagea d’un air suspicieux.
— Je viens de la part d’Hestia, à Pontsec, dis-je en tendant la lettre que cette dernière avait rédigé la veille.
— Bonjour, grogna-t-il sans esquisser un geste.
— Hem, oui, bonjour…
— Ton nom ? demanda-t-il en prenant enfin le courrier.
— Line.
J’avais oublié de saluer, pas de quoi en faire un plat. Et puis j’étais là pour obtenir un service, pas pour faire la causette, après tout ! Il reprit :
— Tu veux que je t’emmène jusqu’à Pierrefendue, c’est ça ?
— Oui. S’il vous plait, rajoutai-je après un silence.
— T’as de la chance, je pars dans une demi-heure. T’as d’autres trucs à faire ici ?
— Oui, il faut que j’aille à la banque.
— D’accord. Va par là et quand tu peux plus aller tout droit, encore à gauche. Je t’attendrai mais dépêche-toi quand même.
Cet homme était d’une impolitesse crasse ! Il ne faisait même pas d’effort. Comme je tardais à bouger, car je m’attendais à ce qu’il m’accompagne, il agita la main pour m’enjoindre à me dépêcher et me claqua la porte au nez. Dans quel trou à rats étais-je tombée ? Si tout le pays ressemblait à ça, j’allais vite repasser la frontière !
Je partis à grands pas vexés vers la banque. Là-bas, avec mes perles et mes pierres, on me traiterait au moins avec dignité !
Encore une fois, je fus déçue. Qu’on me fasse attendre passait encore, soit. Mais, quand je sortis de ma bourse cinq pierres semi-précieuses décrochées avec soin de ma pauvre robe ruinée, ce ne fut pas avec joie et politesse que le banquier les accueillit mais avec suspicion.
Je compris quand il détailla mon visage puis passa en revue mes vêtements simples et mon absence de bijoux. Ce malotru imaginait que je les avais volés !
J’étais sur le point de lui dire de remettre ses yeux dans sa poche et de se dépêcher quand un éclat de voix attira mon attention sur un autre guichet. Une pauvre femme, un marmot dans les jupons, fut reconduite manu militari à la porte malgré ses protestations. Et s’il m’arrivait la même chose ? Je n’avais aucune idée de quand je croiserai à nouveau une banque…
Ravalant ma fierté, je me composai un visage neutre et regardai le banquier. Celui-ci – car il n’avait aucune preuve que les pierres ne m’appartenaient pas, donc aucune raison de me refuser le change, imaginai-je – finit par me tendre mon argent avec une mauvaise grâce évidente.
Une fois ma monnaie empochée, je le foudroyai du regard et quittai enfin l’établissement.
De toute évidence, le climat tendu avait épargné Pontsec mais il était bien tangible ici.
Une idée me traversa : devais-je acheter une arme pour me défendre ? Je repoussai l’idée aussi vite qu’elle était venue. Les femmes n’apprenaient pas l’usage des lames en Nouvelle-Lahod, j’avais plus de risque de me blesser avec que d’échapper à quoi que ce soit !
Je me hâtai de retourner chez l’homme, mon sac déjà sur une épaule pour le placer sur–
Je contemplai mon prochain moyen de transport, bouche bée.
Je n’étais pas allée jusqu’à imaginer un carrosse mais il m’attendait sur un simple chariot mené par deux chevaux placides. Il n’y avait même pas un coussin sur le banc !
Mon expression furieuse ne lui échappa pas et il leva un sourcil.
— Eh ben ? Si c’est pas assez bien pour toi, Cha, t’as toujours tes pieds pour marcher. Au fait, je te laisse à Villétang demain matin.
Non, merci, et puis quoi encore ? pensai-je, acide.
Sans un mot, je m’installai à ses côtés. Il ne fit pas cas de mon air renfrogné ; il rangea un gourdin près de lui et fit claquer les rênes. Les bêtes se mirent gaiement au trot et mon chauffeur se mit même à siffloter, comme pour faire un pied de nez à mon humeur maussade. Seule la bourse tintant à ma ceinture me mettait du baume au cœur : dans la prochaine ville que je croiserai, je prendrai un repas gastronomique dans une auberge réputée et ferai la grasse matinée !
Je renonçai bien vite à faire la tête, gagnée par l’entrain de l’homme qui sifflait toujours et par le paysage devant mes yeux. Nous voyagions entre des forêts touffues sur notre droite et des champs de céréales sur la gauche. Les contreforts de la Meute, la chaîne de montagnes aux pics hauts et étroits évoquant des crocs de bêtes, nous surveillaient toujours. Le blé donnait l’impression d’un océan beige et duveteux aux vaguelettes soyeuses, l’orge d’un crâne à la chevelure indisciplinée et le colza d’un tableau de maître qui aurait abusé du jaune citron. Les oiseaux passaient d’un côté à l’autre en gazouillant. Yves me donna leurs noms avec amusement et m’apprit comment attraper des lièvres et des faisans, non que j’aie eu l’intention de le faire.
En retour, je lui parlai des oiseaux que nous avions à la ménagerie – cette partie de ma mémoire s’était ouverte dès que je m’étais demandé si j’avais déjà côtoyé des oiseaux.
Le roulis du chariot et les collines verdoyantes me plongèrent ensuite dans une léthargie mélancolique. Comment fonctionnait ce verrou sur ma mémoire ? J’étais bel et bien persuadée que mes souvenirs n’avaient pas été effacés, la preuve avec cette histoire d’oiseaux. Mais pourquoi m’étais-je souvenu de ça alors que les souvenirs plus personnels que j’avais tenté d’invoquer me restaient inaccessibles ?
Parce qu’ils étaient personnels, justement ? Mais comment ce tri avait-il été fait ?
Je devrais m’arrêter chez un médecin dans la prochaine grande ville sur ma route. Si Eli ne détenait pas les réponses, je ne devais négliger aucune piste.
Au détour d’une conversation sur sa ferme, je me souvins soudain qu’une vieille histoire qu’on – qui, je l’ignorais, bien sûr – m’avait racontée dans mon enfance. Une femme, Chanteuse de roches, était si douée qu’elle pouvait ouvrir des collines en deux. Assoiffée de grandeur, elle s’était attaquée à une montagne. Elle avait Crié aussi fort que ses poumons le lui permettaient ! Sa sœur, qui venait assister à son exploit, avait entendu la fausse note et vu le corps de la Chanteuse être écrasé comme il l’aurait été si la montagne l’avait aplatie. Elle-même n’avait plus jamais Chanté.
Mon chauffeur pouffa : il connaissait bien cette histoire, on la racontait au coin du feu le soir, entre adolescents, ou aux enfants indisciplinés.
— C’est jamais arrivé, ça ! Sinon on en aurait vu, des collines coupées en deux. C’est juste un conte pour dire de faire attention quand on Chante. Et sans doute aux femmes d’êtres prudentes et humbles, aussi, si tu veux mon avis.
Je ne vous l’ai pas demandé mais les gens semblent bien se passer de mon accord ces derniers temps, pensai-je en boudant, vexée d’avoir cru en l’existence de cette femme si douée pour Chanter.
Après le dîner, il ordonna une courte pause « besoin naturel » et je descendis du banc avec une grimace. Avait-il des fessiers en métal pour supporter ça ?! De retour en mouvement, je commençai à dodeliner de la tête et il m’envoya me coucher dans le chariot vide d’un ton bourru. Enroulée dans mon sac de couchage, ballotée par les cahots de la route mais en sécurité et en fournissant un effort minimum pour retrouver Eli, je me dis que, pour l’instant, je ne m’en tirais pas si mal.
Il me laissa très tôt le matin sur le bord d’une route pour charger son chariot de denrées dans les fermes environnantes. La chaussée en terre battue était large mais encore peu fréquentée, au milieu des champs, à deux heures de marche de Villétang où je trouverai des départs de convois. Avec un grognement qui pouvait aussi bien passer pour un « bonne chance » qu’un au revoir, il bifurqua. Le soleil effleurait à peine l’horizon et l’air était glacial.
Ankylosée et grognon, je pris le temps de ranger mes affaires et de manger un morceau avant de continuer. J’avais eu de la chance jusque-là : espérons que ça dure.
Enfin, les tours des écoles privées et des temples aux aiguilles de métal pointues crevèrent le ciel. La route me rapprochait à chaque pas de ce que je crus être un petit bosquet en bordure de la ville ; il s’agissait en fait d’une forêt qui embrassait les habitations au nord. Un renard s’y réfugia en me voyant et la vie d’un mulot s’acheva brutalement entre les serres d’un magnifique faucon qui arriva du ciel tel un boulet de canon. L’oiseau, blanc tacheté de noir, était plutôt grand. Au moment où je me dis que je n’en avais jamais vu de cette couleur, le soleil se refléta sur la myriade de fenêtres d’une tour ; l’œil aussitôt attiré par l’éclat doré, j’en oubliai instantanément son apparition.
Villétang était grande : j’y trouverai une auberge de renom, un médecin qualifié, des vêtements, des–
Un cri retentit derrière moi. Je n’eus même pas le temps de me retourner qu’un corps lourd et puant me renversa.