Chapitre 4

Notes de l’auteur : Et vous, quel prénom vous donneriez-vous si le vôtre disparaissait ?

Hestia m’adressa un regard de surprise quand elle me vit assise à la table de la cuisine à son lever aux aurores. Je la saluai d’un signe de tête et lui tendis la tasse de café que j’avais préparée à son intention.

— Mauvaise nuit ? s’enquit-elle en la prenant avec gratitude.

— Mmh.

Nous déjeunâmes en silence, chacune perdue dans nos pensées.

Les miennes tournaient en boucle : il faut que je parte le plus vite possible – je ne suis pas prête à partir, je suis sans mémoire dans un pays dangereux et je ne sais pas me défendre – Hestia pourrait m’aider – je ne peux pas lui en parler, j’ai fouillé ses affaires – il faut que j’en apprenne plus sur Eli et sur moi et, pour ça, je dois partir le plus vite possible !

— Tu veux m’aider avec les chevaux, aujourd’hui ?

Je levai la tête vers Hestia. Comme pour le potager, m’occuper d’êtres vivants allumait chez moi un vif intérêt.

Elle sourit. Avait-elle remarqué que j’étais morose et voulu me remonter le moral ou avait-elle vraiment besoin d’aide ?

Je compris très vite qu’il s’agissait de la première option. Elle s’en serait très bien – voire mieux – sortie sans moi ! Elle passa plus de temps à tenir mes gestes à l’œil qu’à faire ses propres tâches.

Je ne m’en sortis cependant pas si mal. Une certitude s’imposa : je savais harnacher et soigner un cheval.

Ceci n’avait aucun sens : d’une part, ces travaux étaient d’ordinaire épargnés à la noblesse. D’autre part, ils étaient interdits aux femmes en Nouvelle-Lahod !

Pourquoi tout ceci était-il si familier ? Je n’avais pas eu besoin d’une seconde de réflexion avant de placer le bridon sur la tête de l’énorme cheval de trait pie qui me faisait face. Je savais ce qu’étaient une étrille et un bouchon.

Hestia elle-même me regardait avec une surprise mêlée de satisfaction.

— Tu ne t’es pas contentée de monter, dans ton domaine, comprit-elle. Tu t’occupais aussi des bêtes.

Je hochai la tête.

— Je ne sais pas pourquoi, c’est interdit normalement.

Elle ricana devant la stupidité de cette règle et haussa les épaules.

— Par contre, à mon avis tu n’es pas allée jusqu’à moissonner un champ ! Va t’occuper des poules, j’en ai pour la matinée.

 

Je quittai l’écurie à regret. Harnacher le cheval, le caresser, lui parler doucement, tout ça m’avait plu et, je crois, manqué. Les poules coururent vers moi à grand renfort de caquètements quand je leur livrai leurs grains et les épluchures de la veille mais elles n’avaient aucune envie d’être câlinées, pas plus que les lapins qui ne s’approchèrent des épluchures qu’une fois que je me fus éloignée.

Hestia ne m’avait rien donné à faire de plus et serait absente un moment. Par acquit de conscience, je fouillai encore le bureau sans rien trouver de plus mais renonçai à entrer dans la chambre.

Il faisait beau, l’air était chaud et je tournai en rond. Une promenade me ferait le plus grand bien.

J’essayai de retrouver le chemin par lequel j’étais arrivée dans la forêt mais, contrairement à l’équitation, je n’avais de toute évidence pas de talent caché de pisteuse ! En plus, comme j’avais marché dans le noir, rien ne prouvait que j’avais avancé en ligne droite et le paysage était trop différent. Je renonçai assez vite.

Je pris quand même le temps de marcher sous le couvert des arbres. Le vent faisait bruisser les feuilles, les oiseaux chantaient : je me sentais bien. Mes pas me menèrent le long d’une rivière dont je remontai le lit. D’indolente, elle devint vive puis se cacha de plus en plus souvent entre les rochers pleins de mousse. Je traversai et descendis vers le village sur l’autre versant.

Mes pas me menèrent plus loin que prévu. Cela faisait plus d’une heure que je marchais de ce côté, j’avais aperçu le village sur l’autre rive mais toujours pas trace d’un moyen de traverser… Je continuai, n’ayant aucune envie de m’infliger un demi-tour aussi long. Heureusement, je finis par apercevoir une route passante puis un pont. La pierre était tiède sous mes doigts. Sans même vérifier que j’étais seule, je me hissai sur le parapet, large d’au moins quarante centimètres. Bénis soient les pantalons, tout compte fait…

J’écartai les bras, savourant la brise, la chaleur du soleil sur ma peau si claire – pas longtemps, sinon j’allais me brûler, me rappela une voix du passé ancrée dans ma tête – et l’insouciance de l’instant.

Quand j’arrivai sur la place publique, je m’aperçus qu’il y aurait un marché le lendemain : ça tombait à pic. J’irai acheter des provisions et je partirai dans la foulée.

De quoi d’autre aurais-je besoin ? Il y avait aussi des étals de produits de toilette. En revanche, où trouver des vêtements ? Et surtout, les marchands accepteraient-ils les perles et les pierres de ma robe en guise de paiement ?

Je repris le chemin de la maison d’Hestia, le nez rempli d’odeurs d’herbe chaude et de fleurs tardives.

 

— Alors, Cha, tu as choisi ton prénom ? me demanda-t-elle en nous servant une généreuse louche de ragoût pour le déjeuner.

La tête à mes soucis, je n’y avais pas vraiment pensé… Je prendrai un prénom court, pour me fondre autant que possible dans le paysage malgré mon accent et mon apparence. J’allais lui demander son avis quand elle lança :

— Il t’en faut bien un si tu veux partir à la recherche de ton identité.

Je la regardai, bouche bée.

— Fais pas cette tête ! Je me doute bien que tu vas partir. Tu n’es pas là depuis longtemps mais je ne pense pas que tu sois taillée pour la vie ici, sans compter que ça ne te plairait pas.

— Mais… Eli vous a demandé de–

Je réalisai ma bourde trop tard mais elle se contenta de sourire, pas dupe.

— Eli m’a demandé de veiller sur toi mais je ne sais pas s’il souhaitait vraiment que tu restes ici. D’après ce que j’ai compris – tu as lu sa lettre, pas vrai ? – il a cherché à te mettre en sécurité mais je ne sais pas s’il a réfléchi sur le long terme.

« Tout ce que je sais, c’est qu’il fait partie d’une guilde et qu’il a dû se la mettre à dos en te sauvant. Ça m’étonnerait qu’il repasse par ici avant un bon moment.

— Vous ne pouvez vraiment rien me dire de plus qui m’aiderait à le retrouver ? suppliai-je.

— Non, vraiment rien, soupira-t-elle. Mais je t’aiderai à faire tes bagages.

Partir ! Je ne pensais qu’à ça depuis que j’étais arrivée mais, la perspective approchant, l’angoisse m’étreignit.

— Et si ce n’était pas ça qu’il avait voulu ?

— Et alors ? Il est pas là, si ? Et quand bien même, tu fais ce que tu veux, me rappela-t-elle. Il a dix-huit ans, il est pas omniscient !

Je souris. Hestia avait raison, hors de question que je me dégonfle ! Je n’avais par ailleurs plus besoin de partir en douce : ses conseils seraient précieux.

— Et ce Joan, vous savez quoi sur lui ?

 

Le soir, même si je n’avais guère plus d’une piste pour démarrer mes recherches, devant moi était posé un énorme sac à dos dont le poids me faisait grimacer par avance.

Dire que j’allais devoir porter ça seule pendant des jours et des jours, jusqu’à Karak savait où ! Et on n’avait même pas encore rajouté les provisions ! Et j’allais devoir dormir dehors !

Malgré tout, j’étais remplie d’une effervescence qui me donnait envie de danser, de foncer au marché dès maintenant, de chanter et m’élancer sur les routes.

Hestia en eut vite assez de me voir m’agiter en tous sens. Elle me mit un atlas entre les mains, des crayons et du papier et m’ordonna de recopier avec soin certaines de ses cartes. Je m’appliquai sur celle qui me permettrait de rejoindre Villépine puis pris quelques points de repère sur le pays – qui savait où je risquais de me retrouver en cherchant la caravane ?

Après avoir rejoint Villétang, la grosse agglomération la plus proche, au sud, je devrais remonter vers le nord et franchir les contreforts de la Meute, les mêmes que l’on voyait d’ici. Aucun passage n’était indiqué mais ils devaient être connus des marchands. Je continuerai ensuite vers le nord-ouest, en direction des montagnes sans toutefois les atteindre. À quoi ce paysage ressemblait-il ? Aurais-je besoin de fourrures même en plein été ?

J’avais toujours entendu que personne ne redescendait jamais des montagnes et, bien entendu, il n’existait aucune information sur le monde au-delà. Il devait pourtant exister des Chanteurs assez doués et d’excellents cartographes, non ? Le mystère restait entier pour l’instant.

Par curiosité, je feuilletai la partie consacrée à la Nouvelle-Lahod, dont la frontière ouest n’était qu’à quelques kilomètres : je connaissais le pays presque par cœur mais aucun nom de domaine, aucune ville n’allumait de lumière particulière dans mon esprit. Frustrée mais contente de mes cartes, je rangeai l’atlas et allai désosser ma robe.

Hestia, qui venait de mettre des biscuits à cuire, prit quatre carrés de tissu en assez bon état des jupons et me cousit une bourse en un tournemain pour y mettre les précieuses perles. Je la regardai faire, fascinée. Je savais pouvoir décorer la bourse au point de croix et je serais sans doute capable de la raccommoder grossièrement si le besoin s’en ferait sentir, mais faire preuve de la même dextérité qu’elle me parut inaccessible.

Si j’avais besoin de tels services, je trouverais bien quelqu’un pour me les rendre sur la route !

 

Bien au chaud sous la couette, je réalisai que c’était peut-être ma dernière nuit avant longtemps dans un lit confortable. Une fois la caravane trouvée, iels m’accueilleraient et Eli m’aiderait à comprendre mon amnésie et donc à recouvrer ma mémoire mais d’ici là, je ne pourrais pas m’arrêter toutes les nuits dans des auberges. De plus, impossible de savoir si ce pays offrait des hébergements décents.

Cependant, je ne doutais pas de parvenir jusqu’à Joan puis Eli. Je disposai de nombreux indices, après tout, et Hestia m’aurait prévenue s’il me manquait des choses essentielles !

En revanche, il manquait toujours un prénom. Je tins à distance la fatigue qui m’avait terrassée les autres soirs et pris le temps d’y réfléchir. Comment avais-je envie de m’appeler ? Quels étaient les prénoms à la mode en ce moment en Tibar ?

La lueur des pleines lunes filtrait à travers les volets. J’eus soudain envie de sortir pour admirer leur halo. Avais-je déjà observé les étoiles ? Avec peut-être des frères ou des sœurs, des cousins, mes parents ? Avais-je déjà quitté la propriété en douce à dos de cheval pour vivre la forêt de nuit et entendre les chouettes hululer ?

Mes pensées dérivèrent vers les vacances. Où étais-je déjà partie ? Avions-nous une résidence d’été ? Avais-je seulement le droit de sortir en journée avec une peau comme la mienne ?

Je finis par m’extirper du lit et ouvrir les volets. La prairie s’étendait au-delà du poulailler, remplacée plus loin par la forêt dont les pins se découpaient en silhouettes noires sur le ciel sombre. Kaa était déjà haute mais Ida frôlait encore l’horizon. Elles étaient presque rondes.

On voyait peu les étoiles. Trois constellations étaient bien discernables : le Poisson, la Cité volante et Aztariss.

Cette dernière racontait l’histoire du héros éponyme qui avait découvert un nouveau continent en allant sauver ses frères, capturés par des dragons. Pourfendant les bêtes, il était revenu couvert d’or, sa famille au complet, drapé dans une cape en écailles. Cet habit lui permit ensuite de relever de nombreux défis. L’histoire ne finissait pas bien mais Aztariss avait vécu une vie d’aventures, bien remplie et riche en découverte.

Peut-être était-ce ce qui m’attendait demain ? Les découvertes et l’aventure sans la triste fin, de préférence… Pouvais-je m’inspirer de cette histoire pour ma nouvelle identité ?

Je ne pouvais pas choisir le même nom ; les femmes ne portaient pas des prénoms d’hommes. Quelque chose qui commençait pareil ? Azalée. Azaëlle. Azel ? Non. Mais j’aimais bien ces sonorités… Azi. Zia. Zila. Lise…

Je jouai un moment avec les lettres, puis la fatigue me rattrapa.

 

Le lendemain matin, je poussai un grognement pathétique en enfilant les bretelles du lourd – très lourd ! – sac.

Hestia pouffa une dernière fois, rajouta un paquet des biscuits qu’elle avait cuit la veille dans la poche de mon pantalon et m’enjoignit à me dépêcher.

Je me rendis d’abord chez le couturier pour récupérer les deux tenues commandées la veille. Bien que je ne remette pas en doute leur praticité, je refusai de me promener en pantalon. J’avais donc demandé une paire de jupons solides mais élégants. J’y avais quand même ajouté des culottes longues pour les longues marches qui m’attendaient. Hestia avait insisté pour que je parte en plus avec un long tablier et un bonnet pour la route, ce que j’ignorai avec superbe.

Elle me rejoignit, un sac plein de denrées sur l’épaule, alors que j’empaquetais ma deuxième chemise au-dessus d’un épais pull en laine totalement incongru pour la saison. Cependant, j’allais devoir dormir dehors et les nuits étaient fraîches. Je lui jetai un regard plaintif après avoir essayé de soulever la charge supplémentaire.

Elle aurait quand même pu m’accompagner ou me prêter un cheval !

Je réussis toutefois à tenir ma langue et à ne pas le lui demander : elle m’aurait sans doute regardé de travers. J’avais hâte de retrouver ma mémoire pour retourner chez moi, où je ne doutais pas d’avoir des serviteurs.

Avec une grimace, je positionnai toutes mes affaires sur mon dos et mon large chapeau sur ma tête.

— Je pense que j’ai tout ce qu’il me faut. Souhaitez-moi bonne chance !

— Bonne chance. Sois prudente quand même.

— Ne vous inquiétez pas pour moi, je le trouverai en un rien de temps !

— Je n’en doute pas… Bon voyage, Line.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez