Chapitre 5

Par rose898

Agaël

 

De la colère.

C’est tout ce que je ressens à présent.

Oppressée par ce sentiment d’impuissance face à la décision de mon père.

Il m’a volontairement condamnée. 

 

Assise sur le haut des gradins, je dois me mordre l’intérieur des joues pour ne pas laisser s’échapper mes larmes de rage.

Je suis dans la salle de parole de l’Académie du Service Empirique. Une salle qui forme les soldats et les politiques de demain, dans cette immense bâtisse tant convoitée. Tous les visages qui m’entourent sont joyeux, fiers ou hystériques. Dans ces marches rondes qui entourent la scène et s’élèvent jusqu’au plafond, sont réunis les 50 élèves d’élite de cette année pour chaque île.

 

Ils ont tous réussi le test. Sauf moi.

Ils ont tous rêvé de s’asseoir ici un jour. Sauf moi.

 

L’ASE est la seule des trois académies de Sorgay non ouverte au public et qui dispose d’un programme d’admission. Chaque citoyen qui souhaite y entrer doit passer le test d’entrée un an avant le jour du choix, à 19 ans. Une espèce d’examen dont je ne connais ni le contenu ni le sujet, puisque mon père a fait jouer son pouvoir pour m’y admettre la veille de la rentrée.

En moyenne, 80 % des habitants passent le test. Puisqu’on ne doit décider de son académie qu’à 20 ans, la plupart préfère s’assurer d’avoir une chance partout. Certains s’y préparent depuis des années, rêvent de servir l’armée ou d’assister le roi. Mais seulement 50 candidats par régions sont retenus pour ce moment exact : attendre dans l’immense salle de parole de l’Académie qu’on leur attribue une section. 

 

Nous sommes pour l’instant rangés par îles: Farandolis dans les cercles de gradins les plus près de la scène, puis Mansolin, Torlomae, Vorlomae et Cardinance tout en haut. Toutes séparées par deux ou trois rangées.

Le plafond semble s’étirer jusqu’au ciel, chaque partie qui le construit est nuancée de feuilles d’or, trouvées sur Mansolin, et représente un évènement ou un personnage important dans l’histoire de notre continent. Je suis appuyé contre l’une des dizaines de colonnes qui longent le haut de la pièce, elles aussi tapissées de ces feuilles par endroit.

 

En levant le menton, je peux distinguer l’espace central, où trois personnes sont assises en ligne devant un long bureau. Devant eux se trouvent cinq piles de documents : les listes des admis, à qui ils vont tous attribuer une section d’une minute à l’autre.

Mon nom a dû être vulgairement rajouté au crayon à papier ce matin.

Je n’ai rien à foutre là.

Et j’ai l’impression que tout le monde le sait.

Dans chaque regard que je croise sans le faire exprès, dans chaque sourire bienveillant qui m’est adressé, j’ai l’impression que tous savent.

Ils savent que je n’ai jamais eu le moindre soupçon de respect pour cette académie, que je n’ai pas dû travailler pendant des heures pour espérer obtenir un score correct sur un bout de papier, ou que j’ai toujours rêvé du jour où je quitterais ma prison pour Vorlomae.

Chaque personne assise dans les rangées destinées aux élèves de Cardinance sait qui je suis. Je n’ai pas fait beaucoup d’apparitions publiques depuis que j’ai terminé mon apprentissage, je suis restée la plupart du temps cloîtrée dans le Cardinal, à contempler les salles vides ou à fouiller dans la grande bibliothèque, mais j’ai tout de même assisté à des évènements politiques où mon père m’a trainée, à des conférences ou à des discours documentés et qui apparaissaient à la télé.

Je les entends chuchoter, je sens leurs regards curieux, et une couronne imaginaire s’enfonce chaque seconde un peu plus dans mon crâne. Je perçois des murmures, des “princesses”, susurrés aux oreilles, mais ils semblent oublier que mon titre ne vaut rien ici.

 

En me décollant un peu de la colonne, je peux reconnaitre les visages sur la scène : la directrice de l’Académie, qu’on m’a présentée à un diner, mais je ne peux me remémorer son nom, le second de mon père, cet insupportable Mr. Griefs qui le suit partout, et le roi, qui ne ressemble en rien à un tyran sous cet angle. Il a revêtu son costume trois pièces, celui qu’il porte uniquement pour les journées d’Ascension, et la rage de pouvoir qui m’a troublée hier ne se lit plus sur son visage. Il a enfilé son sourire de roi bienveillant, qui ne prône pas la violence et surtout pas la tyranie.

Le Roi du peuple, l’appellent t-ils.

Il va transformer notre régime en dictature Aie-je soudain envie de leur crier.

 

Soudain, un sentiment que je n’avais pas avant vient se glisser à côté de la haine et de l’angoisse dans mon estomac : la culpabilité.

Je suis au courant de ce qu’il veut faire. Personne ici n’a sa chance pour la première place et je le sais.

Je le sais.

Peut-être la moitié de cette salle vit dans l’espoir d’accéder aux plus hauts postes, de choisir parmi les plus beaux métiers de ce monde, et pourtant…

Si tout se déroule comme il le souhaite, dans quelques mois je serai formée pour devenir reine, et toute ma promotion subira les conséquences de cet acte politique honteux.

Un roi qui démissionne à 65 ans avec sa fille à l’ASE…  Même les plus stupides de ce pays sauront que c’était prémédité. 

Sauf si je dévis son plan, sauf si je m’interpose, sauf si j’efface d’un coup de stylo l’avenir qui m’est tracé.

Mais comment ?

 

Quelqu’un tape du plat de la main sur un micro et un son sourd bourdonne dans mes oreilles. L’enceinte est juste à côté de ma tête.

— Bienvenue à l’Académie du Service Empirique !  dit la seule femme sur la scène. Je m’appelle Hazel Terlin et je suis directrice de l’Académie depuis plus de quatre ans maintenant.

Elle est légèrement applaudie, et même d’aussi loin, je peux apercevoir son sourire.

Terlin. Un nom typique de Torlomae.

Elle a dû terminer première, ou au moins être sur le podium de sa promotion pour diriger l’ASE. Je n’ose imaginer la fierté qu’elle doit ressentir à présent, elle est encore jeune, peut-être une trentaine d’années, et a surement réalisé son rêve.

 

Je ne réaliserais jamais le mien.

Il s’est envolé hier soir.

 

— Si vous êtes ici aujourd’hui devant moi, c’est que vous avez réussi notre test d’admission, et rien que pour cela, bravo à vous !  Enchaîne t-elle. Pour cette première année, je vous le rappelle, vous suivrez un enseignement en trois étapes : affirmer son opinion, construire sa force physique et renforcer son esprit.

Je repense à ce livre que j’avais trouvé tout en bas d’une étagère au fond de la bibliothèque, un jour plus ennuyant que les autres. Le Manuel de réussite de l’ASE : j’avais lu ce programme et m’étais confortée dans l’idée que ce n’était pas pour moi.

De ce que j’avais compris à l’époque, les trois étapes consistaient à : savoir animer un débat politique, survivre aux combats pendant la guerre et ne plus subir ses propres peurs.

Tout le nécessaire pour être préparé aux grandes carrières qu’on trouvera à la sortie : du chef des armées au simple soldat, ou de l’avocat au greffier, et bien d’autres encore.

Un cocktail explosif, établi par le roi précédant mon père, qui, il y a de cela un peu moins d’un siècle, a rendu la première année particulièrement éprouvante. C’est lui qui a mis en place le test pour éliminer les incompétents avant même l’Ascension. 

 

À la fin de cette fameuse année, équivalent implicitement à une terrible compétition, les mieux classés choisissent en premier leurs voies pour la deuxième et la troisième année : politique, militaire ou à la cour de mon père.

Et la première place… Ah, la première place…

– J’ai été, ici, dans cette même salle, il y a bien longtemps, dans l’exact même état que vous. Sa voix dans le micro résonne plus solennelle, comme une mise en garde. J’étais moi aussi en ébullition quand j’ai vu mon nom parmi les admis et j’étais moi aussi au bord de l’euphorie le jour de mon Ascension. Je ne vais pas vous redire que les trois trimestres qui vous attendent sont particulièrement difficiles, je suis sûr que vos parents s’en sont chargés. Quelques rires résonnent dans la salle. Cependant, vous devez savoir que, depuis quelques années, le taux de mortalité est plus élevé.

Depuis le renforcement des combats. Oui, mon père en avait parlé avec quelqu’un, quelque part. Impossible de me souvenir de plus.

— Non pas pour vous effrayer, mais plutôt pour vous mettre en garde, poursuit-elle, 55 % d’entre vous se dirigeront vers des carrières militaires, 25 % vers des carrières politiques, 12 % atteindront la cour, et 10 %…mourront.

Des inspirations terrifiées s’élèvent à travers les murs, mais je reste muette. Je savais que l’ASE faisait des morts chaque année, je n’avais aucune idée que c’était à ce point. 

Nous sommes 50 par îles.

250 candidats sont rassemblés ici.

25 d’entre eux ne survivront pas à leurs études.

La moitié d’une rangée… la moitié d’une rangée…

Je tente de visualiser ce que ça représente, mais je ne peux me résoudre à penser que la moitié des visages qui m’entourent ne seront plus là dans quelques mois.

 

La suite du discours de Terlin se fait dans le brouillard, je ne prête plus attention à rien et me demande pourquoi je ne me suis pas simplement enfuie quand je le pouvais encore.

C’est à mon père de parler cette fois, et tandis qu’il énumère au combien il est fier de rencontrer ceux qui serviront pour son continent, au combien il est fier de mettre un visage sur les héros de demain, je fixe le tissu de ma robe pour ne pas croiser son regard.

Car si je pose les yeux sur lui, je vomirais, c’est certain.

 

Enfin, après cette heure de monologue qui n’a rien fait de plus que de me faire mal à la tête, il est venu le temps de l’attribution aux sections. Les sections sont l’équivalent des classes lors des années d’apprentissage. Elles sont souvent faites dans l’ordre des listes. Chaque île est mélangée, pour favoriser les rencontres et le dépaysement. 

–Section 1 !  Annonce Terlin. Rihannon Keyrs.

Une grande rousse se lève de la rangée de Torlomae et vient se positionner derrière les bureaux sur la scène, là où à la fin se trouvera 5 files de section.

 

Des millions de minutes plus tard, la section 4 est enfin clôturée.

–Section 5 !  Elias Berliot.

Un jeune homme aux cheveux noirs se détache des gradins et marche jusqu’à la dernière file.

Je serais dans la section 5, puisque je n’ai toujours pas été appelée.

La dernière section, enfin !

Je manque de m’endormir tant les noms sont nombreux, tant le ton monotone de ma nouvelle directrice est assommant.

–Section 5 !  Félix Merrant.

En voyant le nouvel admis se lever parmi la rangée de Mansolin, je reconnais immédiatement les cheveux et les bras qui m’ont sorti de l’eau hier après-midi.

C’est une blague.

Il a évidemment fallu que cet abruti de marin choisisse l’ASE, et soit qui plus est dans la même section que moi.

J’ai hâte de voir sa tête quand mon nom va être appelé.

 

Les noms défilent, encore…et encore.

Je sers les points pour me garder éveillé, et quand je sens le sommeil m’emporter, je lève les yeux pour regarder le marin, il a l’air en meilleure forme qu’hier, et ça me frappe à quel point il semble libre.

Je suis la dernière sur la liste, je l’aurais parié.

–Section 5 !  Agaël Chobin.

Presque tous se retournent, tout le monde ici connait mon nom, se souvient l’avoir entendu quelque part, ou l’avoir lu dans un article.

Mais la plupart n’ont pas de visage à mettre sur ce mot familier, c’est certainement pour ça qu’ils me fixent.

Tous.

Y compris le marin, qui semble un peu hébété maintenant.

J’espère que je gache sa journée.

 

Je peux enfin me lever pour me diriger vers ma file.

Je ne lui fais évidemment pas le plaisir de répondre à son regard insistant et scrute le mur devant moi tandis que je me déplace la tête la plus haute possible.

— Voilà qui clôt l’Ascension !  Annonce Terlin.

Tout le monde applaudit.

–Un professeur va vous conduire à vos dortoirs, dit-elle en se retournant vers nous. Patientez encore quelques minutes.

Et elle s’eclipse, ainsi que mon père, qui me lance un dernier regard dénué d’affection.

— T’as pas l’air bien. Tu veux un peu de mon eau ?

C’est la femme brune à la peau mate devant moi qui vient de me parler, elle me fixe avec un grand sourire en me tendant sa petite bouteille verte foncée.

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