Chapitre 6

Par rose898

Félix

 

Je me réveille trop tôt.

Trop tôt pour un premier matin.

Le sommier de mon lit rentre dans mon dos et est à peine assez grand pour que je puisse allonger mes jambes.

L’inconfort, le manque, l’angoisse… Tout pousse mon cerveau à s’éveiller, à reconnaitre la réalité de mes choix.

L’air que je respire est sec, il me rappelle celui de Desparath, quand je me cachais sous mes draps dans l’orphelinat, espérant pouvoir faire disparaitre les éléments qui constituaient ma vie.

 

Dans l’obscurité de ce matin ou de cette nuit, j’entends les respirations de mes nouveaux camarades de chambre : nous sommes environ 60 lits par étage, quatre étages de pièces sans séparations, avec une petite salle de bain au fond. Je dors quasiment dans la couchette d’à côté. 

Au moins, je suis contre le mur… me dis-je.

J’ai encore moins d’espace vital qu’à l’orphelinat de dégénérés où j’ai moisi pendant un an. Et je suis dans l’académie la plus prestigieuse du continent.

Ils doivent nous habituer à des conditions de guerres ou de misères, pour que les futurs soldats ne s’attendent pas à un lit à baldaquin orné de feuilles d’or.

 

La fille Chobin est dans le dortoir féminin, à quelques mètres de moi. Ce manque de confort doit lui arracher les os, et j’en suis ravie. 

Je n’y avais même pas pensé.

C’est ce que je me dis depuis hier, quand je l’ai vue se pavaner dans sa grande robe blanche jusqu’à la scène.

J’aurais dû me douter que la fille du roi allait forcément atterrir à l’ASE, c’était plus que prévisible.

Nous avions une chance sur cinq de finir dans la même section.

Nous sommes passés de kilomètres de distance à seulement quelques mètres en une journée.

Si c’était juste une fille agaçante, je n’y penserais même pas. Mais si elle souhaite la première place, l’unique raison pour laquelle je suis ici, elle l’obtiendra. Son père va faciliter ses études, rendre sa première année clémente. Et je verrais mon seul et unique but m’échapper.

Je ne peux m’y résoudre.

 

Après de lamentables minutes à observer un plafond sans lumières, un garde est rentré dans le dortoir pour nous ordonner de descendre. Les plaintes de mes colocataires m’ont déchiré les oreilles. La plupart aspirent à devenir soldats et ne sont pas capables de se lever.

 

Nous sommes encore habillés de nos tenues de la veille, la plupart des hommes en chemises blanches maintenant crasseuses, et les femmes en robes étincelantes maintenant froissées.

La salle de buffet, une simple cafétéria dont le bruit assourdissant me donne envie d’aller me recoucher. La fille et le garçon à côté de moi font claquer leurs couverts sur leurs assiettes quand un professeur monte sur une chaise et lève les bras en signe de bienvenue.

La moitié des premières années se sont groupées par îles, je le devine à leurs tenues similaires. Ils se sont rassemblés avec leurs frères, sœurs ou amis avant d’être probablement séparés pour les premiers cours. Mais je suis assis comme un con à une table d’inconnus.

L’homme nous fait signe d’arrêter le vacarme et s’éclaircit la voix :

— Bienvenue ! Je ne suis ici que pour donner quelques informations, ensuite vous irez rejoindre vos salles de classe.

Encore des applaudissements.

— Bien, poursuit-il, la section 1 sera au premier étage, dans la salle 102.

– Eh ! Le garçon assis à côté de moi me tape le bras. Tu ne serais pas le fils Merrant ? me demande-t-il sur un ton moqueur.

Je le reconnais, mais impossible de me souvenir de ce nom, je sais qu’il est dans ma section.

— Et toi, tu es ?

— Appelle-moi Elias.

Elias Berliot, le petit emmerdeur de Mansolin, il ne me connait pas, mais moi je connais sa réputation.

Il me tend sa main et je la secoue rapidement avant de me reconcentrer sur le petit discours du professeur, en attendant impatiemment le numéro de ma salle.

— Ta mère a pas été assassinée ?  Ou un truc du genre ? me demande-t-il le sourire aux lèvres.

Mes tempes prennent feu le temps d’une seconde.

— Tu ne sais rien de moi ou de ma famille.

Légerment trop sec. Je déteste celui que je suis quand je dois répondre à ce genre de questions, ce type nonchalant, froid, parfois méchant, ce n’est pas moi. Mais avec les ignorants comme Elias ou une certaine princesse, je préfère réagir ainsi.

— Bah ouais, c’est pour ça que je te demande ! 

Là. Quand il pose sa main sur mon épaule, relance les douleurs dans mon dos, et en rigole presque, j’aimerais à ce moment précis que mes yeux lancent des éclairs.

Mais je ne peux rien faire d’autre appars le fixer d’un regard noir, en attendant qu’il rompe le contact physique qui brûle ma peau sous ma chemise.

 

Les trois quarts de Sorgay sont au courant du fait d’hiver sur lequel est construite mon existence. La plupart connaissent mon père comme un martyre jugé trop vite, avec trois pauvres enfants endeuillés. Mais Elliot, Calisse et moi avons tant disparu de la surface de cette Terre que je doutais fortement que quelqu’un ici m’ait reconnu.

Apparemment, je me trompais.

Cet abruti d’Elias a dû me voir dans un article de journal quand j’ai témoigné en faveur de mon père, il y a deux ans.

Une décision que j’ai amèrement, amèrement regrettée.

 

Ma mère est morte il y a trois ans.

Quand j’avais 17 ans.

C’est un pauvre garde du Cardinal qui me l’a dit, un jour où je rentrais des cours.

Ma vie était pourtant si paisible.

Je rentrais tous les jours de l’école par bateau, chez moi, dans ma grande maison au centre de Cardinance. J’embrassais ma mère et enlaçais mon père, pour qui j’aurais tout donné à cette époque. J’avais encore le luxe de fermer les rideaux tant le soleil m’aveuglait quand je montais à l’étage rejoindre Calisse, avec qui j’avais encore le temps de me disputer quand elle disait des bêtises à Elliot, qui ne savait même pas marcher.

Mais un jour, j’ai baissé la poignée argentée pour la dernière fois, je suis rentrée dans une grande maison remplie de soldats, de policiers ou d’enquêteurs, et Calisse s’est précipitée pour pleurer dans mes bras.

C’est un putain de guarde qui me l’a dit.

Au début, je ne ressentais… rien.

J’avais pas vraiment de questions à poser, je consolais ma jumelle qui se noyait dans ses larmes comme une personne normale. J’essayais d’expliquer ce qui se passait à mon petit frère, mais je ne suis pas sûr qu’il se rendait compte. Il était trop jeune, tellement tellement jeune. Mais je n’étais pas vraiment là. Je ne l’ai d’ailleurs pas pleuré avant un moment. Je mangeais pour manger, dormais pour dormir… Mais c’était comme si aucune pensée ne traversait mon esprit. Je ne sentais plus que le deuil, la perte, la souffrance, qui embommé tout mon univers parfait. Tout dans mon esprit était soudain comme taché de sang. Du sang, que j’avais beau lavé, refusait de s’en aller. Il emplissait mes mains, mes murs et mes os. Mais pas de la douleur, non. C’était un mot trop faible pour le poids lourd qui pesait dans mon corps. Je perdais soudain ma gauche et ma droite, parfois, quand je ne devais pas m’occuper de quelqu’un ou que Calisse dormait sur mes genoux, l’environnement tournait et tournait encore, jusqu’à m’en donner la nausée.

Et puis, bien assez vite, une première question a fait surface :

Comment ?

Comment une mère de famille de 38 ans, qui travaillait aux échanges intra-îles dans une des plus grandes salles du palais royal, est soudain retrouvée morte chez elle, pendant que sa famille était absente ?

Comment, une grande blonde aux yeux verts, mariée depuis des années au même mari, juriste au Cardinal, aimant envers elle comme envers leurs enfants, meurt soudainement, chez elle ?

Il n’y avait qu’une réponse.

Le meurtre.

Les enquêteurs ont tout de suite admis qu’il s’agissait d’un assassinat.

Ils ont déambulé dans notre belle maison toute blanche décorée par ma mère. Par dizaines, pendant des jours, des heures.

J’ai supplié mon père pour qu’on s’en aille, au moins au bout de la rue le temps qu’ils trouvent les indices miracles qu’ils n’ont cessé de chercher. J’ai tambouriné à sa porte, parfois en perdant toute contenance, pour sauver Calisse, qui chutait, chutait et rechutait encore, dont je voyais les traits fondre sur la brulure du chagrin. Pour épargner Elliot, qui, bien que pas vraiment conscient, allait garder ses souvenirs d’horreur ancrés dans son cerveau d’enfant.

Parce qu’ils ne méritaient pas ça.

Pas eux.

J’ai fait passer leur douleur avant la mienne, j’ai pris sur moi pendant des semaines et n’ai pas laissé couler une seule larme.

Pas même à l’enterrement.

Et je ne sais pas vraiment pourquoi.

Mais mon père restait cloîtré dans son bureau, “à trier ses affaires”, comme il le disait. Mais la plupart de ses affaires, ses robes, ses parfums, ses photos, gisaient dans une chambre où il ne pouvait plus dormir.

Et c’est à ce moment-là que mon estime pour lui a commencé à flancher.

Je l’ai vu vasciller, cet amour infini que je lui portais.

Quand il n’a pas eu le courage de se lever de sa chaise et de s’occuper de nous. J’avais 17 ans et j’avais assuré son rôle d’adulte. 

Je ne lui en ai pas voulu tout de suite, bien sûr. Je passais le reste de mon temps à lui trouver des excuses.

 

Mais mes excuses ont perdu toute valeur quand il a été arrêté un matin, devant ses enfants, pour le meurtre de sa femme, ma mère.

Je ne garde des jours qui ont suivi quelques vulgaires captures d’image cérébrales ou des flashs que je revois parfois en noir et blanc, parfois floutés de chagrin, tant tout avait perdu couleur et gout.

Le procès n’a même pas duré une journée.

72 heures après son arrestation, mon père a été envoyé sur Desparath, une île coupée de tout au sud-est de Sorgay. Là où sont envoyés les criminels, les lâches, tous ceux qui déshonorent notre continent.

Mais pour les vrais dégénérés, il y a la prison de Térence, dieu de la mort et du châtiment, un endroit plus que glauque, paraît-il, où on en ressort différent, ou jamais, tout simplement.

La charte de la séparation des pouvoirs veut que la progéniture de ces abominations soit également envoyée à Desparath, dans des orphelinats pour ceux âgés de moins de 18 ans, et simplement sur l’île pour ceux de 18 à 20 ans. Ensuite, il faut espérer que l’Académie des sciences ou des arts les prenne lors de l’Ascension. 

Le test d’admission de l’ASE n’est pas ouvert aux jeunes de Desparath.

 

Alors comment m’en suis-je sorti ?

 

J’ai croupi avec Calisse pendant un an dans l’orphelinat dédié aux 15 à 18 ans.

Tout était… lugubre.

Blanc sale et gris crasseux dans un acheminement de lits de ferrailles, de rats et d’inhumanité.

Elliot, lui, dans un orphelinat destiné aux plus jeunes, m’a assuré plus tard que ce n’était pas si pire.

Mon esprit en a été un peu soulagé.

À l’orphelinat, j’ai commencé à pleurer. Seul dans la salle de bain au carrelage souillé, appuyé contre les murs froids, à me tordre le visage pendant des nuits entières, quand tout le monde dormait. Je pleurais enfin ma mère, mais une autre douleur serrait mon cœur. Je n’arrêtais pas de penser à Elliot, j’en étais déjà bien soucieux à l’époque, et l’idée même qu’il vive la même chose que nous, seul et bien trop petit, m’a fait recracher mon petit déjeuner :

Chaque. Putain. De. Matin. Pendant. 1. An.

 

Et un jour de grâce certainement, où mes supplications imaginaires avaient été entendues, un homme en costard est venu chercher Calisse et moi dans la chapelle.

Le dossier de mon père avait été réouvert, réexaminé. On ne sait pourquoi, encore aujourd’hui, ceux qui sont envoyés sur Desparath sont pourtant également envoyés dans l’oubli.

Mais le procès allait reprendre son cours.

Et j’ai témoigné en faveur de mon père.

J’ai juré devant tous les dieux que Mathias Merrant était innocent, sans disposer d’aucune preuve.

Je ne sais pas si je dois le regretter. Je n’aurais pas pu deviner qu’il se montrerait plus que violent lorsqu’on serait déplacés à Mansolin pour travailler, mais je m’en veux de m’être laissé croire qu’on retrouverait ne serait-ce qu’un morceau de ce que l’on avait avant.

 

Je ne crois pas avoir été heureux depuis.

Même les moments de bonheur, devenus rares, n’ont jamais retrouvé la même saveur.

Même les moments de complicité volée avec Calisse et Elliot sont restés tachés de tristesse et de deuil.

Parce qu’on ne s’aime plus parce qu’on est une famille, on ne s’aime plus parce que la vie c’est pas si mal, finalement.

On s’aime car on fait face ensemble à des suites d’évènements tragiques, à un chagrin qui ne s’estompe pas.

Et chaque rire, chaque sourire me le rappelle : je dois récupérer ma vie et la leur.

Je suis la pour faire condamner mon père, et j’y arriverais.

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