Ils déjeunaient sans parler.
Sur la grande table de la suite impériale, un plateau chargé reposait entre eux : figues tièdes, croissants au beurre, jus d’oranges pressées, fromages doux. La nappe était blanche, fraîchement changée. Le silence, lui, durait depuis qu’ils s’étaient réveillés.
Maxime beurrait une tartine avec une lenteur calculée. Lila faisait tournoyer sa cuillère dans une tasse vide. Il faisait chaud. Trop chaud pour un matin. Le ventilateur de plafond grinçait à intervalles réguliers, comme pour marquer les secondes.
Elle leva les yeux vers lui, enfin.
— Tu penses qu’on va mourir ici ? demanda-t-elle, d’un ton plat.
Il haussa les épaules.
— Peut-être. Mais bien nourris.
Silence. Encore.
Puis elle attrapa un croissant, le leva au-dessus de sa tête et le fit danser comme une marionnette.
— Bonjour, je suis M. Croissant, et j’exige qu’on me mange avant que vous mourriez.
Elle prit une voix aiguë, ridicule. Maxime éclata de rire — un vrai, soudain, presque trop fort. Il se couvrit la bouche, surpris par sa propre réaction. Lila sourit à peine, mais son regard sembla s’éclaircir, une seconde.
— Tu ris encore, dit-elle.
— Tu m’as pris par surprise.
— C’est tout ce qu’il nous reste, non ? Les surprises absurdes.
Il ne répondit pas. Il finissait sa tartine, lentement.
*****
Maxime marchait seul dans les couloirs du Thalassa Club.
Il ne comptait plus les heures passées à déambuler ainsi, les mains dans les poches, la tête vide. Il connaissait chaque recoin de l’hôtel. Chaque repli de moquette, chaque sculpture inutile posée dans les angles, chaque plante artificielle. Il savait quels couloirs étaient les plus frais, lesquels résonnaient plus que les autres. Il savait où les lampes vacillaient, où l’odeur de sel était la plus forte.
Aujourd’hui, pourtant, quelque chose clochait. Il longeait l’aile ouest, celle qui menait normalement vers les salles de conférence. Il y était passé des dizaines de fois. Mais là, à l’angle… un mur.
Un mur blanc, lisse, sans ornement. Sans porte. Là où le couloir continuait hier encore. Il s’arrêta net. Fronça les sourcils. Tenta d’effleurer la paroi — elle était tiède, presque moite. Il recula d’un pas, le cœur soudain plus lourd. Il fit demi-tour, remonta à la suite, d’un pas rapide.
— Lila ! appela-t-il en entrant.
Elle était sur le balcon, en train de se limer les ongles, nue sous un peignoir entrouvert. Elle leva les yeux, l’air agacé.
— Quoi encore ?
— Y a un mur. À la place du couloir, là-bas. Tu viens ?
Elle soupira, mais se leva. En chemin, elle ne dit rien. Il ouvrait la marche. Elle le suivait pieds nus, le peignoir flottant derrière elle comme une cape lasse.
Arrivés devant la paroi, ils restèrent quelques secondes sans bouger.
— Il n’était pas là, hein ? dit-il.
Lila acquiesça, le regard fixe.
— Non. Il y avait un couloir. Une fontaine en marbre, même.
Elle baissa les yeux. Ses orteils étaient plantés dans la moquette. Elle se pencha un peu.
— Maxime...
Il se tourna vers elle.
— La moquette est mouillée.
Il se pencha à son tour. Une auréole sombre s’élargissait lentement sous leurs pieds. Salée. Il le sentit immédiatement. Ils se regardèrent. Aucun mot ne vint.
*****
Ils continuèrent leur routine, comme on continue une habitude vide.
Ils s’étaient promis de ne pas se laisser aller. Alors ils firent l’amour, en milieu d’après-midi, dans une des suites-jardin. C’était Maxime qui avait pris l’initiative. Ou peut-être pas. Peut-être était-ce juste le moment où leurs corps s’étaient croisés assez longtemps pour que l’un se tourne et l’autre suive.
Lila se mit à quatre pattes sur le lit, sans un mot. Elle écarta les jambes, le dos creusé. Maxime baissa son short, la rejoignit. Pas de baiser. Pas de jeu. Juste des coups de reins réguliers, nets. Le matelas grinçait à chaque mouvement. Il tenait ses hanches, ses doigts enfoncés dans sa chair, mais sans violence. Sans douceur non plus. Elle gémissait à peine. Lui, haletait, concentré.
Ils jouirent presque en même temps. Un frisson. Un râle. Puis plus rien.
Il se retira, s’essuya vaguement. Elle ne se retourna pas. Elle se leva, traversa la pièce, nue, un peu raide. Elle entra dans la salle de bain. On entendit l’eau couler. Maxime resta là, assis sur le bord du lit. Il remit lentement son short. Sa chemise. Il regardait droit devant lui, vers le mur. Vers un tableau représentant une barque échouée.
Ses yeux étaient vides. La mer, dehors, battait encore contre les rochers en contrebas. Mais elle semblait de plus en plus proche.
Maxime entendit d’abord un craquement sourd, comme un soupir sous pression. Puis, le bruit éclata : un fracas métallique et mouillé, un choc brutal mêlé à un bruit de ruissellement incontrôlé. Il bondit sur ses pieds.
— Lila ?!
Il se précipita vers la salle de bain.
La porte était ouverte. Ou plutôt disloquée.
La moitié de la pièce avait disparu. Littéralement. Le sol s’était effondré dans l’étage inférieur, laissant un cratère irrégulier aux bords instables. Au fond, de l’eau. Beaucoup d’eau. Une pièce noyée. L’ancienne salle de massage, peut-être — difficile à dire dans ce chaos.
Lila était de l’autre côté du trou, accroupie contre un mur, nue, haletante, les cheveux trempés de sueur et de brume. Une fine estafilade lui barrait le sein gauche, une entaille nette et rouge sur la peau pâle. Elle avait dû se jeter contre un éclat de marbre, encore planté dans le mur derrière elle.
— Putain, Lila !
Elle leva la tête, le souffle court.
— Ça va. J’ai glissé. J’ai eu le temps de sauter.
— T’es blessée…
— Ça saigne pas tant que ça. J’ai juste besoin… de sortir de là.
Il se redressa. Regarda autour. Calcula. Puis, sans réfléchir davantage, il prit de l’élan, courut, et bondit par-dessus l’ouverture. Le sol gémit sous son atterrissage, mais il tint bon.
Il la rejoignit, se pencha vers elle.
— Tu peux marcher ?
— Je crois.
Il passa un bras autour de ses épaules, l’autre sous ses jambes.
— Maxime, je peux marcher, répéta-t-elle, mais elle ne résista pas.
Il la souleva, traversa lentement le rebord fissuré, puis sauta à nouveau, plus prudemment, de l’autre côté. Une fois en sécurité, il la déposa sur le lit, encore intact.
Ils se regardèrent. Leurs yeux étaient grands ouverts, essoufflés, surpris. Puis, contre toute attente, ils éclatèrent de rire. Un rire désespéré, nerveux, mais sincère.
— T’es vraiment con, dit-elle, la voix brisée de rire.
— Et toi t’es vraiment à poil.
Il attrapa une serviette, l’enroula autour de ses épaules.
— Viens. On va te réparer.
*****
Il l’emmena à la pharmacie de l’hôtel, encore immaculée. Tout était là : compresses, antiseptiques, pansements. Il nettoya doucement sa plaie avec un coton imbibé. Lila grimaça, mais ne dit rien.
— Tu fais ça bien, souffla-t-elle.
— J’ai bien regardé comment tu fais quand tu me soignes d’habitude.
Elle leva les yeux. Leurs regards se croisèrent. Il n’y eut rien de plus. Pas d’étreinte. Pas de baiser. Juste ce moment suspendu où l’un reconnaît l’autre, brièvement, dans la lumière crue.
Il lui trouva des vêtements dans la boutique attenante : une robe de plage blanche, ample, presque sacrée. Elle l’enfila en silence. Il passa un tee-shirt propre, et ils redescendirent ensemble vers le lobby.
Et là, ils s’arrêtèrent net.
Au centre du grand hall, sous la verrière, une vague stagnait. Pas une inondation. Pas un débordement. Une vague, vraie, figée dans son mouvement, comme si le temps s’était contracté autour d’elle. Elle avançait à mi-hauteur, enroulée sur elle-même, menaçante, mais immobile. Comme si elle attendait.
Les deux jeunes gens restèrent là, sans parler. La lumière du soleil filtrait à travers l’eau suspendue, peignant des reflets marins sur le sol en marbre.
— Je crois que la mer... est entrée, dit Maxime, très doucement.
Soudain, la vague s’effondra.
Pas un écoulement. Un effondrement brutal, comme si la gravité s’était rappelée à elle d’un seul coup. L’eau s’abattit sur le sol dans un fracas assourdissant, brisant le silence en une seule gerbe opaque. Le verre de la verrière éclata en un millier d’éclats. Le hall fut englouti.
— COURS ! hurla Maxime.
Ils pivotèrent, les pieds déjà dans l’eau, et se mirent à courir. Trop tard. L’écume les rattrapa comme une bête qui bondit. Ils furent emportés. Propulsés, soulevés, roulés contre les murs et les colonnes. Des meubles dérivaient autour d’eux. Une lampe suspendue frôla le crâne de Maxime. Lila cria quelque chose, mais l’eau l’avala.
Et puis, aussi soudainement qu’ils avaient été happés, ils furent recrachés.
Leur corps heurta la surface de la piscine extérieure, celle qu’ils connaissaient par cœur — ou plutôt, celle qu’il en restait. L’eau n’était plus chlorée ni turquoise. Elle était salée, sombre, habillée d’algues épaisses qui flottaient paresseusement comme des cheveux morts.
Ils émergèrent, toussant, suffoquant, écorchés.
— Sors ! cracha Maxime.
Ils agrippèrent le rebord, glissèrent, recommencèrent. Le béton était poisseux, le sel brûlait leurs yeux. Ils rampèrent hors de l’eau et s’éloignèrent comme deux naufragés, à quatre pattes dans l’herbe détrempée.
Ils ne dirent rien. Ils mirent du temps à respirer.
Puis, sans un mot, Maxime désigna le bâtiment principal. Ils longèrent les murs, pieds nus, trempés, couverts de sel et de feuilles, jusqu’à trouver une chambre au premier étage. Une chambre neutre. Pas trop haute. Pas trop basse. Juste un entre-deux.
Elle sentait la lavande fanée et le renfermé.
Ils refermèrent la porte. Baissèrent les volets. Tirèrent les rideaux. Il faisait presque noir.
Ils s’allongèrent sur le lit, l’un à côté de l’autre, sans se toucher. Lila recroquevillée sur elle-même, tremblante. Maxime, les bras croisés sous la tête, regardant le plafond.
Elle pleura sans bruit. Des larmes épaisses, lentes, presque dignes. Elles roulaient le long de ses tempes, s’écrasaient dans les draps.
Maxime ne la regarda pas. Il serrait les dents. Le visage tendu. Le souffle trop fort.
— Il faut qu’on lève cette foutue malédiction, dit-il.