Chapitre 4

Par Ohedenn

Ils firent le tour de l’hôtel trois fois, comme pour s’assurer que le monde ne leur jouait pas un mauvais tour.

Rien n’avait bougé. La réception était toujours vide, le bar impeccablement rangé, la piscine bleu turquoise sans une ride. Les fontaines coulaient encore doucement, comme si l’eau ignorait l’absence des hommes. Lila appelait à voix haute parfois, un peu trop fort. Maxime tapait des mains dans les couloirs. Aucun écho ne répondait.

Ils cherchèrent partout. Dans les chambres, les cuisines, les sous-sols. Ils trouvèrent des couettes roulées, des couverts encore sales dans l’évier, un téléphone décroché dans une suite familiale. Des signes de présence, mais plus personne.

Les premiers jours furent ceux de l’exploration méthodique. Ils fouillèrent chaque pièce, notèrent les accès, testèrent les systèmes. L’électricité fonctionnait. L’eau coulait chaude. Les réserves de nourriture semblaient inépuisables : fruits frais, vins, viandes sous vide, congélateurs pleins. Même le linge propre continuait d’apparaître, plié, dans les placards communs.

Au troisième jour, ils décidèrent de quitter l’hôtel à pied. Le domaine donnait sur plusieurs sentiers, dont l’un menait vers une colline basse, l’autre vers une falaise. Ils choisirent le premier. Ils marchèrent longtemps, le soleil dans le dos, les mains moites. Mais après une heure, ils retrouvèrent l’hôtel. Par un autre côté.

— On a tourné en rond ? demanda Maxime.

— Je crois qu’on n’a pas tourné…, répondit Lila. Un silence de plomb accueillit cette déclaration, et ce qu’elle sous entendait.

Ils réessayèrent plusieurs fois, changeant de direction, plantant des repères, laissant des marques sur les arbres. Mais le résultat était toujours le même : l’hôtel les reprenait. Gentiment, sans violence. Comme s’il était leur point fixe.

Le cinquième jour, ils utilisèrent le bateau.

La vedette blanche attendait toujours au ponton, moteur ronronnant, comme si le départ n’attendait qu’eux. Ils embarquèrent, silencieux. Lila portait une casquette, Maxime ses lunettes de soleil, comme pour se convaincre de la réalité. Ils mirent cap au nord. La mer était calme.

Jusqu’à ce qu’elle ne le soit plus.

Au bout de quelques minutes, des vagues énormes surgirent de nulle part. Pas une tempête — un mur d’eau, dressé sans vent. Le ciel restait bleu. La mer se refermait devant eux, leur barrait le chemin. Maxime tourna, tenta le sud, l’est. Même phénomène. Des crêtes liquides surgissaient en silence, formant un cercle mouvant, impénétrable.

Ils revinrent, hébétés. Ce soir-là, ils ne parlèrent presque pas. Ils s’endormirent sans dîner, blottis l’un contre l’autre dans une chambre qu’ils n’avaient jamais utilisée auparavant. Le lendemain, ils ne cherchèrent plus.

*****

Ils perdirent la notion du temps.

Il n’y avait plus de matin, plus de soir, plus de semaine. Seulement des cycles de faim, de désir, de lassitude douce et de bouffées d’excitation. Parfois, ils dormaient quinze heures d’affilée. D’autres fois, ils passaient deux jours sans fermer l’œil, dévorant la nuit à coups de cocktails, de baignades, de sexe brutal.

Ils décidèrent que chaque chambre serait une aventure. Ils en changeaient tous les jours, parfois deux fois dans la même journée. Suite nuptiale, bungalow jardin, penthouse avec jacuzzi, chambre vue montagne — ils les réinventaient toutes. Dans l’une, ils s’imaginèrent jeunes mariés fuyant leur famille. Dans une autre, stars internationales venues s’isoler. Un matin, Lila se réveilla princesse grecque, exigeant que Maxime la serve nu. Il obéit en riant, posant un coussin doré sur sa tête comme une couronne.

Ils s’habillèrent pour eux seuls : robes longues, costumes de soirée, bijoux volés à la boutique de l’hôtel. Un soir, ils se mirent en smoking et robe lamée pour dîner en silence à la salle des fêtes, trois chandelles allumées au milieu de quatorze plats. Le lendemain, ils dînèrent nus sur le toit, assis en tailleur autour d’un plateau de fromages.

Un soir, ils choisirent la salle du restaurant gastronomique, celle qu’ils n’avaient jamais osé vraiment pénétrer. Elle était vaste, sobre, démesurée. Ils la préparèrent comme une scène : chandelles rallumées, rideaux tirés, nappes repassées, fruits lustrés.

Lila portait une robe ivoire à perles, trop longue, trop fendue, qu’elle avait trouvée dans la vitrine de la boutique. Elle marchait pieds nus, les ongles vernis en rouge, une bague en saphir au doigt. Ses cheveux lâchés brillaient sous la lumière dorée. Maxime, lui, avait opté pour un smoking blanc impeccable, chemise entrouverte, sans cravate, les tempes humides de vin et d’envie.

Ils dansèrent entre les tables, lentement, sans musique. Elle tournait sur elle-même, la robe flottant comme une vague. Il la suivait, brûlant, les mains encore vides, mais le corps déjà plein d’elle. Elle grimpa sur une table, leva les bras comme une prêtresse.

— J’offre ce festin à l’amour, dit-elle.

Puis elle dégrafa sa robe. Le tissu glissa sur ses hanches et tomba comme une offrande. Nue, éclatante sous les chandelles, elle tendit la main à Maxime.

Il la rejoignit, monta sur la table, déchira sa chemise sans un mot. Ils s’embrassèrent debout sur la nappe, au-dessus des plats qu’ils n’avaient pas touchés. Elle s’assit, l’écarta contre elle. Il tomba à genoux.

Il la prit là, dans la lumière chaude, entre les verres qui tremblaient et les fruits roulés au sol. Chaque mouvement faisait glisser les couverts, chavirer les chandeliers, éclater les plats. Elle riait, haletait, le corps arqué, vivant. Il la tenait fort, le souffle court, les mains crispées sur sa peau.

— Plus fort, murmura-t-elle. Comme si tout pouvait exploser.

Et tout explosa.

Ils glissèrent sur une autre table, puis au sol, puis encore debout, entre les bouquets fanés. Elle cria quand elle jouit — un cri long, nu, clair. Il la suivit dans une brisure profonde, les jambes fléchies, la gorge rauque.Puis ils s’effondrèrent dans les miettes, dans le vin, dans leurs rires mêlés. Essoufflés. Nus. Couverts de sucre, de sueur, et d’un silence triomphant.

*****

Le lendemain, ils firent l’amour sur le comptoir du bar, les jambes dans les bacs à glaçons. Puis dans les douches du spa. Puis sur une pile de coussins au milieu de la salle de yoga. Le sexe était partout, comme une langue qu’ils n’arrêtaient plus de parler.

Ils se donnaient des rôles, des pseudonymes. Lila devenait Céleste, parfois Isadora, parfois n’avait plus de nom du tout. Maxime se faisait appeler Jules, puis Personne. Ils réinventaient leur couple chaque jour. Ils exploraient toutes les formes de plaisir, de domination, de tendresse. Ils testaient leur corps comme on teste une machine : jusqu’où ça peut aller sans craquer ?

Ils transformèrent le spa en salle de jeux. Bain de mousse à la vodka, hammam froid, massage à deux, à l’aveugle, au miel. Ils se barbouillaient de crème, de chocolat, de fleurs. Ils riaient comme des enfants sales et magnifiques.

Ils ouvrirent la salle de conférence pour y improviser une scène. Lila jouait un monologue tragique à Maxime assis dans le noir, torse nu, une coupe de champagne à la main. Ils s’inventaient une langue. Ils faisaient du bruit. Ils faisaient tout.

Un jour, ils prirent tous les coussins de l’hôtel et les empilèrent dans la salle de yoga pour y faire l’amour dans une orgie molle, douce, un cocon de tissus. Un autre, ils mirent le feu à des serviettes au bord de la mer pour « voir si le feu avait encore peur du sel ».

La mer ne répondait pas.

Ils ne craignaient rien. Lila parlait aux caméras éteintes. Maxime pissait dans les lavabos en la regardant dans les yeux. Ils faisaient la vaisselle tout nus en chantant du Joe Dassin. Ils jetaient les assiettes dans la mer, les bougies, les verres, les nappes.

— On est des rois, dit-elle un soir, nue sur le trône du bar.

— Des rois dans royaume vide, répondit-il.

— Juste le royaume des choses belles et inutiles.

Ils trinquèrent avec du vin sucré, trempèrent leurs doigts dans le caramel, s’embrassèrent longuement, les lèvres brillantes.

Et dehors, toujours, la mer scintillait. Et le vent soufflait, indifférent.  Et rien, jamais, ne les rappelait à l’ordre.

*****

Ils commencèrent à refaire les choses.

Une chambre déjà utilisée. Une position déjà tentée. Une blague qui ne faisait plus vraiment rire. Lila s’en rendit compte la première, un matin d’apparente paresse, alors qu’elle versait du sirop de grenadine dans le bain à bulles du penthouse.

— On l’a déjà fait, dit-elle.

Maxime haussa les épaules. Il avait les cheveux encore humides, les yeux cernés, une fatigue étrange sous la peau.

— Et alors ? On peut le refaire. Il n’y a pas de règle.

Mais il le dit sans conviction.

Ils passèrent cette journée-là dans le spa, comme tant d’autres. Massages improvisés. Gommage au sucre. Bain de vapeur. Mais tout était légèrement… moins. Moins drôle. Moins surprenant. Moins nécessaire. Le hammam était tiède au lieu d’être brûlant. Les draps avaient une odeur d’huile oubliée. L’eau du jacuzzi semblait plus fade.

Ils firent l’amour sans grande envie, par habitude. Ce fut doux, lent, presque absent.

Le lendemain, ils s’habillèrent sans se parler, chacun de leur côté. Maxime mit une chemise noire qu’il n’avait jamais portée. Lila une robe droite, sans fente, sans fantaisie.

— On dirait qu’on va à un enterrement, lança-t-il, en riant à moitié.

Elle ne répondit pas.

Ils dinèrent sur la terrasse ouest, face à la mer. Le vin était toujours bon. Le poisson parfaitement cuit. Et pourtant, ils laissèrent la moitié. Lila découpait son halloumi en petits cubes sans les manger. Maxime regardait les lumières lointaines de la côte — mais il n’y en avait plus. Il n’y en avait jamais eu.

— Tu crois que quelqu’un viendra un jour ? demanda-t-elle, sans le regarder.

Il mit longtemps à répondre.

— Je crois que personne ne sait qu’on existe encore.

Elle hocha la tête.

Ils dormirent dans la suite impériale. Deux lits jumeaux. Par jeu, d’abord. Puis par confort.

Les jours s’étiraient, identiques. Leurs corps fatiguaient. L’alcool ne faisait plus tourner la tête. Le sucre écœurait. Le soleil semblait se lever plus lentement. La mer devenait miroir : plate, impassible.

Ils tentèrent une virée nocturne jusqu’aux falaises. Un sac à dos, des lampes, des vêtements chauds. Ils marchèrent longtemps dans la nuit douce, en silence. Mais lorsqu’ils crurent enfin arriver au sommet, ils se retrouvèrent face au dôme de verre du spa. Ils n’en parlèrent pas.

*****

Les disputes commencèrent par des riens.

Une serviette mal pliée. Un regard trop long sur le miroir. Une assiette jetée « trop fort » dans la mer.

— Tu fais exprès d’abîmer les choses, lâcha Maxime un soir.

— Et toi tu fais exprès d’avoir l’air vide.

Ils couchèrent ensemble ce soir-là encore. Mais sans tendresse. Sans mots. Juste une pression, un besoin, un corps contre l’autre, mécanique, lourd.

Lila se réveilla seule le lendemain. Maxime dormait sur une chaise longue, au bord de la piscine, un coussin contre la poitrine comme un oreiller. Il avait les yeux ouverts, mais il ne la vit pas tout de suite.

— Tu faisais quoi ? demanda-t-elle.

— Je regardais la mer. Elle ne bouge plus, tu sais.

Elle ne répondit pas.

La nourriture commença à manquer.

Pas visiblement — les chambres froides étaient encore pleines, les buffets toujours garnis. Mais certains fruits moisissaient trop vite. Le vin pétillait à peine. Une pastèque avait un goût de carton. Une crème avait tourné.

— Pourquoi est-ce que tout pourrit comme ça ? Tu penses qu'il se passera quoi quand il n'y aura plus rien ? souffla Lila.

Maxime se contenta de boire, longuement, sans répondre.

Ils cessèrent de nommer les jours. Ils cessèrent de se nommer, tout court.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez