Chapitre 5

Par Suzie

Leliara osa un regard vers l’extérieur du carrosse et dut plisser les yeux face à l’éclat du Soleil qui se réverbérait sur les pavés blanchis de la ville. Tout Hélésia était sorti admirer la procession impériale et sainte, tous les habitants agitaient les mains à leur passage, leur jetaient des fleurs, criaient de joie. Ça et là, des luths, des flûtes et des tambours accompagnaient le bruit entêtant des roues heurtant la route.

La jeune femme remit le rideau en place en soupirant et releva son voile blanc qui lui couvrait le visage. Elle étouffait et était certaine de ressembler à un abat-jour, mais c’était la tradition, lui avait-on dit. Seule dans sa petite voiture, elle ne risquait rien en s’accordant un instant de répit.

Elle n’avait jamais aimé la foule ni l’agitation, raison pour laquelle elle avait fini par s’habituer à la rigueur du temple ; au moins, tout y était calme et reposant. Les fonctions de prêtresse de la Lune venaient malheureusement avec leur lot de représentations et de serrages de main, et bien qu’elle puisse les supporter la majeure partie du temps, elle savait que la Cérémonie de la Bénédiction allait être un défi particulier pour elle.

Enfoncée dans l’atmosphère capitonnée du carrosse, Leliara se força à prendre de grandes inspirations. Deux jours. Elle devrait passer deux jours dans la barque impériale avant d’accoster à Port-Soleil, et là… Elle aurait 21 ans. Elle serait prêtresse. Son destin serait scellé. Sans doute un destin plus appréciable que celui de récurer des pots de chambre, ou de travailler aux champs du matin au soir. Mais un destin dépourvu de toute trace de choix.

Nouvelle inspiration.

Elle n’avait pas le droit de se plaindre, en réalité. La jeune femme songea aux orphelins qu’elle avait visités : avaient-ils davantage de choix qu’elle? Étaient-ils libres alors qu’ils n’avaient rien? Elle ferait de son mieux avec les cartes qui lui seraient données, et voilà tout. Quant à être heureuse… Personne n’était réellement heureux dans cet Empire. Elle s’accommoderait, elle vivrait, et ça suffirait.

Nouvelle inspiration.

Et si je ne suis pas bénie?

La petite voix qu’elle connaissait bien refit surface, se frayant un chemin parmi les coussins du carrosse, traversant le tissu de sa robe, emplissant tout l’espace autour de Leliara pour qu’elle ne ressente rien d’autre qu’elle. Perdue dans la contemplation de la banquette en face d’elle, la jeune femme imagina pour la énième fois la déception tirer les traits de Téphys et assombrir son regard. Le dégoût qu’elle lui inspirerait si elle échouait… Qu’adviendrait-il alors d’elle? Leliara avait entendu des rumeurs sur une pièce secrète, dans les sous-sols du temple, où les fausses prêtresses étaient enfermées et laissées pourrir loin des rayons du Soleil. Elle s’inquiétait tant pour son destin, et si elle n’en avait aucun? Si son voyage allait s’arrêter dans deux jours en n’ayant rien accompli d’autre que de s’humilier elle-même? Sous la banquette, des ombres semblèrent se rassembler, prendre corps, comme s’il allait s’en extirper…

Leliara sursauta en entendant les trompettes tonner à l’extérieur, et parvint à grand peine à retenir un cri. Il n’y avait rien sous la banquette. Il n’y avait rien ici et il ne servait à rien de s’appesantir sur ce qui pourrait arriver. Seul le présent comptait.

Elle eut juste le temps de remettre son voile en place avant qu’un valet n’ouvre la porte de sa voiture, révélant le port fluvial d’Hélésia et la Radela qui s’écoulait tel un serpent argenté vers l’Est. Les nobles commençaient déjà à embarquer à bord de la barque impériale ou d’autres coches d’eau amarrés, tous richement décorés de tentures rouge et or, d’emblèmes du Soleil et d’arches de fleurs. Une barque était réservée aux membres du Culte, bien plus sobrement ornée, et Leliara retint un soupir en voyant Myrr se hisser le long de la rambarde en bois sombre. Téphys, le Haut Prêtre et elle-même seraient les invités personnels de l’Empereur durant ce voyage, elle ne pourrait donc voir son amie qu’une fois à terre.

Accueillant avec joie la fraîcheur salée du port sous ses voiles, Leliara tendit son bras au valet pour descendre les marches du carrosse avec autant de grâce qu’elle le pouvait. Elle était reconnaissante de ne pas avoir à sourire avec autant de couches de tissu pour masquer ses expressions, mais dut se fier à son accompagnateur pour ne pas s’étaler au sol en butant sur un pavé qu’elle n’aurait pas bien vu.

Deux jours…

 

Assise sous le dais, une main distraite serrée autour de son éventail, Leliara se laissait bercer par le roulis de la Radela. Devant eux, les prêtres de l’Eau qui s’échinaient à faire avancer leur embarcation n’avaient manifestement pas le droit au confort d’un peu d’ombre, bien qu’ils ne fussent couverts que d’une ample toge blanche qui exposait leurs bras, la tenue cérémonielle. Pas de capuchon relevé ou baissé ; cela n’était que l’apanage des novices, des Ordonnés et des Silencieuses, les servants du Culte.

– Si j’avais pu choisir, déclara Caelius sans que Leliara ne puisse se souvenir s’il répondait à une question ou avait simplement décidé de parler, j’aurais contrôlé le feu. C’est décidément un élément sublime, puissant, impérial.

– Vous auriez été un merveilleux prêtre du feu, votre Altesse, s’enthousiasma le Haut Prêtre à sa droite.

– C’est l’élément le plus proche du Soleil, votre Altesse, confirma Téphys d’une voix trainante, les yeux fixés vers l’horizon dans une expression indéchiffrable.

Elle s’était assise en bordure du dais et semblait davantage intéressée par les embruns sur son visage que par ce que lui disait l’Empereur. Leliara songea qu’elle aussi devait détester cette foule, devoir rester digne et gracieuse sans un instant de répit face aux courtisans qui la contemplaient comme la sainte qu’elle était.

Et pourtant, elle fait tout ça pour moi.

– Je sais bien, je sais bien, répondit l’Empereur. Ne serait-ce pas justement une confirmation de ce que le Soleil m’a placé sur mon trône ?

S’arrachant à sa contemplation, Téphys se retourna pour reporter sa concentration sur lui. Le Haut Prêtre et les membres de la cour leur prêtaient une oreille attentive mais prudente.

– Vous n’avez pas besoin d’être confirmé, votre Altesse. Vous êtes déjà notre Empereur, sourit-elle. La magie des Éléments attire toujours bien des convoitises, mais il n’est pas rare que ceux qui ne la manient pas ne réalisent pas la responsabilité et le sérieux qu’elle commande.

Un éclair sombre passa dans les yeux de Caelius. Venait-elle réellement de l’insulter? Ils se toisèrent un instant en silence, et la tension devint presque palpable sous le dais, si bien que Leliara se sentit obligée d’intervenir.

– Votre femme et vos enfants ne nous accompagnent pas à la Cérémonie, votre Altesse?

L’Empereur couvrit la jeune prêtresse de son regard qu’elle parvenait presque à sentir sur sa peau, et elle regretta de s’être installée aussi près de lui, vers le centre du dais. Il prit le temps de la détailler de haut en bas, de s’attarder sur son tatouage, à la naissance de ses seins, comme s’il la voyait pour la première fois. Évidemment, alors que le reste de son corps et de son visage étaient savamment cachés jusqu’à la Cérémonie, son tatouage sacré était bien en vue : un Soleil entourant la Lune, encadrés par quatre étoiles aux quatre points cardinaux.

– Ma femme a une constitution bien trop fragile pour un tel voyage, ma chère, répondit-il enfin avec un sourire paternel. Et mes enfants sont encore un peu jeunes.

Ne sont-ils pas plus vieux que moi?

– Par ailleurs, reprit l’Empereur en se tournant vers Téphys et le Haut Prêtre, cette Cérémonie est pour le Culte, pour célébrer nos deux prêtresses et les prêtres, pas pour la famille impériale. Et nous sommes en guerre, ajouta-t-il à l’attention de Leliara, comme s’il lui apprenait une terrible nouvelle. Nous pourrions être attaqués par des hommes de Samaara, je ne peux pas faire courir ce risque à ma famille.

Cette déclaration fut accueillie par des hochements de tête par les courtisans, dont certains semblaient réaliser à l’instant que leur Empire était en guerre et que les escales ne seraient plus aussi sûres qu’elles n’avaient pu l’être. Une petite vague fit tanguer la barque, au grand dam d’une duchesse qui paraissait faire de son mieux pour masquer son mal de mer.

– Je n’ai pas de doute que vous nous protégeriez si nous étions attaqués, rétorqua Leliara en se penchant vers lui.

Elle osa un regard vers Téphys et une bouffée de fierté l’envahit en captant son expression étonnée mais ravie. Caelius était l’homme le plus important de l’Empire, et l’avait terrifiée à de nombreuses reprises lorsqu’elle était enfant. Mais elle avait appris à le flatter efficacement et avait rapidement réalisé qu’en certaines occasions, c’était un atout non négligeable pour désamorcer sa colère. Mieux valait parfois lui faire croire qu’il lui inspirait déférence et admiration, même s’il fallait pour cela qu’elle passe elle-même pour un petit oisillon sans défense. Après tout, elle n’en était pas si loin et c’était un maigre prix à payer.

Caelius sourit de plus belle.

– Je sais ce que vous essayez de faire, mon enfant, et ça fonctionne à merveille, s’exclama-t-il en tendant une main vers elle.

Les regards se tournèrent vers elle tandis qu’elle se levait maladroitement pour répondre à cette invitation qui aurait tout aussi bien pu être un ordre. Elle planta ses pieds dans la barque en essayant de se stabiliser malgré le roulis et lui tendit sa main à son tour pour qu’il y dépose un baiser léger. Ce simple contact glaça le sang de Leliara mais elle tint bon, fit une révérence et se rassit en réalisant l’exploit de ne pas tomber.

– La grâce et la modestie des jeunes prêtresses m’étonneront toujours, sourit un duc, rapidement confirmé par ses voisins.

Leliara sourit intérieurement : au moins elle faisait bien semblant.

 

En fin d’après-midi, l’immense cortège de bateaux fit halte, laissant la place sur les plaines verdoyantes à un balais de serviteurs, valets et courtisants organisant les lieux, montant les tentes et allumant des feux pour que les cuisiniers puissent préparer le dîner. L’intendant du palais, un homme grand et sec, était chargé de toute la manœuvre et dictait ses ordres en les appuyant par des coups de bâton dans l’air. Les gardes se répartissaient déjà en patrouilles autour du camp.

Leliara descendit prudemment de la barque impériale, écartant ses voiles de son visage pour inspirer l’air aux senteurs d’herbes folles. Elle accueillait ce temps hors d’Hélésia comme une bénédiction. Être en pleine nature, entendre le chant des grillons alors que le soleil commençait à descendre, sentir le vent se charger de sel à mesure qu’ils approchaient de Port Soleil… Ici elle se sentait entière. Ici elle pouvait se sentir vivante. Ici elle…

Et mince, Nellie.

À travers la foule des novices, Ordonnés et Silencieuses qui s’approchaient d’elle pour lui servir d’escorte, Leliara n’avait pas remarqué le visage de Nellie, comme toujours encadré de son voile blanc opaque. Pourtant les astres savaient qu’elle n’était pas Silencieuse. La jeune femme était entourée par ses parents et leurs serviteurs. C’était une famille noble de la province du Soleil, originaire de Dalben qui devait posséder des terres là-bas, et profitait de leurs ressources et des personnes qui la travaillaient pour vivre à la capitale et s’offrir une vie de ducs. Leliara repensa à sa conversation avec Nellie : ce confort impliquait pour elle de devoir faire un mariage avantageux, et du peu qu’elle connaissait ses parents elle doutait qu’ils lui laissent le choix sur la personne, ou même lui demandent son avis.

Nellie est-elle née vipère ou l’est-elle simplement devenue?

Par chance, la famille Azaren ne semblait pas faire attention à elle, et leur fille gardait les yeux fixés droit devant elle. Leliara crut voir un peu de rouge autour de ses paupières… Comme si elle l’avait entendue la regarder, Nellie tourna la tête et plongea son regard dans les siens. Un éclat de douleur et de solitude, qui laissa rapidement la place à la haine et une promesse de vengeance. La main forte de son père vint se fixer dans la nuque de Nellie, la guidant à travers la foule comme un artisan guiderait son outil. Leliara détourna les yeux.

Chacun ses problèmes, et ceux de Nellie ne sont certainement pas les miens.

Encore dans ses pensées, elle se tourna vivement pour suivre les membres du Culte et se cogna contre quelque chose de dur. Il était grand, brun, et une lueur agacée fusa depuis ses yeux noirs. Avant même qu’elle eut le temps de dire quelque chose, il lui lança :

– Fais attention où tu mets les pieds !

Je fais de mon mieux, j’ai quatre voiles différents!

Myrr apparut pour se poster devant Leliara, et plusieurs capuches blanches se tournèrent vers eux.

– Faites attention à comment vous parlez à la prêtresse de la Lune, capitaine, ajouta-t-elle après avoir observé son uniforme!

Le capitaine en question ne perdit pas tout à fait sa contenance, mais ses yeux s’arrêtèrent sur le tatouage sacré de Leliara, à la naissance de ses seins, et il sembla jurer intérieurement.

Il croit que je mets tous ces voiles pour m’amuser? C’est mon tatouage qui le fait me reconnaître?

– Veuillez m’excuser, votre Sainteté.

Il s’inclina légèrement et reprit sa route, faisant claquer derrière lui une cape noire qui devait lui tenir incroyablement chaud en cette douce soirée d’été. Leliara lui rendit son salut alors qu’il était déjà parti, peinant à réagir face à la rapide colère de cet inconnu. Myrr lui tendit la main, un grand sourire s’allongeant sur son visage :

– Votre Sainteté? Allons rejoindre les fidèles pour le dîner, d’accord? Loin des capitaines mal lunés, rit-elle!

Leliara laissa échapper un petit rire et la suivit. Myrr ajouta tout bas, une lueur de malice éclairant ses yeux :

– Même les capitaines beaux comme celui-ci…

La future prêtresse éclata plus franchement de rire.

– Myrr, comment une novice comme toi peut-elle penser à des choses impures comme celles-ci, chuchota-t-elle, inquiète que les membres de son escorte ne les entendent!

– Tu sais que j’ai raison!

Leliara ne pouvait tout à fait lui donner tort. Elle avait tout juste aperçu l’homme, mais elle s’accrochait à cette image comme si son esprit refusait d’oublier ce visage. Elle gravait en elle-même sa mâchoire carrée, son regard perçant, sa coupe militaire et ses bras aux muscles épais, roulant sous une peau hâlée. Se réveillant elle-même de ses pensées impures, elle envoya un petit coup de coude dans les côtes de Myrr, qui rit de plus belle en remarquant son trouble.

– Je ne suis pas encore une Silencieuse, lui chuchota-t-elle, et tant que je peux parler je le ferai!

Leliara leva les yeux au ciel et son sourire se teinta de mélancolie. Dans quelques années, quand Myrr serait confirmée pour devenir une Silencieuse, elle n’aurait plus le droit de parler en-dehors du temple. Elle savait à quel point elle lui manquerait alors.

 

Quand Leliara ouvrit les yeux, elle était seule dans la tente. La passiflore devait avoir bien fonctionné, car elle n’avait pas refait de cauchemar. Elle se redressa sur sa couche, le dos un peu cassé par sa dureté à laquelle elle n’était pas habituée, et jeta un œil alentours. Téphys, qui partageait sa tente, était déjà sortie. Pourtant, aucun serviteur n’était venu la réveiller ni lui apporter de petit-déjeuner. La jeune femme frissonna en repoussant les couvertures, chaussa des bottes et enfila un manteau par-dessus sa nuisette. Le sol gorgé de rosée s’affaissa sous ses pas. Le campement était encore calme au-dehors, et pourtant elle sentait une tension inexplicable. Aucun oiseau ne chantait, les insectes se taisaient. Comme si la nature retenait son souffle.

Leliara retira son bonnet de nuit qui retenait sa cascade de boucles rousses, et se décida à passer une tête hors de la tente. Elle était loin d’être présentable, mais si elle parvenait à voir Emerys elle pourrait lui demander ce qui se…

Un cri de femme la tira de ses réflexions, suivi d’un bruit de vaisselle brisée, et d’autres cris plus masculins cette fois. D’un coup ce fut le tumulte à l’extérieur. Elle ne parvenait à comprendre que des échos, des « retenez-la », et la femme qui hurlait « laissez moi! ». N’y tenant plus, Leliara sortit de sa cachette et s’élança vers les cris.

Elle contourna quelques tentes et s’arrêta net pour se mêler à une petite foule. Elle reçut quelques regards étonnés auxquels elle ne fit pas attention : elle ne pouvait détacher son regard de la scène devant elle.

Téphys se tenait droite à quelques pas du groupe, naturellement déjà apprêtée malgré l’heure encore jeune. Son expression était implacable alors qu’elle faisait face à une adolescente, tenue au sol par quatre hommes. Ses longs cheveux blonds s’emmêlaient dans l’herbe couverte de rosée, traînaient dans la boue, de même que sa robe. Elle tremblait comme si elle s’était débattue pendant des heures, et son visage était l’image même de la résignation et de la détresse. Des larmes s’écoulaient sans cesse sur ses joues, lavant la boue qui les recouvrait, et sa bouche était tordue dans une supplique.

– Votre Divinité, souffla-t-elle entre deux sanglots, je vous en prie…

Un des hommes appuya sa tête dans la terre pour la réduire au silence.

– La ferme, sorcière, lui lança-t-il! Elles arrivent ces chaînes, ajouta-t-il en direction du campement des gardes?

Un jeune homme arriva en courant, le pantalon à demi fermé et la chemise ouverte, tenant dans ses mains des chaînes dont les embouts permettaient de recouvrir les mains de métal. Quand l’adolescente le vit, un sursaut d’énergie, sans doute invoqué par son instinct de survie, la fit se débattre de plus belle et hurler, ameutant de plus en plus de curieux autour d’eux.

Elle parvint enfin à libérer un de ses bras, qu’elle envoya en direction de Téphys dans un geste ultime de prière. L’homme qui devait la tenir glissa dans la boue, jura, mais c’était trop tard : dans le feu allumé à côté d’eux, une flamme se mit à se mouvoir et, suivant le commandement de sa maîtresse fusa vers la Haute Prêtresse. Leliara voulut lui crier de faire attention, mais Téphys fut plus rapide que le garde. Invoquant le vent, elle contra d’une bourrasque qui fit dévier la flamme vers le ciel, jusqu’à ce qu’elle se consume dans l’air frais matinal, arrachant au passage quelques cris à la foule.

Les hommes furent bientôt rejoints par des renforts qui les aidèrent à enchaîner la sorcière. Les mains recouvertes, poignets et pieds liés, ses mouvements étaient si restreints qu’elle pouvait à peine bouger, encore moins invoquer une quelconque magie. Elle s’effondra au sol, continuant de murmurer des supplications et des excuses, jusqu’à ce qu’un des gardes la bâillonne.

– Tu ne pourras plus envoûter qui que ce soit maintenant, cria-t-il en crachant à ses pieds!

Mais l’adolescente ignorait l’outrage. Elle ignorait toute cette foule amassée autour d’elle, les regards apeurés, écœurés, haineux. Leliara ne pouvait lire qu’une chose dans ses yeux : tristesse et impuissance. Elle savait ce qu’était cette jeune fille. Un démon. Un blasphème. Une créature de ténèbres qui avait pris possession de pouvoirs sacrés pour les souiller. Derrière ce visage larmoyant se tapissaient des ombres, et il serait bientôt à elle de les combattre.

Elle refusa de se détourner tout en songeant à la façon dont cette sorcière serait « purifiée » en retournant à Hélésia.

Son attention fut captée par Téphys, qui n’avait pas bougé. La Haute Prêtresse observait l’adolescente, immobile et calme, consciente que ses faits et gestes étaient scrutés par les curieux. Elle conservait donc son masque indéchiffrable, ce mélange de grâce détachée et de jugement divin. Mais sous couvert de cette expression calculée et entraînée depuis des dizaines d’années, Leliara vit une certaine amertume et… Du regret? La grande Téphys se laissait-elle berner par une sorcière, se laissait-elle aveugler par sa compassion?

Soudain la Haute Prêtresse se tourna et rencontra le regard de Leliara. Interdite, elle désigna du visage le corps de la jeune femme, ses jambes nues qui dépassaient de sous son manteau, ses cheveux défaits : elle était médusée de l’état de la future prêtresse de la Lune, débraillée et obscène, le visage découvert avant la Cérémonie. Une inflexion de son sourcil lui envoya un ordre silencieux : « tu me fais honte, cache-toi immédiatement ».

Leliara prit conscience de son corps et jura intérieurement. Elle n’avait pas réfléchi. Elle avait été idiote de se jeter en-dehors de la tente sans penser à son apparence. Elle avait fait honte au Culte, devant tout le campement, qui commençait à la remarquer alors que la sorcière était emmenée au loin. Gardes, serviteurs, membres de la cour qui avaient eu le temps de s’habiller avant de s’ajouter à la foule - heureusement pas l’Empereur - lui jetaient des regards amusés, étonnés voire choqués, quand d’autres préféraient se détourner.

Leliara se retourna et chercha frénétiquement Emerys. Elle avait besoin d’aide, besoin d’un soutien, elle devait de toute urgence se mettre à l’abri derrière la toile de la tente.

Elle croisa alors le regard du capitaine qui l’avait bousculée la veille. Lui non plus n’avait pas eu le temps de se vêtir convenablement, mais semblait s’en moquer. Le temps s’arrêta un instant pour permettre à Leliara de se perdre sur les contours de sa chemise entrouverte, le tissu tendu par ses muscles. Quand elle remonta à son visage, elle fut surprise de voir qu’il contemplait ses jambes. Ce n’était plus de la colère qu’elle lisait dans ses iris d’onyx.

– Leliara, qu’est-ce que tu fais dans cette tenue, chuchota Emerys qui l’avait enfin retrouvée!

L’intéressée revint à elle, à sa honte et son angoisse, et la suivit rapidement dans le dédale du campement avec le peu de dignité qui lui restait.

Enfin à l’abri, Emerys ferma les deux pans qui servaient de porte à ses appartements de fortune, et elles purent reprendre leur souffle. Alors qu’elle allait s’excuser, Leliara observa sa suivante : ses paupières étaient gonflées, rougies, et elle reniflait légèrement. Emerys avait-elle pleuré?

– Tout va bien, lui demanda-t-elle, oubliant tout sauf son inquiétude pour elle?

Emerys lui adressa un demi sourire éteint et lui prit les mains.

– Tout va bien, répondit-elle. C’est seulement la fatigue du voyage.

La jeune femme n’était pas dupe, mais si sa suivante ne voulait pas en parler elle le respecterait.

– Tu peux tout me dire, tu sais, ajouta-t-elle simplement, en ultime main tendue?

Pour toute réponse, Emerys la poussa gentiment vers un fauteuil pour commencer à la préparer comme il se devait.

– Téphys va être d’une humeur massacrante, dit-elle pour changer de sujet tout en se saisissant d’une brosse.

Au-dehors, une odeur de feu et de viande grillée commença à se répandre, le campement se remplit de ses bruits habituels, comme un ordre tacite que personne n’osait enfreindre : l’incident était clos.

– Je sais… J’ai entendu des cris, Téphys n’était pas sous la tente, je n’ai pas réfléchi.

Elle réfléchit un instant, le temps de quelques coups de brosse, avant d’ajouter :

– Je maintiens que c’est idiot de m’interdire de montrer mon visage pendant deux jours entiers. Ce qui compte c’est le matin de la Bénédiction, pas le voyage. Tu sais, c’est la Haute Prêtresse Aerin qui a rajouté cette règle, quand…

– Épargne-moi le cours d’histoire, Leli, l’interrompit gentiment Emerys. Le voile est une chose, sortir à moitié nue en est une autre.

Leliara ne répondit rien. Elle savait que sa suivante avait raison, mais ne parvenait pas à s’empêcher de gronder intérieurement face à cette injustice : elle serait sévèrement punie pour s’être montrée dans une telle tenue, mais les gardes présents étaient encore moins vêtus qu’elle sans que personne ne trouve à y redire. Non qu’elle trouve elle-même quelque chose à redire sur la tenue du capitaine…

– Je croyais qu’il n’y avait plus de sorcière, reprit la jeune femme pour s’obliger à changer de sujet de réflexion? L’ordre de la Flamme Purificatrice ne les a pas toutes eues?

– Il y en a beaucoup moins que lorsque tu étais petite, confirma Emerys d’une voix absente, mais elles n’ont pas toutes disparu, non. Là où il y a de la lumière il y a de l’ombre, je pense qu’elles existeront toujours, d’une façon ou d’une autre. J’imagine qu’elles ont surtout peur et qu’elles se tiennent tranquilles. C’était une jeune sorcière, elle n’avait peut-être pas la discrétion des autres.

Leliara médita sur ces paroles. Elle espérait ne jamais avoir à s’occuper d’une sorcière lorsqu’elle serait prêtresse. Ces démons étaient évidemment malfaisants mais… Ils étaient autrefois des femmes qui avaient commis une erreur et s’étaient retrouvées damnées, possédées par les ombres.

Le bûcher était nécessaire, mais c’était une fin bien violente à imposer à qui que ce soit, surtout pour une erreur que n’importe qui aurait pu commettre : céder à la tentation des ombres. Aurait-elle la lâcheté de voir les femmes perdues derrière leurs péchés? Cette faiblesse l’empêcherait-elle d’accomplir son devoir?

Leliara observa son reflet dans le miroir et se disciplina : elle ferait ce qui devait être fait.

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