Chapitre 6

Par Suzie
Notes de l’auteur : TW : idées noires

Port-Soleil était le joyau de l’Empire du Soleil, et cette réalité frappa Leliara lorsqu’elle fut introduite dans la ville, entourée des novices et des confirmés.

Tout le cortège avait accosté quelques kilomètres plus haut, avant que le fleuve ne devienne impétueux jusqu’à se jeter à la mer. Des calèches mises à disposition par Port-Soleil les attendaient pour les mener à la ville.

Leliara avait été séparée de la troupe impériale pour rejoindre celle du culte. Elle avait été revêtue d’une énième robe blanche vaporeuse et d’un long voile blanc agrémenté de touches bleutées. Elle ne demanda pas pourquoi cette couleur s’était invitée dans ses parures d’habitude neutres : elle se doutait que Téphys anticipait déjà la cérémonie, et ne voulait pas la contrarier davantage par des questions inutiles.

Le convoi fit donc son entrée en fête, et la cité était prête à les accueillir : chaque maison, chaque échoppe arborait des rubans rouge et or, blanc et bleu, les habitants sortaient à la fenêtre pour les acclamer, et à chaque coin de rue des musiciens laissaient leurs doigts danser sur leurs instruments à la gloire du Soleil et de la Lune. Juchée sur une jument immaculée dont les sabots battaient les pavés dans un air régulier, Leliara remonta l’avenue principale et se redressa imperceptiblement pour la voir : la mer.

Ici, les vagues venaient lécher la coque des bateaux, des plus petites barques de pêcheurs aux plus somptueux navires marchands amarrés en ordre près d’un lointain ponton. Mais ce n’était pas ce que Leliara était venue contempler. Prenant un virage qui menait au palais, elle aperçut le chemin qui serpentait dans les collines jusqu’aux hautes falaises, s’étalant devant les marches du Temple et, en contrebas, la mer déchaînée qui s’écrasait sur les rochers.

L’énergie destructrice des flots l’emplit toute entière et Leliara inspira profondément l’air chargé de sel et de citron. Elle ne pouvait se détacher de cette nature sauvage, indomptable et furieuse, de cette marée qui revenait inlassablement combattre le récif, couronnée d’écume comme une reine téméraire. Ici, elle pouvait s’imprégner de férocité, de la brutalité de la mer, et sans savoir pourquoi cette force la fascinait et la calmait.

Et par les astres Leliara avait besoin de calme ! Ces deux jours de voyage avaient été interminables, et depuis l’épisode de la sorcière, ce matin, Téphys s’était montrée particulièrement exécrable, reprenant le moindre de ses faits et gestes, lui lançant des insultes à demi voilées, ou parfois l’ignorant complètement.

Perchée sur sa monture, la jeune femme osa un regard vers Myrr, qui cheminait près d’elle, ses fins cheveux bruns tressés et sa capuche flottant sur ses épaules. En tant que novice, elle n’avait pas encore le droit de la remonter sur son visage, mais cela lui permit de remarquer son amie et de lui lancer un sourire franc et fier. Au milieu de cette agitation, Leliara la prit pour ancrage et s’y cramponna jusqu’à leur arrivée au palais, où Solon Auror, le Haut Prêtre, plus radieux que jamais, les accueillit, les bras écartés pour englober la foule entière. Musique et chanteurs se turent, ne laissant la place qu’à la mélodie réconfortante du roulis des eaux.

– Mes enfants, fit-il d’une voix forte, probablement amplifiée par un prêtre du vent quelque part derrière lui. Bienvenue à Port-Soleil. Et toi, Leliara, ajouta-t-il, une main sur le cœur et l’autre tendue vers la jeune fille, bienvenue à ton dernier soir avant de rejoindre la grande lignée des Prêtresses !

Des cris de joie fusèrent dans la foule alors que la musique reprenait de plus belle. Des danseurs les encerclèrent, lançant dans toutes les directions des pétales de fleurs tandis que l’on faisait avancer le convoi à travers les immenses portes du château.

C’était trop. Trop de sons. Trop de monde. Malgré son ancrage, Leliara se sentit sombrer. Les chants ne formaient plus qu’une cacophonie incompréhensible, se mêlant et résonnant entre les pierres de l’édifice jusqu’à l’assourdir. Les novices qui l’entouraient s’éparpillèrent dans la foule et la jeune femme se retrouva sans protection, à la merci d’inconnus qui effleuraient son pied, saisissaient sa cheville, tout en murmurant des prières destinées à les bénir par ce contact qui la glaçait.

Son cœur martelait dans sa poitrine, elle sentit ses cheveux devenir poisseux de sueur, mais personne ne semblait lui prêter attention. Quelque chose s’éteignit en elle. Elle ne pensait plus, ne réfléchissait plus. Elle ne comptait que sur son instinct et sa mémoire musculaire pour la guider parmi ce dédale d’étoffes et de sourires oppressants.

Leliara descendit de cheval et se laissa transporter par ce flot humain jusqu’à une salle de banquet. Elle serrait des mains, remerciait au hasard, et tressaillait à chaque fois que quelque chose — quelqu’un ? Mais quoi ? Qui ? — lui caressait le dos, les bras, les cheveux. Hagarde, le souffle court, elle finit par reconnaître Téphys et se rua vers elle en quête de sécurité.

La Haute Prêtresse la détailla de son regard toujours indéchiffrable, mais hocha simplement la tête en lui adressant un air compréhensif.

– Attends que le banquet commence, lui chuchota-t-elle à l’oreille, et ensuite tu pourras monter dans tes appartements.

Elle aurait pu pleurer tant elle avait besoin de ce soutien, mais, ne souhaitant pas faire regretter à Téphys son élan de bonté, elle se contint et se recomposa un visage digne d’une prêtresse. Dès que le banquet serait ouvert, elle s’éclipserait. Elle n’avait de toute façon aucunement la force d’y goûter.

 

Leliara se retrouva dans son lit sans tout à fait se souvenir des évènements passés. Elle avait eu vaguement conscience de la présence d’Emerys et de son contact qui s’était voulu rassurant. Son odeur de lavande demeurait dans la chambre, comme si une partie d’elle n’avait pas voulu la laisser seule.

La jeune femme repoussa ses couvertures et vint ouvrir les fenêtres, inspirant autant qu’elle le pouvait les embruns et la nuit, essayant de s’imprégner de la vie qui palpitait au cœur des maisons, là où les festivités battaient leur plein.

Comment disparaître complètement ?

Elle accueillit son désespoir et son impuissance comme deux amis qui l’accompagnaient toujours, les laissant s’emparer de son corps pour ne plus le ressentir. Le sol se dérobait sous ses pieds alors qu’elle comprenait enfin sa peur : ce n’était pas de ne pas être bénie, au contraire. Elle avait peur de l’être. Peur de devenir prêtresse de la Lune. Peur de s’enfermer un peu plus dans la cage qui avait été construite autour d’elle depuis son enfance. La Cérémonie serait le dernier barreau pour sceller son destin.

Elle ne savait pas s’il existait une alternative plus heureuse. Une vie de labeur, dans les champs ou au service d’un noble quelconque, ne l’enchantait certes pas. La perspective d’un mariage arrangé, comme pour Nellie, ne semblait pas une promesse de bonheur éternel non plus. Mais elle n’avait aucun choix. Aucun droit à la parole, aucune opinion à formuler. Elle n’avait aucune existence en-dehors de celle qu’on lui avait imposée.

Elle avait été choisie, oui. Elle n’avait rien choisi pour elle-même.

Leliara laissa les larmes maculer ses joues sans essayer de les retenir. Ce soir elle se laisserait aller. Ce soir elle ne contiendrait plus sa tristesse et son envie de s’évanouir dans l’écume, en contrebas. Elle se surprit à se demander ce que cela ferait. Aurait-elle mal ? Sa tête heurterait-elle d’abord les rochers, ou serait-elle ballotée par les flots plusieurs minutes avant de manquer d’air et de suffoquer ? Découvrirait-on son corps désarticulé sur la plage, ou la mer l’emporterait-elle avec ses secrets ?

Voguer pour l’éternité entre les vagues telle une créature mythique… Était-ce un destin vraiment si peu enviable ? Au moins, ce serait son choix.

Des rires éclatèrent dans une rue, quelque part dans la ville, tandis qu’une musique se faisait plus forte avant de murmurer à nouveau. Leliara s’assit contre la fenêtre ouverte, priant pour que la brise nocturne chasse ses idées sombres. Elle ne pouvait se résoudre à imposer une telle chose à Emerys. Elle qui avait toujours été sa joie et son pilier… Cette fin demeurerait son ultime porte de sortie. Pour l’instant, Leliara avait encore des raisons de rester en vie.

Elle se résolut à retrouver ses forces le lendemain. D’ici là, elle laisserait l’air marin jouer dans ses cheveux et sécher ses larmes, pour ne laisser que de larges sillons salés, tracés sur son visage. Elle se demanda s’ils feraient partie intégrante de sa peau, désormais. Si quelqu’un pourrait les déceler derrière son masque de sérénité.

 

Un vent frais s’engouffra dans la chambre, chargé d’effluves de sel et de citron. Leliara sursauta en entendant le battant de la fenêtre frapper contre le mur opposé. Elle devait avoir oublié de la refermer avant de s’endormir. Avisant le ciel nocturne qui s’éclaircissait peu à peu, elle en conclut que les serviteurs allaient envahir ses appartements dans un instant, et profita du calme avant la tempête.

La jeune femme s’agenouilla sur son lit et prit une grande inspiration. Ses pleurs de la veille l’avaient comme lavée, vidée. Ses angoisses demeuraient, certes, mais elle avait exhalé une partie de sa peine. Elle avait enterré ses rêves et aspirations dans un recoin de son esprit, auquel elle s’interdit l’accès. Sa décision était prise : la vie plutôt que la mort, avancer plutôt que sauter. Et elle s’y tiendrait.

Alors qu’elle sentait son cœur s’alléger, trois coups retentirent pour marquer le début du ballet des serviteurs, mené par Emerys. Celle-ci avait les traits tirés, de ceux qui ont peu dormi ou travaillé à l’excès, mais lui adressa un grand sourire en la voyant réveillée. Le vent vint jouer avec sa couronne de boucles alors que Leliara était approchée de sa coiffeuse par deux femmes. Autour d’elles, des coffres s’ouvraient, des tissus s’envolaient, des brosses passaient de main en main. La chambre s’était éveillée en quelques minutes à peine et bourdonnait à présent de murmures entre serviteurs, d’ordres presque criés, de reproches angoissés.

– Alors, Leli, tu es prête ? lui demanda Emerys, qui dut forcer sur sa voix pour se faire entendre au milieu de toute l’agitation.

L’intéressée lui répondit par un hochement de tête résolu, et capta la détermination dans les yeux de sa suivante.

Jusqu’au bout.

Elle fit appel à toute sa volonté pour ne pas tressaillir alors qu’elle passait de main en main pour être vêtue, parée de bijoux, coiffée et parfumée. Acceptant que tous dans cette pièce ne faisaient qu’obéir aux ordres de Téphys, Leliara fit de son mieux pour suivre les indications des domestiques tout en devinant leur nervosité : tout devait être parfait.

Emerys fit un pas en arrière pour détailler sa maîtresse d’un air satisfait, puis lança un regard par la fenêtre : l’aube pointait déjà.

– On y va ? pressa-t-elle.

Même elle était gagnée par l’intensité du moment et l’urgence : le timing devait être parfait pour son entrée dans le Temple. Leliara prit un instant pour s’observer dans le psyché. Elle avait du mal à respirer dans son corset, et son chignon épais duquel aucune boucle sauvage ne dépassait lui tirait le front en arrière, mais elle était aussi prête qu’elle pouvait l’être.

Il faut souffrir pour être belle…

La jeune femme acquiesça rapidement, et tous s’écartèrent tandis qu’Emerys l’aidait à déposer un dernier grand voile blanc presque opaque sur sa tête, descendant jusqu’à ses pieds. Elle ne serait visible par personne avant d’avoir atteint le Temple.

La suivante ouvrit la porte, et Leliara allait s’engouffrer au-dehors avant d’être à nouveau gagnée par sa peur, quand elle réalisa que Téphys attendait derrière. La Haute Prêtresse était plus élégante que jamais, ses cheveux relevés en tresses compliquées, sa gorge parée de diamants et sa robe rose pâle jouant dans le vent matinal.

Sans prononcer un mot, elle s’empara d’un pan du voile et le releva pour observer elle-même Leliara. Ses yeux s’arrêtèrent sur son corset, son tatouage visible, et elle tourna la tête pour s’assurer qu’aucune mèche folle ne s’échappait de sa coiffure stricte.

– Rends-moi fière, déclara-t-elle simplement.

Puis elle disparut dans le couloir, dans une envolée d’étoffes soyeuses, laissant Leliara refaire connaissance avec sa crainte de la décevoir. Une minute passa pendant laquelle elle s’attacha à reprendre ses esprits. Enfin la jeune femme lança un regard entendu à Emerys, prit une nouvelle inspiration pour calmer les battements de son cœur et ordonna fermement :

– Allons-y.

Elle eut besoin de l’aide de tous les domestiques présents pour rentrer dans le carrosse qui l’attendait devant le palais de Port-Soleil, tant elle s’empêtrait dans son voile, mais quand les portes se refermèrent et qu’elle entendit Emerys s’installer à côté du cocher, elle sut qu’ils arriveraient à temps.

La route qui serpentait jusqu’à la colline du Temple était plutôt raide, mais rapide. Leliara crut un instant que l’aube l’attendait pour embrasser l’horizon, consciente de sa peur face à ce moment crucial. Arrivée sur les hauteurs, la jeune femme profita du trajet pour contempler la mer qui s’étendait à perte de vue, couronnée d’écume, chargée de promesses d’aventures qu’elle ne vivrait jamais. Elle soupira en se remémorant la promesse qu’elle s’était faite le matin même : elle avancerait.

 

Déchargée de son voile, Leliara releva ses lourdes paupières lorsque les portes du Grand Temple de Port-Soleil s’ouvrirent devant elle. Pour elle. Des prêtres de la Terre devaient les avoir maniées — immenses, taillées dans le marbre, elles semblaient destinées à rester immobiles, sauf pour les grandes occasions. Une foule d’yeux à peu près aussi réveillés que les siens se tournèrent d’un seul coup vers la jeune femme, et tous se refermèrent presque aussitôt, aveuglés par le lever de Soleil qui étincelait derrière elle. Leliara profita de cet instant d’inattention pour prendre l’inspiration la plus profonde que lui permettrait son corset.

Pile à temps.

Pour toute cette foule, qui avait dû se réveiller bien avant l’aube pour contempler la bénédiction de l’Astre à l’exact bon moment, elle devait être la prêtresse parfaite. Sa robe blanche voletait entre ses jambes, ses cristaux brodés reflétaient les rayons orangés du Soleil… Leliara nota qu’au moins, Il s’était levé.

Elle avait recensé bon nombre de scenarii catastrophes allant de la pluie torrentielle, à l’arrêt de la course des étoiles dans la voûte céleste. Mais rien de tout cela. Le Soleil allait la bénir, comme les autres prêtresses avant elle, et cette pensée suffit à la faire avancer le long de la nef de marbre, au son d’un ensemble de harpes, luths et flûtes, jusqu’au Haut Prêtre qui l’attendait, voûté sur sa canne.

L’assemblée suivait ses pas, chacun visiblement soulagé de se retourner une fois qu’elle l’avait dépassé. Leliara osa un regard vers la galerie, courant le long des murs nord et sud, du haut de laquelle les femmes l’observaient intensément. Seules les deux prêtresses étaient admises sur le sol du Temple. Elle aperçut la couronne de boucles d’Emerys qui s’agitait sous son excitation, et dut contenir son sourire en imaginant sa fierté d’être arrivées à ce moment.

Leliara atteignit enfin le grand autel nimbé des rayons dorés du Soleil et réprima un frisson en croisant le regard d’acier de l’Empereur. Il était naturel que l’homme le plus puissant de l’Empire l’effraie mais… il y avait toujours autre chose d’indéfinissable, dans sa stature, ses larges mains, l’ombre du sourire qui se dessinait sur ses lèvres… Elle sentit ses yeux la suivre lorsqu’elle passa près de lui et comprit qu’il ne regarderait rien d’autre de toute la cérémonie.

Alors que la jeune femme se positionnait face au Haut Prêtre, Téphys apparut d’une alcôve et vint se placer à côté d’elle. La parfaite Haute Prêtresse, son port altier, sa grâce, sa retenue. Et Leliara était presque sûre qu’elle maniait le vent pour donner de la dimension à sa robe rose vaporeuse. Voire même pour ouvrir davantage la fente le long de sa jambe élancée ? Elle réprima un soupir de jalousie.

Le Haut Prêtre commença son discours. Il accueillait toute l’assemblée, les badauds, les ducs et les gouverneurs, les novices, Ordonnés et Silencieuses qui habitaient à Port-Soleil pour servir au Temple comme ceux qui venaient des provinces les plus éloignées pour assister à cette bénédiction.

Puis vint le sempiternel sermon sur la Lune et le Soleil. Solon Auror, plein d’emphase, se délectant de l’attention qu’il commandait, ouvrit le Livre des Astres et se mit à le lire, raconta la traîtrise de la Lune qui éclipsa le Soleil, laissant les Ombres envahir le monde. Chacun fut remémoré du rôle des prêtresses : racheter la Lune en servant le Soleil, lui prouver leur fidélité en s’offrant entièrement à lui.

Leliara entendait un mot sur deux. Elle se concentrait sur sa respiration, sa posture, la présence de Téphys près d’elle qui signifiait autant son soutien que sa surveillance extrême. Un léger gargouillis lui rappela qu’elle avait réussi à ne pas manger ce matin, et elle s’en félicita intérieurement.

Dehors, des vagues s’écrasèrent sur les rochers, et, vu leur rire, les mouettes se moquaient d’elles. Leliara en aperçut deux, leurs ailes colorées par les vitraux du Temple. La jeune femme n’osa pas lever la tête pour suivre leur passage au-dessus du Temple. Mais, comme des centaines de fois auparavant, elle se prit à imaginer. Se sentait-elle proche des mouettes parce qu’elle pouvait sentir les courants du vent ? Pouvait-elle presque goûter les embruns grâce à une connexion à l’eau ? Pouvait-elle sentir le feu du Soleil roussir son dos ? Non, pas le feu. Sa réputation était déjà faite avec ses cheveux roux, on la croyait déjà soit prétentieuse, soit garçon manqué, à vouloir manier un élément aussi… Très peu de Hautes Prêtresses avaient maîtrisé le feu, et il valait mieux que ça reste ainsi.

Solon Auror prit Leliara par la main pour l’emmener vers l’autel, la ramenant à la réalité. Sur la table sacrée, un Ordonné avait placé quatre bols dorés : un vide — donc contenant de l’air —, un rempli d’eau, un rempli de pierres rondes et un au cœur duquel crépitait un petit feu nourri de bois.

Le temps sembla s’arrêter, la musique se fit chuchotements. La jeune femme sentit l’assemblée retenir son souffle, comme elle-même le retenait. Soudain ce n’était plus une peur de décevoir qui lui rongeait les entrailles : elle palpitait d’excitation. Après 21 ans à attendre, elle faisait enfin face à son destin et à qui elle était.

Entendant faiblement les ordres du Haut Prêtre, Leliara leva la main au-dessus du bol vide. Un courant d’air entra au même instant dans le Temple, et quelqu’un dans l’assemblée poussa un petit cri, mais elle savait que cela n’était pas de son fait. Un coup d’œil à Téphys lui fit comprendre sa déception, mais également son attente particulière pour le second récipient.

Même quand Solon Auror fit d’une voix forte « à présent la Terre », Leliara attendit un instant de plus pour s’assurer qu’elle ne maîtrisait pas l’eau. Elle jura intérieurement mais ne leva pas les yeux vers la Haute Prêtresse, essayant de se convaincre intérieurement que quel que soit son élément, celle-ci ferait avec et n’aurait rien à lui dire.

À son grand désarroi, les roches ne bougèrent pas davantage. Ne restaient que deux possibilités : le feu, ou l’oubli. Son cœur battait dans sa poitrine, son angoisse devint un bourdonnement assourdissant dans ses oreilles. N’agissant que par instinct, Leliara déplaça sa main vers les braises, avant de réaliser qu’elle avait au cœur de sa paume une petite pierre.

Le silence remplit le Temple et la prêtresse de la Lune oublia le monde autour d’elle pour s’émerveiller devant cette magie. Elle recueillit la pierre contre elle pour la sentir vivre et palpiter. C’était une présence faible mais réelle, comme une évidence qu’elle n’arrivait pas encore à comprendre. Un sourire timide se dessina sur son visage, elle peinait presque à y croire et pourtant elle l’avait toujours su. Elle sentait la pierre contre ses pieds, insufflant sa puissance dans ses appuis, son immuabilité dans tout son corps.

Leliara leva son expression béate vers l’assemblée, s’attendant à rencontrer des visages semblables au sien. Solon Auror et Téphys partageaient une surprise teintée de curiosité et de déception. L’Empereur ne paraissait absolument pas impressionné, alors même qu’elle maniait un élément, ce qu’il n’avait jamais réussi à faire. Ça et là, l’indifférence était l’émotion la plus claire, ou l’incompréhension d’avoir été réveillés si tôt pour voir une femme manier un élément si… peu féminin. Au contraire, certains affichaient des sourires francs, voire levaient des yeux chargés de larmes vers les Astres en un remerciement silencieux.

La première réaction passée, Solon Auror prit la main de Leliara et la leva au ciel en s’écriant :

– Peuple du Soleil, accueille ta prêtresse de la Lune, Leliara, fille de la Terre !

Chacun finit par s’accorder sur cet enthousiasme qui paraissait de rigueur devant un tel évènement. La musique reprit de plus belle, les chœurs chantèrent la bonté du Soleil et la douceur de la Lune, et un tonnerre d’applaudissements retentit.

Leliara ne savait que penser, mais ne pouvait tout à fait contenir la joie pure qui l’envahissait, une joie telle qu’elle n’en avait pas ressentie depuis longtemps. Instinctivement, son regard rejoint Emerys, dans la galerie, et il lui sembla qu’elle se tenait les joues comme pour retenir des larmes.

Jusqu’au bout.

La jeune femme sentit ses propres yeux s’embuer alors que la procession s’organisait, le Haut Prêtre et Téphys en tête, suivis par elle-même puis par les prêtres, Silencieuses et Ordonnés, pour descendre la nef jusqu’à la grande place du Temple. Reprenant le chemin inverse, elle fit de son mieux pour ignorer les mains tendues vers elle qui l’effleuraient, la caressaient, dans des gestes bien trop intimes pour lui convenir. Serrant dans sa paume la petite pierre, elle en tira la force nécessaire pour continuer d’avancer.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez