5.
Ils trouvèrent un pub étonnamment sympa en dépit de la décoration que Roxanne jugea « vraiment trop moche pour inspirer confiance ». On avait réparti des tables sans charme sur un lino de mauvaise imitation parquet, dans un coin on avait pu caler un canapé vieillot et deux poufs en tissu léopard. La lumière tombait sur la salle avec autant de subtilité que dans un bar PMU et Callinoé jugea la vue de la rue peu intéressante.
Pourtant, ça riait au comptoir, ça fumait et discutait à l'extérieur et les murs couverts de pages de BD l'amusaient. Apolline alla leur chercher trois pintes tandis qu'ils s'installaient à une table de quatre, près d'une aventure de Donald.
— On dirait mes vieux Mickey magazine, s'amusa Roxanne.
Elle avait glissé un pied sous ses fesses et tendait le cou pour voir plus haut.
— Mes Mickey, corrigea malicieusement Callinoé. Et je crois que ça en est.
Ils restèrent silencieux un moment et Callinoé bondit de son siège en voyant Paul revenir. Elle lui fit un clin d’œil pour l'inciter à se rasseoir, elle gérait les boissons, l'une coincées entre les deux autres, ses pouces maintenant l'ensemble. Lui aurait tout fait tomber après trois pas, mais Apolline avançait avec aisance sur ses longues jambes.
— J'ai passé beaucoup de soirées à perdre à la courte-paille et à devoir aller chercher à boire, expliqua-t-elle en riant. À la vôtre !
Les minutes puis les heures passèrent sans qu'ils ne s'en rendent compte. Callinoé constatait bien le changement de lumière dehors, l'activité des gens autour d'eux, le bruit qui grimpait, mais il percevait tout ça à travers une bulle d'ivresse.
C'était une excellente soirée.
Il écoutait surtout, mais ce n'était pas grave, il ne se sentait pas exclu pour autant. Paul veillait toujours à obtenir son avis, à l'inclure ; Roxanne et elles se disputaient faussement pour le rallier à leurs opinions et Callinoé convenait un coup aux arguments de l'une, un coup à ceux de l'autre.
Au rythme des gorgées, leurs langues se déliaient avec de plus en plus d'emphase. Ils parlèrent longtemps de la fac et Callinoé perçut enfin les failles que sa sœur dissimulait habilement. Elle craignait d'échouer. De ne pas tenir jusqu'au bout. De se désintéresser progressivement. D'aller nulle part avec ses études.
Callinoé manquait de paroles pour l'encourager. Il avait fait deux ans d'Histoire avant de lâcher et de trouver une place inespérée en librairie. De plus, il n’était pas passé par autant de remises en questions que Roxanne. Paul, par contre, était une bibliothèque d'anecdotes et d'exemples concernant la faculté et les débouchées. Elle leur raconta les profs qui se critiquaient d'un cours à l'autre, les sujets de dissertations incompréhensibles, les rituels de la machine à café au petit matin, l'odeur de l'amphi où elle faisait l'option cinéma, les arrangements avec d'autres étudiants pour bosser en groupe...
Elle terminait l'imitation d'un enseignant à l'accent chantant quand un type prit brusquement place face à elle, à côté de Roxanne. Il avait semblé glisser sur le sol et s'être assis dans un même long mouvement élastique.
— Tu fais quoi, là ? s’agaça Paul.
Callinoé, lui, accusait encore sa présence. Quant à Roxanne, un fou-rire venait de la prendre et ne semblait pas prêt de la lâcher. Le type – vingt-cinq ans, pronostiqua Callinoé – leur offrit un sourire familier. Il avait des yeux pétillants et des oreilles décollées que ses cheveux indisciplinés balayaient chaque fois qu'il tournait la tête.
— Jouez le jeu, souffla-t-il précipitamment. Je paierai la prochaine tournée.
— Manu ! s'exclama quelqu'un avant que Paul, Callinoé ou Roxanne puisse protester. Je peux savoir ce que tu fous ?
C'était une fille aux boucles blondes, à la forte poitrine et aux pommettes saillantes. Elle leur adressa un coup d’œil froid et courroucé avant de revenir sur le fameux Manu, les poings pressés sur ses hanches.
— Tu vois pas ? demanda-t-il avec un rictus. Je suis avec mes potes, comme je t'avais dit.
Elle afficha une mimique hautaine, le nez froncé.
— Tes potes, bien sûr. Ils sortent d'où ?
— Je t'ai pas présenté tous mes copains, soupira-t-il dramatiquement.
Puis il les désigna de la main et ajouta, ennuyé :
— Cassandra, Myrtille et José.
« José » aurait bien voulu se plaindre de ce choix mais, à la place, donna un petit coup de pied à Roxanne qui ouvrait la bouche pour contester. Il voulait voir où ça allait. Paul attira son attention d'un frôlement de coude, elle cachait mal son sourire, exit la colère.
— Salut, déclara Roxanne en levant la main.
La blonde fulminait. Manu se leva et lui prit gentiment les poignets, se rapprochant exagérément pour lui parler.
— Lulu, tu t'en fais pour rien. Je vois mes potes ce soir et demain, première heure, je t'appelle. T'as confiance en moi ?
« Lulu » esquissa un sourire contrit avant de l'embrasser. Elle donnait l'impression de vouloir l'aspirer tout entier, Callinoé trouva ce baiser étrangement dégueulasse. Entre la Lulu beaucoup trop possessive dans un lieu public (il se serait bien passé du t-shirt relevé de Manu) et son petit-copain menteur, ça sentait mauvais.
Finalement, Manu se rassit, saluant sa copine qui quittait le bar et se tourna vers le trio avec un air ravi.
— Je vous en dois une ! Vous buvez quoi ?
Paul initia le mouvement en passant commande, Roxanne suivit et Callinoé les imita, sans oser regarder le type en face.
Il le trouvait détestable. Quand Manu se releva pour aller au comptoir, Callinoé l'étudia. Sa démarche assurée avait quelque chose de malaisant après son petit jeu.
— Je pensais pas voir ça un jour, confessa Roxanne à mi-voix.
Callinoé regarda sa sœur avec gratitude. Il aimait quand elle mettait des mots sur ce qu'il taisait, son expression aussi, en cet instant, lui faisait plaisir. La bouche tordue, ses sourcils arqués pour appuyer son hébétude. Paul souriait mystérieusement.
— Il m'intrigue, avoua-t-elle.
— Les salauds t'intriguent ? ne put retenir Callinoé.
Elle parut surprise du terme, mais il le pensait. Si ses parents le faisait encore chaperonner sa sœur en soirée, c'était pour la protéger de types comme lui. Et lui qui aimait Camille ne pouvait s'empêcher de se dire qu'il pourrait aisément se faire doubler par un type comme Manu. Charmant, charmeur, joueur et décontracté.
L'envie de voir Camille, de lui parler, de l'inviter à sortir, lui tordit fort les organes.
— Je me demande ce qui le pousse à agir comme ça, finit par préciser Paul.
Sur ce, elle sortit son téléphone, et photographia la chaise que Manu ré-occupa deux minutes après.
— À la vôtre ! déclara-t-il en levant son verre.
Paul l'imita mais Roxanne et Callinoé échangèrent un regard. Leur tension n'atteignit pas Manu dont le sourire s'accentua, creusant une fossette dans sa joue. Dans son œil brillait encore la lueur du jeu. Paul le fixait, sans laisser transparaître aucun jugement, et Callinoé eut l'impression de toucher du doigt cette curiosité qu'elle éprouvait.
Il suffisait de considérer Manu avec du recul. De faire comme s'il n'existait pas sur le même plan... ce qui était un peu vrai. Se trouver ensemble ce soir-là tenait du pur hasard, avec ce qu'il avait de déroutant et d'éphémère.
— Merci pour la bière, reconnut tout de même Roxanne.
— Ça me fait plaisir. Mais vous voulez peut-être que je vous foute la paix ?
— On n'est pas malpolis à ce point-là, intervint tranquillement Apolline. Par contre, on mérite une explication, non ?
— Ah bon ? s'amusa Manu. Vous la méritez, carrément ?
— Carrément, assura Paul.
Sa réplique le fit rire et Callinoé se détendit imperceptiblement. Après ce soir, ils ne se reverraient jamais. Était-ce l'effet de l'alcool ou le sourire confiant d'Apolline ? Un agréable vertige l'étreignait.
Durant quelques secondes, le visage de Manu perdit sa bonhomie. Il médita ses prochains mots la tête basse et le sourire absent, les ombres du pub se nichèrent dans le creux de ses orbites.
— Vous allez être déçu, dit-il finalement après une gorgée, mais je ne sais pas pourquoi je lui mens. Enfin, je sais pour qui je lui mens. Une fille très chouette avec qui j'aime passer du temps et qui m'apprécie aussi un peu, je crois. Parfois on finit les soirées en couchant ensemble et parfois non.
— Ça me semble simple alors, dit Roxanne en haussant un sourcil. T'es amoureux de quelqu'un d'autre.
— Y a rien de moins simple que ça, répondit posément Manu. Je suis pas amoureux de l'autre fille comme je l'ai été de Lulu.
— Vous vous êtes rencontrés comment, avec Lulu ? s'enquit Paul.
Callinoé lui coula un regard, surpris par l'intensité qui s'était dégagée de sa voix feutrée. Ça n'avait pas été une question qui forçait à la confession, mais une demande presque... avide. L'espace d'un bref instant, Callinoé eut l'impression d'un mannequin en lieu et place de celle qu'il commençait à considérer comme son amie.
Son visage tout en longueur, sa silhouette osseuse et le bleu fané de ses cheveux semblaient autant d'éléments contribuant à la placer en-dehors de la réalité. Puis cette impression disparut, et Callinoé en dilua les dernières traces dans une longue gorgée de bière. Manu croisa les bras sur la table et arbora une expression attendrie. Il raconta :
— À la fac, comme beaucoup d’histoires. Elle était en troisième année d'Art du Spectacle et moi en deuxième année d'Histoire quand on s'est rencontrés à une soirée étudiante. Elle était éblouissante. Je lui ai adressé la parole sur un prétexte à la con, je lui ai dit que ça sentait le vomi dans les toilettes mais que c'était pas moi.
— Approche romantique, commenta Callinoé avec un petit rire.
— J'ai essayé de noyer ma honte dans un whisky Coca, avoua Manu avec un hochement de tête navré pour cet ancien lui. Mais trente minutes après, c'est elle qui est venue me trouver. On a fini la soirée à l'extérieur du bar, assis sur les marches, et on a parlé des heures.
Il prit une gorgée de bière avant de conclure :
— Je l'aime, cette fille.
-
Mais pas comme avant, devina Roxanne.
Manu releva un bras pour poser le coude sur le dossier de sa chaise, adoptant une pose décontractée que contrebalançait le léger froncement de ses sourcils.
— Je pense pas qu'on puisse aimer de façon égale toute la vie. J'veux dire... on finit toujours par regarder quelqu'un d'autre.
— Pas nécessairement, intervint Callinoé.
— Tu as quelqu'un ?
Ce n'était pas une attaque, mais une question à laquelle Callinoé dut admettre que non, mais qu'il était amoureux. À cette déclaration, il sentit le visage de Paul se tourner vers lui, mais il ne quittait pas Manu des yeux. Celui-ci hocha la tête.
— Alors tu ne sais pas vraiment. Tant qu'on est amoureux, ou juste qu'on désire quelqu'un, c'est vif et fort et ça fait des vibrations partout. Quand tu es avec quelqu'un, tu installes la routine. C'est pas que c'est mauvais, hein ? Mais c'est différent.
Il prit son verre dont il fit tourner le contenu sans le boire.
— En ce moment je cherche à retrouver ces vibrations, parce qu'avec Lulu y a plus de routine que de désir. C'est pour que ça que je suis là ce soir, et que j'attends qu'une nana rencontrée sur Tinder m'envoie un texto pour me dire qu'elle a fini de bosser.
— Et ça te fait rien, de mentir à la fille que t'aimes ? interrogea Roxanne.
— Je préfère ça que la voir triste si elle apprenait la vérité.
J'aime beaucoup le bar tout en BD sur les murs. Me connaissant, je passerai mes soirées à lire les murs. Et boire ma bière. Tout de même.
Autrement, j'ai bien aimé les petits rituels de fac. Je me suis pas mal reconnu là-dessus. Le rituel de la machine à café tous les matins ! :3 L'imitation de profs, les profs bizarres (j'en avais un, on aurait dit un croisé entre Rogue et Francis Lalanne en possession d'une montre à gousset, une autre prof avec la voix de Catherine Laborde la présentatrice météo et j'en passe…). C'est la force de ton texte. Sans arrêt, il renvoie au vécu. Et j'adore ! Des fois, ça fait un peu bobo. Et des fois, ça fait remonter de cool souvenirs !
A bientôt pour la suite !
Ca me rassure de savoir que tu n'oublierais pas de boire ta bière ! (marre des personnages de série ou de film qui boivent qu'une demi gorgée. Le gâchis c'est mal !)
Le croisé de Rogue et Lalanne me vend trop du rêve Dé xD Si mon texte permet de se rappeler des moments où la vie peut être drôle et cool, alors c'est parfait <3 Tout n'est pas que bobo, mais c'est un peu dur de s'en rappeler parfois
Biz !
Boire sa bière en intégralité, c'est la base. Je ne quitte pas un endroit tant qu'il me reste encore de la bière. Et, si un jour, par miracle, j'ai l'occasion de recroiser Rogue Lalanne, j'essaierai de le prendre en photo. xD Mais je crois qu'il n'est plus à la fac alors ça risque d'être compliquey. Mais oui, ça vendait du rêve !
Bisous !
C'est drôle, au vu de la description du bar que tu fais, j'ai du mal à voir en quoi il est "étonnement sympa", le bar en lui même est bof (outre les planches de BD ! super top l'idée !), c'est l'ambiance qui est chouette, non ?
"Les minutes puis les heures passèrent". Pour moi ils doivent arriver au bar vers 18h30 voire un peu plus au vu de la queue à la douche qui doit correspondre aux horaires de fin du travail. S'ils veulent manger un bout après avoir passer du temps au bar, ils doivent partir vers 21h30 environ, ce qui laisse trop peu de temps de mon moins de vu pour écrire "les heures passèrent". D'autant que (j'ai lu les deux chapitres suivants déjà) ils doivent encore passer du temps avec Manu.
Après, si on compte qu'ils peuvent manger plus tard et arriver plus tôt, ok, mais il ne faut pas oublier que Callie vient de conduire au moins quatre heures (il a fait une pause) et va remettre la même le lendemain. A-t-il vraiment envie de se coucher tard ? De mon point de vu, il manque des repères temporel ce qui (pour moi) enlève de la crédibilité. Et je pense qu'ils devraient manger avant de boire (même si manger c'est tricher) parce que c'est ce que veut la logique (surtout s'ils doivent rester tard au bar).
Callie est déjà ivre après une pinte et va encore en boire deux avant de partir du bar, toujours à jeun et fatigué par la conduite. Son caractère manque de prudence et ça ne lui ressemble pas.
"Lulu" n'est pas à son avantage la pauvre. Elle est assez pathétique (dans le sens le plus positif du terme).
Tu as une puce qui s'est glissée dans un dialogue et provoque une lettrine impromptue.
Le chapitre est très vivant, tu maîtrises bien les descriptions des petits riens qui ancrent le récit dans le réel, c'est vraiment impressionnant.
Pour l'ivresse, je pourrais le préciser mais je sais que chez moi ça peut venir facilement (petit repas et fatigue aidant) sans me pourrir l'énergie du lendemain. Du coup j'ai attribué ça à Callinoé, mais préciser qu'il se lâche un peu me parait important aussi. Dans l'histoire; on n'a pas encore rencontré le Callinoé de soirée.
Crap, une puce qui demeure ! Ce chapitre gagnera donc beaucoup à être relu./repris !
Oh impressionnant je ne pense pas >< mais le compliment me va droit au coeur. Merci encore Sorryf
J'aime bien le côté un peu surréaliste qui semble s'installer sur la deuxième moitié du chapitre, une sorte de brouillard un peu ivre et un peu joyeux. Je ne sais pas si c'est moi qui calque mes propres souvenirs ou si ce sont tes mots, mais en tous cas j'ai vraiment eu une impression d'un moment hors du temps, fruit de rencontres fortuites sur la route, et d'autant plus vrai qu'il sera effacé quelques heures après.
Je pense que ça tient un peu à ce passage : "Son visage tout en longueur, sa silhouette osseuse et le bleu fané de ses cheveux semblaient autant d'éléments contribuant à la placer en-dehors de la réalité [...] Il raconta", et puis aussi au fait que ces quasi-inconnus échangent des trucs assez personnels : les peurs de Roxane, les relations amoureuses du Manu... J'aime beaucoup la façon dont il débarque, lui, d'ailleurs, et aussi le fait que tu ne le "juges" pas (Callinoé le fait un peu, mais en même temps la dernière phrase laisse penser qu'il pense faire ce qui est le mieux pour Lulu...) :)
Ce genre de commentaire me rassure pleinement dans les choix que j'ai fait. Comme tu dis il n'était pas question pour moi de juger le personnage de Manu, je voulais viser le gris de sa personnalité, ne pas en faire un salaud mais ne pas non plus justifier ce qu'il fait.
Il n'est pas éthique, pour le moment du moins. Son histoire à lui s'écrit en-dehors de celle de Callinoé.
Détails
Callinoé convenait un coup aux arguments de l'une, un coup à ceux de l'autre : je ne pense pas qu’on puisse utiliser « convenir » de cette manière. Il se rangeait un coup aux arguments… ?
Callinoé, lui, accusait encore sa présence : je ne comprends pas ici l’utilisation d’accuser.
Mais pas comme avant, devina Roxanne : problème de mise en page ici
Mais c'était un bon exercice !
Encore merci pour les remarques <3 (une petite correction au réveil, y a rien de mieux)