Les Archives sont l'une des installations les plus importantes créées par la C.C.M. Elles regorgent néanmoins d'un grand nombre d'ouvrages surprenants. Notamment les 111 recettes miracle pour se débarrasser des Arluys – des vers jaune fluo qui ont la fâcheuse tendance à dévorer une dizaine d'arbres en une nuit – que j'ai trouvé en fouillant un peu dans les rayons. Si on ne prend pas en compte les quelques milliers de livres inutiles, il n'est pas rare de trouver quelques pépites d'or. Par exemple, les rapports de l'inventeur des attrape-éléments — des tissages de la taille d'un mouchoir de poche dans lesquelles on peut stocker du vent, du feu ou tout simplement de l'eau — sans devoir faire des pieds et des mains pour s'en procurer.
Le seul point noir que j'ai à déplorer de ces incroyables Archives disséminées un peu partout, même dans les villages les plus éloignés des grandes villes, c'est son manque de diversité culturelle. Effectivement, il est tout simplement impossible de trouver un seul mot écrit par une autre race. Que du 100 % humain !
Extrait de Dix-sept lieux incontournables
par Mila Ondromél
Je me réveille, accueillie par un rayon de Soleil. Je cligne plusieurs fois des yeux pour m'habituer à cette vive lumière. Alors, seulement je me relève. Mes mouvements sont mous. Mon corps est encore engourdi après cette nuit passée sur le canapé. Piqûre de rappel. Ma blessure au genou se rappelle à moi. Je grimace légèrement, mais la douleur est supportable. Il faudra juste que je ne me lance pas dans une nouvelle course folle aujourd'hui. Les souvenirs d'hier inondent mon esprit. Je frissonne. Juste une migraine, rappelle-toi.
Je me lève avec beaucoup de précautions et m'avance dans la cuisine. Ma main empoigne un vieux thermos, verse de la tisane dans une tasse aux couleurs délavées. Un nuage parfumé monte vers le plafond. Je regarde, nostalgique, les rides se former sur la surface de ma boisson. Aldena disait toujours que s'il y en avait un nombre impair, j'aurais de la chance pendant une journée entière. Un sourire m'échappe. J'avale une gorgée du liquide bouillant. Quelles idées tordues elle pouvait avoir. Je m'appuie contre la table à manger, l'esprit aussi vide qu'un trou noir. Mon regard est attiré par la fenêtre. Lentement, à travers les carreaux de verre un peu crasseux, la lumière du Soleil s'intensifie. Néanmoins, quelques rayons dorés n'arrivent pas à se glisser entre les maisons, laissant dans l'ombre encore quelques pavés de Mer'u.
Je bois une nouvelle gorgée, pensive. Que me réserve cette nouvelle journée ? Et surtout… Le liquide chaud coule le long de ma gorge. Et surtout, que vais-je faire maintenant que j'ai perdu mon travail ? Me convertir, oui, mais dans quoi ? Dans la Garde ? C'est ce qui se rapproche le plus des compétences que j'ai acquise en étant Trappeuse. Mes sourcils se froncent. Mais je ne suis pas sûre que, empotée comme je suis, j'arriverai à respecter le code de conduite avant d'être renvoyée. Mais cela me permettrait… Mon regard tombe sur Éverine. Je pourrais garder mon revolver. Je repose la tasse sur la table. Je vais aller prendre l'air. Peut-être que l'inspiration me viendra.
Je récupère ma veste encore posée sur le canapé. C'est alors qu'un objet blanc en tombe. Je me fige. Mon regard s'accroche à la feuille froissée au sol. Un frisson me parcourt. Nerveusement, je jette un coup d’œil par la fenêtre. Personne. À quoi je m'attendais aussi ? Trouver quelqu'un qui s’enfuirait après avoir déposer cette missive ? Même si c'était le cas, il est impossible d'entrer sans user de la force et donc faire du bruit. Je ne suis tout de même pas devenue sourde, n'est-ce pas ? Je m'approche prudemment. Le papier fin glisse entre mes doigts alors que je le sors de son enveloppe malmenée.
Orléo,
Tu avais raison depuis le début. Les éclairs au chocolat blanc sont meilleurs que ceux au chocolat noir. Leur goût amer me reste encore en bouche. Si tu cherche une bonne adresse : va à l'Étoile de Minuit, on t'y servira les meilleurs cornets à la vanille.
Mila Dorlémon
Euh ? Comment une lettre pareille a pu se retrouver dans ma veste ? Je retourne dans tous les sens le message, mais rien. Pas de destinataire, pas de timbre, pas de date. Étrange… Je la pose sur le canapé. Je me pince l'arrête du nez. Une lettre mystère, ce n'est pas un bon signe. Surtout quand le sujet se porte sur une chose pareille : Oncle Orléo détestait les plats sucrés. Je devrais peut-être signaler cette lettre à la C.C.M. On ne sait jamais. Mais cela n'aurait pas beaucoup de sens, si ? Cette Mila Dorlémon fait partie de la famille, du moins apparemment. Même si je ne l'ai jamais rencontrée, ni entendue parler d'elle. Et puis, soyons logique : une lettre pareille ne sera certainement pas perçue par les autorités comme une menace. Je soupire d'agacement : j'ai l'impression de me retrouver dans l'un de ces mauvais romans policiers. Moi, l'enquêtrice rêvant d'un monde juste et droit, qui poursuit l'auteur de cette missive pendant une cinquantaine de chapitres ! Qui peut bien vouloir faire ça dans la vraie vie ? Laissons donc tomber pour le moment.
La journée défile avec une lenteur renouvelée. Malgré mon idée première de sortir, je suis restée à l'intérieur. Enfermée. À l'abri. Il faut se faire discrète pour le moment. Ma débandade d'hier au café,… Malgré le fait que je n'aie croisé personne, je suis sûre qu'au moins un témoin m'a vue. À Mer'u, on s'épie de partout. Les rumeurs suivront. Comme toujours. Je préfère attendre que les choses se tassent, retarder le plus possible la confrontation. Du moins, un peu. Je me voile la face, n'est-ce pas ? Le frigo est presque vide ; je ne pourrai pas me terrer éternellement ici. Il faudra bien affronter à nouveau les regards… Je secoue ma tête. Occupe-toi l'esprit.
Je me dirige vers une vieille commode. Avec ses tiroirs imposants, on ne peut que s'attendre qu'à un contenu conséquent. De la paperasse. Des factures, des cartes de condoléances, de vieilles lettres qui se sont accumulées au fil des années. Je sors des piles et des piles d'enveloppes. Parfois, joliment empaqueté avec un ruban ou une ficelle, parfois en vrac et parfois grignotées. Je lâche un cri en voyant une bestiole s'enfuir d'entre deux tas. Je la regarde disparaître dans un coin sombre de la pièce. Est-ce que je vais essayer de la déloger ? Je frissonne à l'idée qu'elle me grimpe dessus. Non, pour une autre fois, peut-être… Avec appréhension, je finis de vider le tiroir. En parallèle, petit à petit, la table disparaît sous la masse.
Je m'écroule sur une chaise et regarde d'un mauvais œil ce travail. Depuis le temps que cela traîne… Un soupir d'encouragement et je me lance. Une bouillie de mots confus. Le papier défile entre mes mains, les écritures se transforment au fil des heures. À peine quelques bouchées de sandwich pour égayer le tout. Puis, finalement j'atterris sur LA lettre. Un sceau en forme de dragon scelle l'enveloppe. J'avale difficilement ma salive. Les doigts tremblants, je décachette la missive fébrilement. L'avis de décès d'Aldena… et la lettre officielle de renvoi.
RENVOI POUR NON-CONFORMITÉ AU POSTE
Des mots en lettres rouges. Incandescentes. Elles manquent de me brûler les doigts. Je me savais incapable, mais voir cela écrit devient terriblement concret. Sans procès, je jette la lettre dans un tas. Celui à jeter. Je me prends la tête entre mes mains. Pense à autre chose. Quelle belle journée ! Trier, classer une masse indigeste de papier. Mon esprit revient vers cette étrange missive. Soudain, une idée traverse mon esprit. Je me jette sur ma veste. Je l'enfile à moitié, me précipitant déjà dehors. Mes pas résonnent dans les rues de Mer'u, alors que le soir commence à tomber.
Ƹ§Ʒ
Je prends une grande inspiration avant de pousser les imposantes portes. Silencieux, vorace de bruits ; le son de notre respiration disparaît, avalé par l'ambiance pesante du bâtiment. Un frisson me parcourt. L’Intendante — la dame en charge du bon fonctionnement des Archives — me jette un regard mauvais pour sûr. J'avale difficilement ma salive. De toutes les personnes vivants à Mer'u, c'est celle qu'il faut à tout prix éviter. Elle observe, note, lit jusqu'au plus profond des âmes. Une personne terrifiante qui possède plein pouvoir sur les Archives de Mer'u. Sa voix aigre suffit à me faire blanchir les cheveux. Je jette un regard en coin à sa silhouette au loin. Taille de guêpe, chignon serré, son regard ambré rencontre le mien. Je détourne les yeux. Je ne comprends vraiment pas pourquoi la C.C.M. l'a engagée.
Je traverse le hall sous le regard de prédateur de l'Intendante. Elle m'observe. Mon stress monte d'un cran. Le son de mes pas résonnent dans le hall silencieux. Pendant une fraction de seconde, toute l'attention est posée sur moi. Un sentiment de malaise me prend au cœur. Peu importe l'endroit où mon regard se pose, je sens de l'hostilité converger vers moi. J'avale difficilement ma salive. Cette ambiance pesante, elle est exactement la même que celle des bureaux de la C.C.M… La nuit où Aldena a disparu. Je secoue ma tête pour chasser cette idée. Ce n'est pas le moment d'y penser. Si ça se trouve, c'est juste le regard pesant de l'Intendante. Mieux vaut l'ignorer d'ailleurs : c'est la meilleure solution pour garder mon espérance de vie au même niveau.
Les Archives sont regroupées dans un bâtiment imposant en pierre. Deux imposantes statues en gardent l'entrée : un guerrier et un dragon. Tout deux en position de combat. Et au-dessus de leur tête, gravé dans le marbre, les mots sacré : Ipsa scientia potestas est. Personne ne sait ce qu'ils signifient ; une énigme insoluble pour les non-initiés. Seuls les plus haut gradés de la C.C.M. connaissent leur traduction exacte. D'ailleurs, l'intérieur des Archives témoigne de cette politique du secret. D'interminables étagères en bois tiennent tant bien que mal sur le sol aux dalles irrégulières, leur collection impressionnante d'ouvrages, mise sous clé : seuls les Archivistes ont le droit d'y toucher. Si un civil souhaite en voir un, il faut obligatoirement passer par l'accueil. Et encore, il est plutôt rare que l'on puisse soi-même toucher le livre. Après tout, les livres sont rares, on ne peut pas laisser le premier passant poser ses doigts sur un tel objet aussi facilement, juste en demandant.
D'un pas pressé, je me dirige vers le comptoir d'accueil. Mon regard part à la recherche d'Harion. Aucune touffe blond cendré à l'horizon. Mes sourcils se froncent. Mon ami n'est nul part. Où est-il donc passé ? Mon stress se transforme en angoisse. Lui est-il arrivé quelque chose ? Après tout, il n'est pas venu au rendez-vous… Je le cherche encore du regard. Sans vraiment y penser, mes doigts jouent avec la boucle retenant Éverine à ma ceinture. Mon regard intercepte celui de l'Intendante. Je retire immédiatement ma main.
– Mademoiselle ? Êtes-vous à la recherche quelque chose ?
Je sursaute ; la surprise me tenaille le cœur. Je me retourne d'un coup pour faire face à… à une fille qui m'est inconnue.
– Je… Enfin, oui, je cherche Harion. Il ne travaille plus à l'accueil ?
– C'était le cas jusqu'à hier, mademoiselle. Maintenant, Harion Delvirtigh est un Archiviste. Par conséquence, il a son propre bureau à l'étage supérieur.
– Oh…
Je vois. C'est donc pour ça qu'il n'a pas pu venir à notre rendez-vous. Il a sûrement dû rester enfermé entre quatre murs pour assumer ses nouvelles responsabilités. Je n'ai vraiment pas de chance… La déception s'abat sur moi. Oui, je suis ravie pour lui, mais… mais bon, se dire que je passe après un travail, ça fait un peu mal. Je me claque mentalement. Tout le monde doit prendre un prendre un peu d'indépendance à un moment donné ; c'est tour d'Harion.
Je secoue ma tête pour revenir à la réalité. La jeune fille est toujours là. Noïa. Son nom est gravé sur une petite broche. Mon regard croise le sien. Des yeux d'un noir abyssale. Je sursaute, clignant plusieurs fois des yeux. La vision s'est effacée. Comment… ? Je secoue ma tête. Mieux vaut ne pas y penser ; cette journée a si bien commencé, ne la gâchons pas avec des idées farfelues.
– Hum, j'imagine que Harion ne peut pas me voir dans l'immédiat.
– Évidemment, mademoiselle. Les Archivistes n'ont que très peu de temps libre. Ce dernier est souvent prévu pour le repos. Avez-vous une autre demande ?
Un autre sourire poli s'affiche sur son visage. Une pointe de méfiance se glisse dans mes pensées. Noïa possède une apparence effacée. Trop effacée. Un visage rond, des yeux bleus d'une pâleur spectrale, des cheveux blond paille… C'est comme si on l'avait passée au pressing et qu'elle en avait perdu toutes ses couleurs… ou bien, qu'elle essaie de passer inaperçue. De plus, il me semble ne l'avoir jamais vue, pas même dans la rue. Et pourtant, Mer'u n'est pas un si grand village que ça. Noïa… Je répète mentalement son prénom. Rien à faire, aucun souvenir sur elle. Il ne me semble avoir entendu parlé d'un emménagement récemment. Pas plus d'une nouvelle stagiaire aux Archives. Le bruit court vite à Mer'u. Alors… Mon regard glisse sur les autres employés. Ils ne semblent pas se formaliser de sa présence. Je secoue ma tête une nouvelle fois. Il faut que j'arrête de me tracasser avec ce genre de détail. Noïa a sûrement été toujours là et je ne l'ai jamais remarqué, c'est tout.
– J'aimerais beaucoup avoir une entrevue avec l'Archiviste Harion Delvirtigh, si cela est possible.
Noïa réfléchit quelques secondes.
– Hum… Je vois. Malheureusement, l'Archiviste Delvirtigh n'est pas disponible avant demain. Dix heure, du soir je précise, est-ce que cela vous convient ?
J'acquiesce vivement. De toute façon, ai-je le choix ?
– Dans ce cas…
Noïa sort un papier de sa poche et griffonne une série de mots. Elle le plie avant de le lancer en l'air. Une grue de papier, un cadeau de nos amies les fées pour que les messages circulent plus facilement sur des courtes distances. Je regarde, émerveillée, la feuille prendre la forme d'un oiseau et voler jusqu'à l'étage supérieur, portant son message à mon ami, mon très cher ami.
–… je vous reverrai demain.
Noïa m'adresse un dernier sourire vide avant de retourner à sa paperasse. Je soupire, frustrée de ne pas avoir pu parler à Harion. C'est bien dommage, pour une fois que c'est moi qui aie besoin de son aide… Je me dirige vers la sortie, triturant une nouvelle fois le collier d'Aldena. En ouvrant la porte, le vent d'automne m'accueille de sa bise glaciale. Lui au moins, il ne me manquera jamais.
Sur cette pensée, je m'avance sur le chemin du retour. Les rues sont vides ; tout le monde est déjà rentré. Le bruit de mes pas ricochent sur les murs, formant des échos de plus en plus lointains. Un son qui m'est familier depuis le temps : la plupart de mes missions se terminaient souvent tard dans la soirée. Seulement… Seulement, Aldena était là pour couvrir le silence de sa voix enjouée. Maintenant, je suis seule.
Mon regard dérive vers le ciel. Les étoiles sont belles ce soir. Elles brillent dans la nuit, ne souffrant jamais de la solitude. Par milliers elles naissent, par milliers elles meurent. Ils ne se passent jamais une seconde de leur brève existence sans qu'elles ne la partagent avec leurs semblables. Soudain, un frisson remonte le long de mon dos. Quelqu'un m'observe. Je me retourne d'un coup. Mon regard dérive pendant quelques instants. Pourtant, je ne vois personne. Quelques secondes passent : toujours rien. Les rues restent vides de vie. Hormis des feuilles mortes solitaires emportées par le vent, je ne détecte pas le moindre mouvement. Je lâche un soupir. Fausse alerte. Encore ma paranoïa qui se déclenche pour un rien. Je me remets en marche. Pas à pas, je m'enfonce dans les ruelles à peine éclairées de Mer'u.
Viens à moi…