Soreth n’avait jamais voulu de garde du corps. Des années durant, il avait résisté aux pressions de sa famille inquiète de le voir partir. C’était son quotidien de risquer sa vie. On ne pouvait ni l’en empêcher ni l’en préserver. Au mieux, un protecteur l’aurait gêné. Au pire, il se serait fait tuer. Il avait néanmoins cédé après sa dernière mission. Que ce soit à cause des larmes de ses parents ou parce qu’il savait qu’ils ne le laisseraient plus quitter seul le château, il avait accepté leur proposition : un ou une nouvelle prétorienne, qui pourrait autant le surveiller que l’aider. Ecyne lui avait parlé de la sergente quelques jours plus tard. Il l’avait observée pendant un moment, puis s’était rangé à son avis. Même si l’idée d’un duo le répugnait, Lyne ferait une bonne agente.
Il en était encore plus convaincu maintenant et, même s’il ne l’avouerait pas de sitôt, commençait à apprécier d’avoir une partenaire. Pas pour le protéger, il s’en moquait, mais pour l’efficacité qu’ils pourraient avoir. Lyne était aussi redoutable et entêtée que lui. À eux deux, rien ne pourrait les arrêter.
Un sourire se dessina sur les lèvres de Soreth, le conseil risquait de ne pas goûter l’ajout d’une tête de mule indépendante à leurs délibérations, puis il laissa Lyne savourer sa nomination et se dirigea vers les créneaux. Les prémisses d’une migraine pulsaient sous ses tempes et il espérait que le calme du paysage les ferait reculer.
La brise froide lui mordit le visage dès qu’il sortit de l’abri des murailles, mais n’entama en rien la splendeur de l’océan au-dessus duquel les oiseaux planaient avec majesté. La mer lui manquait toujours quand il partait en mission dans les terres. Sans l’odeur du sel et des algues, l’air lui paraissait superficiel et inachevé.
Sans prévenir, un aiguillon de douleur lui traversa le crâne. Il porta une main à son front et posa l’autre sur les pierres pour ne pas chanceler. Il ne pouvait pas montrer sa faiblesse à sa protectrice, pas maintenant. Il inspira profondément, suivit des yeux un jeune goéland piaillant à la recherche de ses parents, observa le plongeon spectaculaire d’un fou de Bassan, puis, lorsque la douleur eut un peu reflué, se tourna vers Lyne venue s’accouder à sa gauche.
Elle souriait toujours et jouait distraitement avec son nouveau bijou, peinant sans doute à réaliser qu’elle était une prétorienne et une garde royale. Conscient qu’il s’était tu depuis trop longtemps et soucieux de ne pas passer pour plus rustre qu’il ne l’était déjà, Soreth déclara en s’efforçant d’oublier les martèlements de son esprit.
— Tu dois t’en douter, mais il s’agit bien d’une pierre d’Eff.
— Est-ce vrai que tous les gardes royaux en possèdent une ?
— Oui, comme les prétoriens et les membres de la famille royale. Ce ne sont toutefois pas systématiquement des bagues.
— Où est la tienne ?
— À l’abri des regards indiscrets.
Le prince tapota sa poitrine, où une douce chaleur irradiait du collier qu’il avait reçu le jour de sa naissance. Lyne acquiesça d’un air entendu.
À la surface du sol et dans les profondeurs de la terre, les lignes d’Eff transportaient l’énergie du monde comme les veines d’un corps. Depuis qu’ils en avaient découvert l’existence, les humains les avaient aussi bien utilisées pour l’agriculture, que la médecine ou l’artisanat. Le château de Lonvois en était un parfait exemple et, grâce au talent de ses bâtisseurs, était réputé pour pouvoir supporter à des semaines de tir d’engins de siège.
Après avoir passé plusieurs centaines d’années dans une ligne, les pierres précieuses acquéraient la capacité de détourner une partie des flux ambiants au profit de leurs porteurs. La constitution de ces derniers s’en voyait renforcée, et ils résistaient davantage aux maladies tout en cicatrisant plus rapidement. On nommait ces gemmes les pierres d’Eff. Une gemme faiblement imprégnée valait plusieurs têtes de bétail, tandis que celle qui ornait la couronne royale coûtait aussi cher que le donjon. Celle de Lyne aurait permis d’acheter un petit manoir, mais Soreth ne s’en inquiétait pas. Aucun garde n’avait jamais revendu son joyau.
Le regard toujours rivé sur le prince, l’ancienne sergente replaça l’une de ses mèches de cheveux dérangées par le vent et déclara d’une voix pleine de sympathie.
— Merci beaucoup.
— Bah, c’est un don intéressé. Nous avons tout à gagner à garder nos meilleurs éléments en bonne santé.
Une expression étrange traversa le visage Lyne. Soreth se demanda un instant ce qu’il avait dit de mal, puis celle-ci secoua la tête en s’esclaffant.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire ! Enfin, merci pour la pierre effectivement, mais surtout merci pour votre confiance.
— Oh… d’accord.
Le prince passa une main embarrassée dans ses cheveux. La douleur avait presque disparu, mais il avait encore du mal à rassembler ses pensées. Sans sembler s’en formaliser, son interlocutrice se tourna vers l’océan et reprit la parole d’un ton presque solennel.
— La moitié des gamins et gamines de Lonvois désirent intégrer la garde royale. En grandissant, ils deviennent plus réalistes et changent d’avis. Moi… je suis plus bornée. J’ai accompli mon rêve grâce à vous. Je vous promets que je m’en montrerai digne.
— Personne n’en doute. Nous savons tous que tu feras du bon travail. D’autant que… que grâce à toi les rangs des protecteurs royaux s’ouvriront peut-être aux roturiers.
Il y eut un bref silence, puis Lyne laissa échapper un petit rire rauque.
— Suis-je aussi ici pour essuyer les plâtres ?
Soreth grimaça avant de baisser les yeux. Il n’appréciait pas particulièrement le rôle que le conseil avait donné à sa garde du corps.
— Désolé… Je leur ai demandé de recruter plusieurs personnes et de ne faire que de toi une prétorienne, mais ils ont estimé que c’était trop dangereux. En plus, ils espèrent que ton statut te préserve du pire.
— Mon statut ? releva la guerrière avec ironie. Supposeriez-vous que grâce à mon père je ne sois qu’à moitié roturière ? Je ne suis pas sûre que cela fonctionne ainsi.
Le prince ne dit rien. Il n’en était pas plus persuadé que Lyne et savait que celle-ci n’appréciait pas d’évoquer ses origines. Loin toutefois de s’énerver comme il pensait qu’elle allait le faire, celle-ci se contenta de serrer les poings et d’ajouter.
— S’il faut en passer par là, je ne me déroberais pas.
Elle quitta ensuite la mer des yeux et, pendant que Soreth plaignait ceux qui oseraient la remettre en question, reporta son attention sur la bague qui ornait sa main. Elle était bien trop travaillée au goût du prince, mais Milford l’avait fait fabriquer sans lui demander son avis et n’avait accepté aucune de ses récriminations. Il était pourtant évident que si elle était parfaite pour une garde royale, elle était bien trop visible pour une prétorienne. Hélas, l’héritier au trône ne comprenait pas aussi bien qu’il le croyait les enjeux de ses agents et son frère cadet était fatigué de les lui expliquer. D’autant qu’il pouvait généralement compter sur le soutien d’Ecyne, mais que celle-ci s’était mise à rire dès qu’il avait évoqué l’anneau et ne s’était arrêtée que pour marmonner des inepties comme « je veillerai toujours sur toi » ou « jusqu’à ce que la mort nous sépare ».
Le souvenir de cet instant fit monter la chaleur aux joues de Soreth, et il secoua rapidement la tête pour éclaircir ses pensées. Il laissa ensuite son regard dériver sur sa protectrice, essayant d’estimer si elle était d’assez bonne humeur pour répondre aux questions qu’il se posait depuis plusieurs jours, et s’élança finalement d’une voix incertaine.
— Je n’étais pas vraiment sûr que tu acceptes la proposition de mon frère. Avec des origines comme les tiennes, qui ne sont bien sûr en rien déshonorantes ou je ne sais quoi d’autre, tu aurais toutes les raisons du monde de refuser de protéger un noble.
Lyne esquissa un sourire à la remarque, ce qui était plus engageant que de porter la main à son épée, et haussa nonchalamment les épaules.
— Je suis ici pour défendre le royaume, pas la noblesse.
Elle marqua ensuite une pause pour dévisager son interlocuteur, comme si elle essayait d’estimer ce qu’il était digne de savoir, puis reprit avec douceur.
— Tout le monde suppose que j’en veux à mon père, mais ce n’est même pas vraiment le cas.
— N’es-tu pas en colère contre lui ?
— Plus depuis mes douze ans. Tout comme ma mère a accepté qu’elle ne serait jamais sa femme, j’ai accepté qu’il ne serait jamais là. C’est un lâche, mais il n’a jamais rien fait contre moi et je ne peux pas être énervé par tous les couards de l’Erellie.
— Pour sûr ! s’amusa Soreth. Cela serait épuisant.
— En plus c’est un chevalier du royaume. Je suppose qu’il ne doit pas avoir que des défauts.
— Il y en a bien quelques-uns qui n’en ont que le titre, mais tu as raison il n’en fait pas partie.
Plus destinée à rassurer Lyne qu’autre chose, la remarque du prince lui arracha toutefois un regard curieux et, après une brève lutte intérieure, elle demanda presque timidement.
— L’as-tu déjà rencontré ?
Soreth hésita.
Il n’était pas sûr de vouloir parler en bien de Nascod à la fille qu’il avait abandonnée, puis décida qu’il aurait été malhonnête de mentir et opta pour la description la plus sobre dont il disposait.
— Je l’ai croisé quelques fois. Il n’est pas très drôle et un peu effacé, mais il travaille sérieusement. Son domaine en est bien développé et les habitants qu’ils protègent en sont plutôt satisfaits. Il sait aussi tenir une épée, même si sur ce point tu pourrais lui donner quelques conseils.
— Je m’en souviendrai, pouffa Lyne avant d’ajouter, merci pour ta franchise.
Même si elle semblait toujours intriguée par son père, et sûrement par toute cette famille qu’elle ne connaissait que de réputation, elle ne posa pas d’autres questions. Profitant de sa bonne humeur, Soreth continua les siennes.
— T’es-tu engagée pour suivre ses pas ?
— Non. Enfin, pas vraiment. J’ai sans doute réfléchi à rejoindre l’armée à cause de lui, mais je l’ai surtout fait pour le royaume et ma famille. Je veux les protéger et leur être utile.
— Cela, je suis sûr que nous n’en manquerons pas d’occasions.
Tandis que Lyne acquiesçait, Soreth regarda une dernière fois l’océan et se dirigea vers ce qu’il restait de leurs provisions.
— Nous sommes attendus ailleurs. Il est temps de rentrer.
Ah le mystère du père enfin résolu ! Enfin, à moitié, je suis sûre qu'il nous réserve d'autres surprises. Voilà plusieurs chapitres que je me demandais en boucle : "Mais c'est qui ? Et qu'est-ce qu'il a fait ? Et pourquoi sa fille ne veut pas entendre parler de lui ?". J'ai donc la réponse à quelques unes de mes questions. Sinon, j'imagine qu'il a blessé notre héroïne préférée en refusant de la reconnaître comme sa fille ? Si c'est le cas, il a dû bien contribuer à forger le caractère bien trempé de sa fille.
Mais elle ne pense jamais à sa famille ? Sa mère, ses potentiels frères et soeurs, ses oncles ou tantes, non ?
Sinon, un chapitre passionnant, les personnages sont très bien écrits et Soreth s'est pas mal déridé par rapport au début. Cela promet une relation intéressante avec Ecyne.
Hâte de lire la suite !
Merci pour ton retour, je suis content que la question des origines de Lyne (Lyne, Ecyne, qu'elle idée de mettre des "y" partout aussi :P ) t'ai quelque peu taraudée.
Ta remarque est pertinente, il est vrai que je ne parle pas trop de la demi-famille de Lyne. Je vais garder cela dans un coin de ma tête ^^
À bientôt et bonne semaine.
On prend directement la suite du pique-nique en haut de la tour, que j'avais adoré. Et en prime, on a droit à un petit détour par les pensées de Soreth, ce qui change un peu, en plus d'être bienvenu d'un point de vue purement informatif. =)
J'apprécie que Soreth ne se cache pas son enthousiasme à la présence de Lyne et les promesses dont elle est emplie. Ça change un peu du cliché du loup solitaire qui freine des quatre fers lorsqu'on lui impose un acolyte, aussi compétent soit-il. Il ne voulait pas de garde du corps, mais il a réfléchi à cette décision, et juge la personne choisie avec objectivité. Ça me le rend d'autant plus appréciable. Je me demande si toute la famille royale est aussi littéralement noble. On a plus l'habitude (encore un cliché) des méchants monarques que des réels dirigeants dignes de leurs titres. J'aime bien !
Ensuite, la conversation sur les origines de Lyne est bien menée. Je ne sais pas si ça n'a pas été évoqué du tout ou juste pas suffisamment appuyé pour que ma mémoire s'en souvienne (ça m'arrive, hélas), mais ce n'est pas inintéressant qu'elle soit une enfant illégitime. Et je trouve sa réaction par rapport à ça très mature. Là aussi, elle illustre un caractère équilibré qui la rend appréciable. Je me range à l'avis de Soreth en pensant qu'il feront une bonne équipe, tous les deux. Ils semblent compétents aussi bien techniquement que mentalement. Hâte de les voir en action !
Hum. Soreth est donc en proie à des maux de tête. Intrigant. J'espère que ce n'est rien de grave. Les pierres d'Eff ont donc des limites en terme de facultés curatives. Ou alors sont-elles la cause de ses migraines ? Affaire à suivre.
D'ailleurs, ce premier petit point de "magie" dans l'histoire, avec les lignes d'Eff et les pierres qui en découlent, tombe à pic. On sentait déjà bien l'ambiance un peu fantasy de l'histoire, mais c'est le premier marqueur réel du registre. Et je trouve que c'est un bon marqueur. Quelque chose de discret et décliné à échelle humaine. J'ai notamment trouvé malin que les pierres ne soient pas toutes serties de la même manière selon les individus. Ça rend la chose moins générique, moins reconnaissable. Même si, apparemment, celle de Lyne est trop voyante au goût de Soreth. Est-ce que ça va lui attirer des ennuis ? Je surveillerai aussi ce point-là.
Enfin voilà. Encore une chapitre solide. L'histoire avance doucement, on se familiarise avec le duo qu'on présume central, avec du saupoudrage du contexte dans lequel ils évoluent. Ça balance pas mal, comme on dit. ^^
À la prochaine fois ! =)
P.S.: ramassage de coquilles (des fois, ça rassure de ne pas être seul(e) à en faire ^^):
- "Ecyne qui lui avait parlé de la sergente quelques jours plus tard." -> "C'est Ecyne qui" ou alors "Ecyne lui"
- "Il l’avait observé" -> "observée" (la sergente)
- "apprécier d’avoir d’une partenaire" -> "d'avoir une partenaire"
- "Soreth déclara en s’efforçant d’oublier les martèlements de son esprit." -> Il faut deux points à la fin de la phrase, et non pas un point final, car elle annonce explicitement la réplique de dialogue qui suit.
- "les humains les avaient aussi bien utilisés" -> "utilisées" (les lignes d'Eff)
- "Il y en a bien quelque un qui n’en ont que le titre" -> "quelques-uns"
- "elle demanda presque timidement." -> Là aussi, ça annonce explicitement une réplique.
- "Il aussi tenir une épée" -> "Il sait" (?)
Merci pour ton retour et ces corrections de coquilles, s'est parfois effrayant de voir le nombre qu'il y en a ^^'
La révélation sur les origines de Lyne a subit tellement de remaniement que je ne sais plus si c'est expliqué ou pas avant (je crois que non, et qu'il est juste suggéré qu'elle n'aime pas en parler).
J'avais effectivement envie de sortir des habitudes en terme de "loup solitaire" ça oblige a travailler autrement pour garder la tension (et ce n'est pas ma plus grande réussite ^^'), c'est intéressant et puis il faut se renouveler :P
Encore merci et hâte de lire tes prochains retours !
Enfin, il y a cette fois quelques tournures de phrase qui m'ont semblé moins fluide :
"Une faiblement imprégnée valait plusieurs têtes de bétail" -> "Une pierre imprégnée" me semblerait plus clair (ou un synonyme si tu ne veux pas trop utiliser le mot "pierre")
"— Ce n’est pas ce que je voulais dire !" -> Mais elle n'a rien dit justement : alors pourquoi utilise-t-elle cette expression ? J'ai dû relire plusieurs fois en croyant que j'avais manqué une réplique !
"— Suis-je aussi ici pour encaisser les plâtres ?" -> Tu fais un mix entre les expressions "encaisser les coups" et "essuyer les plâtres" : je me suis demandé si c'était parce que Lyne est roturière et a des expressions particulières (mais je n'en ai pas repéré d'autres).
Merci pour tes retours.
J'avais effectivement un peu parlé de son ascendance dans les chapitres 1 et 2, mais je l'ai peut-être fait avec trop de subtilité (pour une fois ^^).
Je suis très mauvais avec les expressions, cela n'a hélas rien à voir avec Lyne... je vais corriger cela, merci.
L'histoire est effectivement un peu longue à démarrer, j'ai encore du mal à voir si les lecteurs peuvent patienter un peu ou s'il faut vraiment que je rabote le début (que j'aime pourtant bien ^^').
Bonne lecture.