On trouve un Dôme dans chacune des 327 Cités parsemées tout autour de la Terre mais en dépit de leur nom, très peu sont réellement hémisphériques. Les premiers construits l’étaient, pour des raisons bêtement techniques, mais à mesure que l’expérience de nos architectes s’approfondit, leur inventivité aussi s’emballa.
Parmi les plus renommés, on compte celui d’Océane, en forme de conque, la très impressionnante pyramide inversée de la cité d’Anub-l’éternel, le stade de Hornpoint, le Colisée de glace de Sibir, et le plus célèbre de tous, le temple périptère d’Athenos-la-sage, reproduction géante de l’antique Parthénon, dont les gradins de tuf peuvent accueillir plus d’un million de débateurs.
Bien que plus discret, celui de Tremble est lui aussi d’une grande beauté. C’est une immense bâtisse uniquement constituée de bois blanc ; un cube poreux dont les parois sont un entrelacs compliqué de longues tiges souples qui réalise la prouesse de se laisser transpercer par la lumière sans laisser passer la moindre goutte de pluie, ni le plus petit courant d’air. On doit ce prodige à un couple de jardiniers aussi géniaux que méticuleux, les époux Saadawi, qui peaufinent jour après jour la structure de leur œuvre en fertilisant, arrosant, élaguant, ponçant, soutenant, déviant, arrangeant, sublimant sans cesse, sans jamais prendre de repos, ses tortueuses parois végétales.
L’intérieur du bâtiment est d’une grande simplicité. Conçu pour loger 150 000 personnes – soit 20% de la population totale de la cité – confortablement assises dans des fauteuils ergonomiques, l’espace entier est occupé par un amphithéâtre carré dont les tribunes s’étagent sur 100 niveaux. Chaque siège bénéficie d’une vue imprenable sur la scène centrale, ainsi que de tout l’équipement nécessaire pour se connecter à l’Arbre dans les meilleures conditions possibles, que notre Graine ait déjà éclos ou pas. Un système d’alimentation par intraveineuse et de massage musculaire complet y est même intégré pour les Immersions de très longues durées. C’est là que viennent les enfants lorsqu’ils désirent suivre une transmission ; ils ont priorité absolue sur les adultes qui peuvent toujours se connecter par leurs propres moyens dans le cas habituellement improbable où le Dôme serait plein ; aujourd’hui, comme hier sans doute, il semble à la limite de l’explosion.
Tandis que de bonnes âmes nous dirigent vers des places encore libres, j’écoute d’une oreille distraite un premier orateur dont je vois gigoter l’hologramme titanesque du coin de l’œil, au milieu de l’édifice, présenter un court résumé des événements de la veille. L’exercice pourrait paraître superflu, puisque tout le monde a assisté à la transmission, mais cela permet aux retardataires de s’installer et à la salle de les attendre sans trop s’impatienter. L’homme qui s’exprime, Alaric, est un vétéran du forum. Il accomplit sa mission avec panache, réussissant même par ses dons de conteur à arracher des exclamations de surprise et de joie à un public pourtant déjà avisé.
En m’asseyant à côté de Senga, au deuxième rang d’un balcon situé à 60 mètres du sol, je pouffe malgré moi en découvrant à quelques mètres de la balustrade, semblant flotter dans les airs, la trogne gigantesque de l’orateur froissée moqueusement en un rictus horrifié.
— C’est un gorille ! Un gorille géant ! Une montagne noire de poils, de dents, de griffes ! Une bête sauvage, féroce et indomptable qui pourrait, si l’envi lui prenait, désarticuler notre Iori d’une pichenette désinvolte ! Mais Iori n’a pas peur …
La projection tridimensionnelle d’Alaric écarte les bras et serre les poings dans une attitude guerrière. Ses phalanges immatérielles effleurent les gradins de chaque côté du carré, pourtant séparés de plus de 100 mètres. L’effet reste saisissant, malgré l’outrance de la gestuelle du bonhomme. Son véritable corps pourrait être n’importe où, dans le Dôme ou ailleurs. Il lui suffit d’être connecté à l’Arbre pour diriger son avatar impalpable. Les intervenants du forum qui le suivront pourront eux aussi choisir de se révéler sous cette forme aux yeux de tous, ou pas ; certains préfèrent ne rester qu’une voix, d’autres un visage, d’autres encore soutiennent leurs propos d’un sous-titrage dont les mots apparaissent à mesure qu’il parle devant chaque tribune.
Participer à un forum en faisant apparaître son hologramme devant quelques milliers de personnes est souvent considéré, parmi les jeunes, comme un rite de passage à l’âge adulte, tout comme l’Éclosion de la Graine.
Je ne l’ai pas encore fait et le pas à franchir semble aujourd’hui plus terrifiant que jamais. En aurais-je le courage, si le besoin s’en fait sentir ? Devant tant de monde ?
Mon cœur affolé vient s’écraser de toutes ses forces contre mes côtes, encore et encore, comme s’il essayait de s’échapper de ma cage thoracique.
Senga me donne un léger coup de coude dans le biceps.
— Regarde !
À l’extrémité de son index, pas très loin de nous, je vois Askeladd qui ricane des pitreries d’Alaric en se tenant le ventre des deux bras. Le teint rougeaud, les larmes aux yeux, le visage contracté en une grimace hideuse de joie imbécile, il semble sur le point de défaillir. Je m’esclaffe, un peu gêné, et détourne mon regard vers Senga qui, se sachant observé, caricature mon maître en plissant à l’extrême sa face entre ses mains. Le hoquet postillonnant d’hilarité qui m’échappe fait partir mon voisin dans un fou rire contagieux qu’il nous faut un long moment à maîtriser mais à l’issu duquel je me sens nettement mieux ; à quoi bon angoisser pour des conjectures fumeuses quand on peut rire de bon cœur avec un ami ?
*
— Aussi incroyable que cela puisse paraître, une partie de la mémoire du singe a été transférée dans l’Arbre. Il est possible de suivre par Immersion partielle sa conversation avec Iori telle qu’il l’a vécue.
Quoi ?!
L’intervenant, un expert en langues mortes répondant au nom de Lao Harold, lève les mains devant lui dans un geste d’apaisement.
— Avant que vous ne partiez tous pour tenter l’expérience, laissez-moi vous prévenir qu’elle est décevante. Nous n’avons accès qu’à la vue, l’ouïe et l’odorat du gorille, et uniquement durant le cours intervalle entre le moment où Iori lui a placé les sensilles sur la main et celui où il s’en est débarrassé. 5 minutes tout au plus. Le plus grand intérêt de cet enregistrement est de pouvoir accéder au nez du primate qui est bien plus sensible que le nôtre. On perçoit le degré d’humidité des feuilles qui nous entourent aux senteurs qu’elles exhalent, on devine la tension de Iori, on distingue les odeurs familières d’une quinzaine d’autres membres de notre tribu. L’Arbre n’a obtenu aucune information sur le sens du goût, ni sur celui du toucher de l’animal. En revanche, en recoupant les diverses données dont je disposais, en particulier les impulsions nerveuses envoyées par le gorille en réponse aux questions de Iori, ainsi que mes connaissances en langues disparues, j’ai réussi à reconstituer dans une certaine mesure son cheminement de pensée. Le résultat est sans appel : ce que Iori nous fait dire par l’intermédiaire de ce dos argenté, c’est que pendant la Décennie Chaotique, des hommes ont tué d’autres hommes et ce, jusqu’à extinction complète de l’espèce. Une petite subtilité supplémentaire, sans doute facultative, que Iori n’a pas jugé bon de partager avec nous sur le coup est celle-ci que le singe semble très surpris qu’il existe. Pour lui, le genre humain avait définitivement disparu. Peut-être cela explique-t-il sa flagrante absence d’agressivité : tout porte à croire que le gorille pense avoir affaire à un genre de revenant, à un être dépourvu de réalité. Là réside aussi la clé pour comprendre pourquoi il parle à Iori comme s’il était un membre contemporain de cette humanité qui s’est autodétruite.
Lao se tait et son hologramme se dissout en une brume scintillante qui se condense à nouveau, après une seconde de latence, pour former le corps d’une femme d’une quarantaine d’années à l’allure sévère. Elle relève le menton et ses longs cheveux noirs roulent sur ses frêles épaules comme le lourd rideau d’une cascade épousant amoureusement les reliefs de son tremplin rocheux.
— Bonjour, mon nom est Éliane Politzer, je suis une spécialiste en déterminisme psychologique. Je tenais d’abord à remercier Lao Harold, au nom de tous je pense, pour l’excellent travail d’investigation qu’il a effectué si prestement afin de nous permettre de poser le débat directement sur les bases les plus saines possibles.
Elle pince les lèvres et inspire sèchement. Je suis pris d’un léger vertige d’irréalité à l’idée que 150 000 personnes viennent d’entendre un petit courant d’air se faufiler en sifflant entre ses dents.
— Maintenant que le sens des mots du primate a été déterminé avec un degré suffisant de certitude, je crois qu’il convient de s’attaquer au cœur du sujet qui nous amène ici ce jour. Sujet que j’exposerais ainsi : pourquoi Iori a-t-il pris tant de peine pour nous livrer un message si banal ?
Un murmure sourd d’assentiment parcoure la salle. Beaucoup semblent partager son avis.
Éliane continue.
— Les hommes assassinent depuis la nuit des temps. Ils ont assassiné indifféremment semblables et dissemblables durant des millénaires. Nous en avons parfaitement conscience. L’aberration, c’est la situation actuelle. L’exception, c’est notre ère, ce tout petit siècle de trêve qui nous sépare de la pire hécatombe de tous les temps. Quoi de plus logique qu’un être n’ayant pas vu d’humain pendant 150 ans nous considère comme une espèce meurtrière heureusement disparue de la surface de la planète ? Ce regard, où se mêle dégoût et perplexité, que porte ce gorille sur nos ancêtres, c’est aussi le nôtre. Mais Iori n’est pas homme à enfoncer des portes ouvertes ; il y a nécessairement plus à supposer ou à conclure de ce qu’il nous a montré. À nous de nous révéler à sa hauteur et de deviner les hypothèses qui sont les siennes.
Ces derniers mots s’évanouissent en même temps qu’elle. Une jeune fille blonde aux joues rouge et rondes apparaît à sa place. Elle porte une large tunique à franges sur lesquelles elle a cousu des fleurs en tissu.
— Luwen Corgia. Bonjour à tous. Avant d’aller plus loin sur la voie, pertinente, je ne le conteste pas, proposée par Éliane, j’aimerais soumettre cette idée que Iori n’a peut-être rien voulu dire de spécial. La performance d’avoir réussi à communiquer avec un animal n’est-elle pas déjà suffisamment impressionnante ? On peut regarder toute cette scène de façon très innocente : il a engagé une conversation et a ensuite réagi le plus naturellement possible aux propos de son interlocuteur. Rappelez-vous s’il-vous-plait avant de tirer des conclusions hâtives que c’est le gorille qui a brusquement mis fin à l’échange, et non Iori. Je ne dis pas qu’il est inconcevable que le vagabond ait tout prévu, mais la possibilité que certains éléments du tableau et en particulier la révélation finale du singe, soient restés indépendants de la volonté et du contrôle de Iori est digne d’être envisagée elle aussi.
Je considère un moment cette idée.
Non. Je ne pense pas.
Un homme roux, épais, pourvu d’une barbe et de sourcils hirsutes, intervient.
— Je suis Phoenix Urquhart. Merci de me donner la parole. Il n’y a bien sûr aucun mal à explorer sérieusement toutes les hypothèses, chère Luwen. Mais je crois que l’on peut d’ores et déjà exclure celle-ci, ceci dit sans offense aucune envers vous. N’avez-vous donc pas ressenti vous aussi, durant le dialogue entre ces deux créatures, cette impression étrange de déjà-vu ? N’avez-vous pas été saisi par cette intuition qu’ils avaient déjà joué cette scène à de multiples reprises ? Et qu’ils se contentaient de suivre un sillon déjà bien creusé par l’habitude ?
Oui ! Tout à fait. C’est exactement le sentiment que j’ai eu.
Je hoche la tête à l’attention de personne, à la manière d’un vieillard satisfait par la tournure que prennent ses propres réflexions, impressionné une fois de plus par le talent et l’à-propos des Sceptiques, qu’on appelle aussi parfois « ceux qui examinent ». L’existence de cette profession hautement respectée est la raison pour laquelle ce débat ouvert à plus de 150 000 participants est possible. Dans notre société égalitaire, ils constituent ce qui s’approche le plus d’une élite ; tous les enfants rêvent de devenir l’un des leurs, à un stade ou un autre de leur développement. Leur art, dont l’extraordinaire approfondissement a fait de ses disciples des personnages essentiels au fonctionnement de notre mode de vie, consiste à développer à l’extrême leur capacité à sonder et à comprendre la pensée des autres.
Une fois connecté à l’Arbre, un Sceptique normalement doué est en mesure de gérer l’état général de réflexion d’un groupe de 5 000 individus, connectés eux aussi et qui auront laissé libre accès à leurs esprits à l’expert. Celui-ci peut alors saisir, comme par intuition, dans quelle direction l’assemblée aimerait voir se diriger la discussion et choisir parmi eux celui qui serait le meilleur porte-parole pour exprimer devant tous ce pas rhétorique supplémentaire. J’ai entendu un jour l’un d’eux comparer cet exercice à celui que pourrait se livrer un gamin contemplant la voûte céleste et démarquant tour à tour, parmi la multitude d’étoiles, les astres les plus brillants. Dans chaque constellation d’intelligence, il faut savoir à chaque instant choisir l’esprit dont la pensée est simultanément la plus pertinente par rapport à l’état d’avancement de la discussion et la mieux articulée. Il leur suffit alors de prévenir l’intéressé qu’il sera le prochain à intervenir.
La fluidité et la qualité de nos forums, et donc de la gestion de notre société, dépend intégralement du savoir-faire de nos Sceptiques, raison pour laquelle leurs sélection et formation, à la fois intellectuelle et morale, sont incroyablement exigeantes.
Pour gérer un débat de l’ampleur de celui d’aujourd’hui, les Sceptiques s’organisent en deux strates. En première couche, une trentaine d’apprentis et de maîtres dont chacun est chargé d’examiner une portion du public et, au-dessus, le plus aguerri d’entre eux les sonde à leur tour et décide dans le feu de l’action qui parmi des milliers possède l’opinion la plus intéressante de toutes. Ainsi, l’avis de quiconque veut participer à la discussion est constamment pris en compte mais pas toujours exprimé, il est d’abord soumis à un examen méticuleux qui le comparera aux opinions similaires et opposées de tous ses concitoyens. Il apparait cependant de loin en loin des exceptions, des génies inimitables, qui sont capables de s’occuper seuls de foules immenses. Elena Anirniit, la plus grande spécialiste en activité, qui réside actuellement à Ferdia-l’accueillant, est capable de lire de front une quantité folle d’esprits ; il lui est arrivé de diriger en solitaire une conférence comptant 3 millions de participants.
J’émerge de mes pensées alors qu’une femme noire aux yeux d’un vert éclatant nous interroge.
— Ne faut-il pas partir du principe que Iori veut attirer notre attention sur un massacre intestin en particulier ? Celui qui aurait signé le début de la Décennie Chaotique, le fléau qui a décimé l’Afrique. On connait si peu de faits sur ces événements … L’inconscient collectif a toujours visualisé cette tragédie sous la forme d’un terrible virus, et nous portons tous effectivement en nous, inscrit dans notre génome et notre mode de vie symbiotique, les marques, les séquelles d’une épidémie effroyable. Mais, finalement, rien n’indique qu’une maladie ait pu être le point de départ de cette sinistre période, ni même qu’elle ait été responsable de tous ces morts. Ceci est la légende que l’on s’est racontée tant de fois qu’on a fini par la confondre avec l’Histoire … Jusqu’à ce que Iori décide de nous la révéler pour ce qu’elle est : un conte pour enfants. Et, à la place de cette fiction, il nous offre une nouvelle hypothèse. La guerre. Une guerre totale, à en croire le gorille, une frénésie meurtrière qui aurait vu les hommes s’entre-déchirer jusqu’aux confins de l’extinction.
Je pense à l’étrange forêt d’hier et à mon impression de marcher au milieu d’un cimetière.
La guerre.
Est-ce cela qui inquiète Iori ?
Mais comment un conflit vieux de 150 ans, si terrible fut-il, pourrait imposer à notre civilisation actuelle « une épreuve d’une difficulté insoutenable » ? Je ne comprends toujours pas. Nous sommes qui nous sommes. Les horreurs commises par nos prédécesseurs sont importantes en tant que leçons, en tant qu’exemples à éviter, en balises d’avertissement barrant les passages qui mènent au désordre, elles permettent de dévoiler les ténèbres qui règnent aux tréfonds des âmes des mortels, les perversions qui ont teinté le désir des morts, mais elles n’incriminent pas les vivants. Nous n’y avons pas participé, nous n’y avons pas collaboré, nous n’avons pas fermé les yeux tandis qu’on se tuait sur le pas de notre porte, ni même de l’autre côté du monde ; nous n’existions pas. Aucun de nous.
Non, ce n’est pas logique. Je ne pense pas que Iori veuille nous parler de guerre. Mais j’ai eu accès à un pan de sa pensée qu’il n’a pas révélé aux autres, et peut-être suis-je le seul dans toute cette assemblée à pouvoir éviter que le débat parte dans cette direction erronée.
Je regarde l’amphithéâtre plein à craquer et sens mon estomac se contracter à l’idée de voir mon hologramme emplir tout le puits central, attirer tous les regards. Peu importe. Il faut le faire. C’est ma responsabilité. Je n’ai rien de plus que mes pairs, rien qui justifie que j’en sache plus qu’eux. Me taire serait une faute, une marque d’orgueil mal placé et de bêtise, des graines insidieuses de discorde dont je dois me décharger avant qu’elles ne germent en moi.
Je m’apprête à réclamer l’attention d’un Sceptique pour soumettre la substance de mon intervention à l’épreuve de son entendement supérieur quand je remarque enfin l’agitation rampante qui sourd dans les enceintes du Dôme : la scène est vide, personne ne parle.
Je me tourne vers Senga.
— Que se passe-t-il ? J’ai raté quelque chose ?
Mon ami se contente de désigner l’espace vide devant nous d’un coup de menton. La brume holographique, rassemblée en une sphère aux reflets bleutés lévitant au milieu de la salle, se dilate et se contracte doucement, comme si elle respirait. C’est le signe qu’elle est en attente d’une transmission.
Une voix douce s’élève.
— Veuillez nous excuser de ce léger contretemps. Nous avons eu affaire à une requête inhabituelle.
Malgré la sobriété de son discours, je reconnais les intonations théâtrales d’Alaric. Je souris en imaginant sa déception de ne pouvoir cette fois associer à ses paroles sa gestuelle si particulière.
— Notre prochaine intervenante ne réside pas à Tremble-la-blanche, mais à Tulp. Elle a demandé à pouvoir s’exprimer simultanément dans tous les Dômes – ils sont 45 – hébergeant actuellement une conférence sur Iori, afin de nous communiquer à tous une information capitale. Les Sceptiques de toutes les Cités s’étant accordés pour reconnaître l’importance de son message, nous avons choisi de lui accorder son souhait. La latence que nous venons de vous faire subir était due au temps qu’il nous a fallu pour synchroniser tous les débats. C’est chose faite. Merci pour votre patience. Je vous laisse avec cette jeune femme.
Quelques secondes supplémentaires s’écoulent sans que rien ne se passe. J’en profite pour étudier mes concitoyens. Tous arborent un visage calme et joyeux ; des regards vifs, pétillants d’intelligence, se lient et se détachent sans accroc, complices dans leur sérénité, d’un bout à l’autre des gradins. Certains devisent poliment avec leur voisin, d’autres attendent, les yeux clos, les épaules relâchées, que reprenne le forum, quelques-uns, comme moi, fouillent la foule d’un regard alerte et bienveillant. Ici, je vois les bras ballant dans le vide d’un enfant affalé sur la rampe de son balcon. Là, un homme à la carrure impressionnante mime avec précision le geste d’un marteau percutant une enclume tandis qu’un petit groupe d’adolescents décortiquent avec sérieux le moindre de ses mouvements. Nulle part je ne vois de signes d’impatience, d’agacement ou de colère. Pas une mine triste, pas un mot plus haut que l’autre. Seulement des rires et des chuchotements soyeux, de la civilité, de l’intérêt authentique, de la présence, de l’investissement des uns envers les autres. Partout les stigmates bénis de notre bonne entente.
Puis les volutes éparses de la brume holographique se condensent pour former un écran. À sa surface apparaît le buste d’une jeune femme menue aux traits eurasiens.
— Bonjour. Je m’appelle Luciole Tungg.
Luciole !
Je me redresse brusquement dans mon siège. La seule personne sur Terre à avoir suivi la transmission de Iori dans son intégralité !
Je la détaille avidement, fasciné par l’aura placébo dont cette simple révélation – son prénom – l’a entourée à mon seul égard. Ses cheveux noirs, que viennent strier quelques mèches d’un roux naturel très sombre, encadrent sobrement une jolie bouille et lui font une tête presque tout à fait ronde, à l’exception de quelques épis épars. Des yeux légèrement bridés, en amande, aux pupilles noires. Un nez discret, comme anecdotique, sur des lèvres délicatement dessinées. Vêtue d’un simple débardeur duquel émergent des épaules ciselées, elle laisse deviner un corps fin et musclé. Je glisse sans m’y attarder sur ses petits seins en forme de poire et m’arrête sur son biceps droit qu’une longue cicatrice fend dans le sens de la longueur avant de revenir m’abîmer dans son regard franc, direct, sérieux, intense. Impossible de lui donner un âge précis ; entre 20 et 40.
Elle est intrigante et belle.
Pourquoi est-elle là ? A-t-elle décidé, elle, la plus fidèle admiratrice de Iori, d’aller à l’encontre de sa volonté et de révéler à tous ce qu’il nous a montré ? Est-ce là la conclusion à laquelle elle est arrivée, la matérialisation de ses convictions intimes ?
— Hier soir, à la suite de sa rencontre avec le gorille, Iori s’est livré à notre insu à un jeu dont les modalités, comme le résultat, sont d’une équité discutable. Les règles, inconnues de tous sauf de lui, en étaient très simples : rester immergé en lui le plus longtemps possible. L’objectif : réaliser un genre de sélection basée sur des critères arbitraires que lui-même a qualifiés de « mélange de hasard et de détermination ». Il est resté sans bouger, en méditation, pendant un peu plus de 6 heures, jusqu’à ce qu’il ne reste plus avec lui que 4 personnes. Je suis l’une d’elles. Parmi vous, qui m’écoutez ce matin ou ailleurs dans le monde, se trouvent les 3 autres. Je connais leurs prénoms, rien de plus, et c’est dans l’espoir de les retrouver, dans l’espoir qu’ils se révèlent à moi comme je me révèle à eux, que j’ai effectué cette démarche exceptionnelle. C’est aussi pour mettre le monde au courant d’une situation qui nous concerne tous et vous demander de bien vouloir nous offrir, à mes compagnons et moi, après avoir étudié ma requête, votre confiance.
Luciole fait une courte pause dans son discours et de la salle attentive semble s’échapper un léger soupir. Je sens le regard de Senga me brûler la joue, je lui en ai trop dit pour qu’il ne devine pas que je suis l’un des 4 vainqueurs de l’épreuve de Iori. Au prix d’un effort surhumain, je résiste à la tentation de réagir à son juste étonnement. Plus tard, nous parlerons. Pour l’instant, seule compte Luciole.
— Iori nous a choisis pour être les témoins d’une découverte qu’il a faite : un lieu très étrange, un édifice semi-artificiel, dont l’existence, selon lui, pourrait posséder une signification considérable pour l’humanité entière. Il nous a demandé … Non. Il nous a proposé de réfléchir à cette hypothèse. D’y réfléchir à notre façon, de nous faire une opinion indépendante de ses propres convictions – qu’il n’a d’ailleurs pas partagées avec nous. Puis de se comporter en conséquence. Que chacun agisse en accord avec sa nature. Et voici ce que la mienne m’a dicté : j’aimerais former un groupe d’étude dédié à l’élaboration d’une théorie capable de rivaliser avec celle de Iori à propos de cet endroit singulier, peut-être porteur d’un sens primordial pour le monde, et je voudrais pour cela que se joignent à moi, devant vous, en toute transparence, les 3 autres passionnés avec qui j’ai partagé jusqu’à son terme l’expérience inoubliable d’hier. Il va sans dire que nous publierions immédiatement sur l’Arbre, à la portée de tous, toute information que nous jugerions essentielle et sûre, et que nous cèderions nos connaissances et la poursuite des recherches au domaine public si jamais nous considérions un jour la tâche trop ardue pour nous seuls. Pour éviter un entêtement improductif, je suggère qu’on nous laisse les mains libres sur ce projet pendant un mois à l’issu duquel nous présenterions un bilan de la situation.
La jeune femme repousse du revers de sa main un rideau de cheveux qui était venu dissimuler une moitié de son visage.
— Voilà, c’est tout. J’ai exprimé ma requête. Si l’un de mes compagnons d’hier est parmi vous et partage ma vision des choses, je l’invite à se présenter maintenant. Cela fait, nous pourrons demander un vote de confiance dans les Dômes actuellement connectés et, en cas d’adoubement, nous mettre rapidement au travail.
Le silence s’abat sur l’amphithéâtre. Mes oreilles bourdonnent, mes jambes flageolent, mon sang bat à un rythme effréné dans mes veines mais je n’hésite pas longtemps.
Je respire profondément. Une fois. Deux fois. Puis je me lève, bloquant aux confins de ma conscience l’exclamation de Senga. Les Sceptiques me repèrent immédiatement ; ma Graine leur autorise un libre accès à mes données morphologiques. Je vois mon avatar géant se matérialiser à côté de l’écran où Luciole attend. Son regard se pose sur moi, sur ma tignasse brune en bataille, mes yeux clairs, mon torse large et fin, mes longs bras aux muscles secs. Je me tiens droit, peut-être un peu trop, mais j’ai fière allure. Je souris bêtement, soulagé de sembler normal, à l’aise, avenant. Mon double gargantuesque me singe, et sans doute le fait-il aussi dans les 44 autres Dômes connectés. Je m’adresse à la jeune eurasiatique, indifférent aux millions de personnes qui m’observent ; l’angoisse s’est envolée.
— J’étais avec Iori et toi hier soir. Je m’appelle Artyom Brisláan. Tu peux compter sur mon aide.
D'abord, la façon dont la cité est présentée, avec la mention du forum et des Sceptiques. J'ai eu un peu l'impression de voir une espèce de version 4.0 (là, c'est même plus 2.0 tellement on est dans le turfu) de la culture gréco-romaine, avec leurs orateurs et la part prépondérante laissée aux discours et débats.
Ensuite, le fait que les Sceptiques ne se comportent pas comme on pourrait le penser. Généralement, dans ce genre de mondes, quand des personnes du même rang se retrouvent face à ce genre de choses, ils tentent de faire comme si ça n'existait pas et interdisent aux autres d'en parler. Ce n'est pas du tout le cas ici, c'est même le contraire et dans une démarche in-universe, c'est bien qu'on puisse les voir parler de ça de façon directe et exposer ce qu'ils en pensent.
Un chapitre qui frappe définitivement très fort et qui ouvre encore plus de pistes !
Tu verras que la transparence est une vertu cardinale dans ce monde. On ne déconne pas avec.
Merci pour cette magnifique histoire, cette connexion à la nature est impressionnante, comme celle entre les hommes. Ça fait du bien toute cette verdure. C'est un super univers que vous avez créé qui donne à s interroger à se poser pleins de questions, merci pour ce chouette moment d évasion et hâte de découvrir la suite 😁.
Ravi que ça te plaise :)
Je mets un nouveau chapitre ce soir.
Merci d'avoir lu ceux là !