Je suis assidûment l’entraînement de mon maître Askeladd depuis bientôt trois ans. C’est un petit homme aux os et aux traits lourds, d’une soixantaine d’années, qui a passé sa vie à dompter le corps courtaud, peu maniable, que la génétique lui a légué. Derrière ses yeux gris clair et son air renfrogné se cachent une âme d’une grande sensibilité et le profond désir de transmettre … Ce qui ne l’empêche pas de n’accepter à la fois qu’un unique élève, à qui il apprend son art de la solidité.
Revêtus de nos combinaisons d’entrave intégrales, nous exécutons chaque matin différentes séries d’exercices physiques vouées à donner à nos muscles une robustesse hors du commun. Askeladd a emprunté aux savoirs de dizaines d’arts martiaux plusieurs fois centenaires pour inventer au fil des ans sa propre méthode de renforcement, en adaptant cette pratique à notre mode de vie actuel où la capacité à mettre hors de combat un assaillant est devenue obsolète. Il l’a nommée le taikyuudo, ou voie de la résistance, dont l’objectif annoncé est d’atteindre une forme d’invincibilité.
L’utilisation d’une combinaison d’entrave intégrale facilite considérablement l’apprentissage. Cette fine couche de tissu biosynthétique possède la faculté de capturer l’air autour d’elle et de le condenser, ou au contraire de le relâcher dans l’atmosphère. Grâce à cela, elle peut modifier son poids sur l’intégralité de sa surface. Les changements, très fluides, peuvent s’opérer sur l’ensemble de la combinaison, ou sur n’importe laquelle de ses portions. Elle obéit pour cela à des impulsions envoyées via l’Arbre, soit par la personne qui l’endosse, soit par son instructeur, comme c’était le cas pour moi jusqu’à hier.
Tandis que, ruisselant de sueur et à bout de souffle, je m’échine à reproduire les positions impossibles que mon maître adopte, lui-même en profite, entre deux consignes, pour partager avec moi les dernières réflexions à avoir germé dans son cerveau fertile.
— 3 kilos au niveau des poignets et tends ton bras gauche dans le prolongement de tes épaules. Pense à bien respirer. Plie les jambes jusqu’à ce que tes cuisses soient parallèles au sol. 4 kilos à chaque fesse et 5 kilos à chaque genou. Tes mouvements doivent toujours être lents, comme réfléchis. Laisse le temps à ton sang d’oxygéner correctement tes muscles. Ne te dis pas que l’exercice commence lorsque tu as atteint la position : l’exercice est dans le mouvement. 15 kilos au niveau des omoplates. Bien. Maintenant abaisse ton torse jusqu’à ce que ta main gauche touche le sol. Tu as le droit d’étendre ta jambe en même temps. Chacun de tes gestes compte. Tu dois rechercher à être constamment en parfait équilibre. Il en va de même qu’avec ta vie. L’empressement à atteindre un but est néfaste à ton bien-être. Pose ta main droite au sol et pivote en faisant pointer tes fesses vers le ciel. En taikyuudo, comme au quotidien, il faut laisser la place qu’elle mérite à la digestion. Parce que l’homme est un animal à strates, il doit adopter un mode d’action lent, afin de laisser aux informations qu’il assimile le temps de pénétrer un maximum de ses couches. Toute réponse instinctive est incomplète, qu’elle s’avère par la suite juste ou mauvaise. 5 kilos sur ton talon gauche. Propulse-le, au ralenti, au-dessus de ta tête. Voilà pourquoi la résistance est une qualité si primordiale. À l'abri derrière ta carapace indestructible, tu pourras attendre calmement d’avoir compris et jugé la situation dans son ensemble avant d’agir. 5 kilos au talon droit. Équilibre.
Je sens mon visage se gonfler de sang et prendre des teintes de plus en plus cramoisies. Depuis le début de la séance, qui a débuté une heure et demie plus tôt, j’augmente de deux kilos tous les poids que me donne Askeladd ; pour la première fois, c’est moi qui contrôle ma combinaison et je peux enfin poser les premiers pions de ma stratégie pour un jour dépasser mon maître.
Je suis au bord de l’évanouissement mais je tiens bon.
Deux minutes passent avant que mon maître me donne l’autorisation de redescendre. J’ai l’impression que tous mes muscles sont sur le point de se déchirer.
Pendant les étirements qui clôturent la séance, Askeladd creuse les idées qui lui sont venues au cours de la matinée.
— Les arts martiaux ne sont pas nécessairement liés à la philosophie. On peut faire bouger son corps toute une vie durant sans jamais y attacher la moindre signification. Mais quand on fait l’effort artificiel d’associer à chaque mouvement un concept : écarter les bras pour accueillir, serrer le poing pour protéger, tendre la jambe pour atteindre … on finit par bousculer l’ordre des choses et par penser grâce à son corps. Un geste devient un mot, un kata devient une phrase. Un réflexe devient une pensée fulgurante. Notre dernière séquence était un aveu d’humilité. Nos mains et notre tête, sièges de notre pouvoir, sont immobilisées au sol pendant que l’on montre aux hommes et aux dieux la plante souillée de nos pieds sales.
La plante souillée de mes pieds sales.
— Une conversation s’engage entre le tangible et l’intangible, entre le physique et le spirituel, chacun reconnaissant le pouvoir que possède l’autre sur lui. Avec l’exercice d’aujourd’hui, je nous ai emmenés loin dans l’idée que la rapidité est destructrice, quand la lenteur est constructive. J’imagine que tu devineras aisément pourquoi. Notre monde s’apprête sans doute à vivre une suite d’événements traumatisants. Nous tous devrons y faire face, à plusieurs niveaux : en tant qu’espèce, en tant que communautés ainsi qu’en tant qu’individus. Veille à garder la tête froide, Artyom. Résiste, apprends, et deviens.
La séance est finie.
Je me lève et le remercie chaleureusement. Le vieil homme reste assis en tailleur sur le sol de son dojo, perdu dans de nouvelles pensées dont il me parlera sans doute demain.
Je regarde l’heure. Il faut que je me dépêche. Je dois rejoindre Senga avant la fin de sa leçon, pour que nous allions ensemble assister à la réunion prévue par la Cité sur la retransmission de Iori.
*
Senga est arrivé à Tremble-la-blanche, où je suis né, quand il avait deux ans. Ses parents venaient de mourir tous les deux, noyés aux côtés d’une trentaine d’autres malheureux dans une crue hors-norme du Nil.
Les orphelins trop jeunes pour se souvenir réellement de leur Cité natale, ou pour y avoir créé des liens sentimentaux essentiels, sont souvent envoyés dans des Cités lointaines ; une mesure, parmi bien d’autres, pour favoriser constamment la plus grande mixité génétique possible partout dans le monde. Nous avons appris du passé à quel point le sentiment aveugle d’appartenance à un lieu, une idéologie ou une race pouvait causer des conflits aussi effroyables qu’insolubles.
Senga a été élevé par la communauté. Plutôt que de lui assigner des parents adoptifs, comme c’était l’usage au XXe siècle, on l’a confié à un groupe de jeunes adultes dont la plupart envisageaient d’être bientôt parents et s’intéressaient de près à l’éducation des jeunes. Le soir, à la table du repas, dans une ambiance bon enfant, les théories rivales fusaient pour déterminer si le petit avait atteint tel ou tel stade de son développement cérébral et affectif, ainsi que les prochains pas à lui proposer. Mon ami observait tout ça, tiraillé entre le bonheur de se sentir l’objet de tant d’attentions, de tant d’efforts pour lui permettre d’être le meilleur possible et un sentiment aigü de responsabilité, celle de ne pas décevoir, qui s’était développé plus encore à mesure que sa famille s’était élargie grâce à la naissance de nourrissons fraîchement pondus. Senga est un grand frère sur lequel comptent une tripotée de petits garçons et de petites filles.
Balloté entre les différentes passions de ses multiples tuteurs et la curiosité insatiable de sa nombreuse fratrie, mon ami a rapidement trouvé sa propre vocation : transmettre. Tous les matins depuis deux ans, il propose une séance de cours qu’il a intitulé « Interrogations sur le monde ». Toutes les tranches d’âge sont les bienvenues mais comme les enfants l’adorent, il se retrouve plus souvent qu’à son tour à devoir gérer une véritable assemblée de marmots déchaînés.
Et il se régale.
*
Quand j’arrive dans la clairière où il professe, je le trouve rayonnant de joie, comme toujours. Assis sur une bûche au milieu de trente gamins qui, étalés dans l’herbe à ses pieds, réussissent la prouesse d’avoir l’air simultanément apathiques et surexcités, il paraît plus grand encore que d’habitude. Pendant qu’il parle, il fait planer ses bras immenses au-dessus des têtes minuscules de son auditoire, captivé par sa voix chaude et profonde, son regard alerte et sa présence magnétique.
À ma vue, il se fend d’un large sourire et d’un clin d’œil.
Sans marquer de pause dans son exposé, il m’envoie un message via l’Arbre.
— J’en ai encore pour dix minutes, Art’. Mets-toi à l’aise.
Je m’allonge par terre, les bras croisés derrière la tête et regarde quelques gros nuages blancs traverser pesamment le ciel bleu avant de reporter mon intérêt sur mon ami et de l’admirer à l’œuvre.
Il écarte loin les doigts de sa main, posée à plat sur l’air, pour réclamer l’attention de l’assistance.
— Qui, parmi vous, peut me rappeler ce que sont nos Graines ?
Un petit bonhomme roux, ses invisibles sourcils froncés en une moue sérieuse, bondit sur ses pieds.
— Senga !
— Chris ?
— On pourrait pas parler de Iori, plutôt ? Tout le monde a envie !
La classe bourdonne en signe d’assentiment mais mon ami est d’un autre avis.
— Un forum sur la transmission d’hier est prévu juste après la fin du cours, les enfants. Vous pourrez parler de Iori autant que vous voudrez.
— Mais il y aura plein d’adultes qui n’arrêteront pas de parler !
— Vous avez tout autant qu’eux le droit d’intervenir …
Chris baisse le menton.
— Oui, je sais … Mais ça fait peur !
Senga plisse les yeux, comme s’il réfléchissait intensément.
— Alors que dites-vous de ça ? Tout à l‘heure, vous irez écouter ce que les adultes ont pensé de la rencontre de Iori avec le gorille et, demain matin, vous me direz si vous êtes d’accord avec eux et ce que vous avez ressenti, vous. Si vous avez l’impression qu’ils ont oublié ou manqué quelque chose dans leur analyse. On ne parlera que de ça pendant tout le cours, c’est promis. Ça vous va ?
Ça leur va.
Leur professeur saute sur cette accalmie inespérée pour reprendre là où il en était.
— Bien. Dans ce cas, Chris, dis-moi ce que tu sais sur ta Graine.
L’enfant tique.
— Mais j’en ai pas, de Graine … Je suis bien trop petit !
Un ricanement, mollement contagieux, jaillit au sein du groupe. Un petit tremblement de terre et ses timides répliques à l’épicentre duquel se trouve une fillette d’une dizaine d’années aux cheveux noirs et à la peau caramel. Elle s’appelle Mélissa, une gamine connue dans le quartier pour être particulièrement turbulente.
Chris se tourne vers elle, le visage cramoisi de honte.
— Pourquoi tu te moques ?
La fille répond d’un ton cassant.
— Parce que tu es un gros bébé qui ne sait même pas qu’il a une Graine !
— Menteuse ! J’ai pas de Graine et toi non plus ! C’est plus tard qu’on en a.
— Tout le monde en a une, morveux. On naît avec ! Faut être neuneu pour pas savoir ça …
Chris se tait ; rouge comme une tomate, les poings serrés contre ses cuisses, il semble sur le point d’éclater en sanglots. L’envie me prend d’intervenir pour remettre cette peste à sa place mais je me retiens. Ce n’est pas mon rôle. Pas là. Il est le devoir de tout un chacun, à chaque instant de nos vies, de faire de notre mieux pour aider à la résolution d’une situation conflictuelle à laquelle nous assistons. En tant que jeune adulte, on attend de moi en particulier que j’aide à faire comprendre aux enfants comment coexister en harmonie lorsque survient une dispute comme celle-ci. Mais je suis sur le territoire de Senga et, pour l’avoir déjà vu à l’œuvre, j’ai une confiance totale en ses compétences de médiateur. D’ailleurs, bien qu’il n’ait pas encore esquissé le moindre geste, ni prononcé le moindre mot, et que son célèbre sourire bienveillant barre toujours la moitié inférieure de son visage, tous les regards se tournent instinctivement vers lui. Immobile sans être figé, il inonde un à un de son aura apaisante les mômes échauffés par l’altercation. Une trêve s’installe, sans que je comprenne bien comment ; tout le monde veut entendre Senga. Le bruit du vent traversant les feuillages qui nous surplombent est de nouveau perceptible.
À le voir ainsi, dans la clarté diffuse des sous-bois, avec son crâne rasé et sa barbe en pointe, sa peau brou de noix, sa tunique de lin, dominant par sa seule présence une horde indisciplinée de sauvages, Senga me fait l’impression d’un prophète des temps anciens.
Il écarte un bras et sa paume vient engloutir amicalement l’épaule de Chris, qu’il encourage à venir à ses côtés.
— Dis-moi, Mélissa, peux-tu me dire pourquoi vous tous venez me voir, tous les matins ?
La fillette prend une expression farouche.
— Pour apprendre.
— Précisément.
Comme Mélissa hausse les épaules, son professeur continue.
— Peux-tu me dire combien de temps la lumière du Soleil met-elle à parcourir la distance qui la sépare de la Terre ?
La petite penche la tête vers le haut, pour réfléchir.
— Non.
— Si tu devais émettre une hypothèse, que dirais-tu ?
— Je ne sais pas … Une journée ?
Senga met une gentille tape dans le dos de son protégé temporaire, dont les lèvres tremblent encore un peu.
— Chris ?
— Huit minutes.
Le sourire de mon ami s’élargit de quelques dents.
— C’est ça. La Terre est située à une distance moyenne de huit minutes-lumière du Soleil. En une journée, un photon pourrait théoriquement, si ces particules ne passaient pas leur vie à foncer droit devant elles, avaler 480 fois la distance Terre-Soleil. Pas une fois, Mélissa … Presque 500 ! C’est une sacrément grosse erreur que tu as faite.
Les têtes se tournent vers elle. La fillette serre les dents.
Senga ne s’interrompt pas, ne laissant à personne le temps de s’attarder sur cette légère humiliation.
— Et cela n’a rien de méprisable ; c’est une information que beaucoup de gens ne savent pas. Et pourtant, Chris, qui a deux ans de moins que toi, m’a donné sans hésiter la réponse exacte. Pourquoi ? Parce qu’il est passionné d’astronomie, qu’il s’y intéresse depuis son plus jeune âge et qu’il en sait plus sur les étoiles que la plupart des adultes. Alors il ne sait pas encore que nos Graines nous sont injectées lorsque nous sommes à l’état d’embryons dans le ventre de nos mères ? La belle affaire ! Le monde est vaste, Mélissa, on ne peut pas être au courant de tout. Et si, plutôt que de te moquer de ses lacunes, tu avais choisi de les combler, tu te serais fait un ami d’un garçon qui en sait long sur l’univers. Enfin … Il n’est pas trop tard pour ça.
Senga relâche l’épaule de Chris et lui fait signe de regagner sa place.
— Les enfants, ceci est peut-être l’enseignement le plus important que je puisse vous transmettre alors écoutez-moi bien. Dans ce monde où nous vivons, le savoir est une denrée infiniment précieuse que nous cherchons tous à obtenir individuellement. Vos parents, vos frères et sœurs, vos amis, vos professeurs, vos élèves … Tous les gens que vous côtoyez passeront leur vie entière à creuser dans la roche du monde et de la vie pour en extraire des vérités utiles. Eux, et vous aussi. Comprendre est le but ultime de notre civilisation. Mais gardez toujours bien en tête ceci que la connaissance est un bien qui se partage et qui se donne, et non qui se monnaye ou s’échange. Notre société a été construite autour de ce principe : chacun peut explorer l’existence comme bon lui semble, mais ce que sa voie lui fera découvrir appartiendra à l’espèce dans son ensemble.
Mon ami désigne un cerisier dans son dos.
— Vous êtes comme des arbres fruitiers. Vous pouvez faire pousser vos branches et vos racines dans toutes les directions qui vous intéressent : la terre, le ciel et l’espace vous appartiennent à tous à parts égales. Mais les fruits qui pousseront à vos membres, eux, appartiennent au monde entier. Vous devez les donner à quiconque vous les réclamera, vous devez nourrir tous ceux qui auront faim de votre savoir, car il n’est rien de plus dangereux que l’obscurantisme et le favoritisme. Soyez fiers des trésors que vous exhumez, offrez-les sans retenue, vous en serez récompensés au centuple quand tous ceux que vous avez aidés vous aideront en retour. Et ils le feront ! Ne soyez pas arrogants. Ne vous croyez jamais supérieurs. Chacun de vos semblables est génial à sa façon, chacun peut vous apprendre, chacun peut vous rendre meilleur.
Senga observe un instant ses élèves.
— Chercher en solitaire et conclure en communauté. L’Arbre et nos Graines sont la matérialisation de ce principe. Est-ce que l’un d’entre vous saurait me dire pourquoi ? Peut-être en commençant par me rappeler, ainsi qu’à Chris, quelle relation unit véritablement les Graines aux hommes ? Mélissa ?
La fillette hésite, craintive d’être devant un piège. Son professeur l’encourage d’une voix douce.
— Vas-y ! Tu as l’air de maîtriser le sujet. Nous t’écoutons.
— C’est une symbiose ?
— Tout à fait ! Une ectosymbiose, pour être plus précis, ce qui signifie que le symbiote, autrement dit la Graine, vient s’attacher à une partie du corps de son hôte, nous. Est-ce que tu saurais me dire où exactement ?
— Quelque part dans le cerveau, je crois ?
J’entends plusieurs enfants pousser une petite exclamation de dégoût ; visiblement, Chris n’était pas le seul ignorant de la classe.
Senga rigole joyeusement.
— Encore une bonne réponse. Bravo Mélissa ! Lorsqu’une femme atteint son deuxième mois de grossesse, on injecte à l’aide d’une seringue une jeune Graine dans la nuque de son enfant. Le végétal se fixe alors au bulbe rachidien du nourrisson, à l’extrémité de sa colonne cervicale et entre en symbiose avec son organisme au terme d’un processus, en général très long, durant lequel la Graine ponctionne une infime partie de nos apports en nutriments pour faire pousser ses racines autour et à l’intérieur de notre système nerveux central. Lorsque l’opération arrive à son terme, survient ce qu’on appelle l’Éclosion de la Graine, ou l’Éveil de son hôte, c’est-à-dire la capacité pour l’homme d’avoir accès aux connaissances de l’Arbre comme si elles étaient siennes.
Le discours de mon ami me donne envie de faire un essai. Je me demande combien il existe encore en Europe de zones considérées comme dangereuses en raison de leur taux de radioactivité. Une question à laquelle j’aurais été incapable de répondre hier, pourtant la réponse fuse dans ma tête : il y a 193 sites répartis sur tout le continent, dont la plupart cachent des réacteurs nucléaires abandonnés depuis des siècles, qui continueront à empoisonner leur entourage immédiat jusqu’à la fin des temps si nous ne décrassons pas nous-mêmes ces saletés laissées là par nos ancêtres.
Comme à chaque fois que je pense à eux, je ne peux m’empêcher de les imaginer sous la forme d’une colonie de fourmis arboricoles affairées à essayer de construire un pont vers l’arbre voisin le plus proche avec du bois provenant de la branche sur laquelle elles vivent, investies corps et âmes dans une course folle où coexistent à parts égales espoir et auto-destruction.
Mais cependant que je réfléchis au destin ambigu de civilisations disparues, Senga poursuit son exposé.
— Le temps de gestation d’une Graine a beau être estimé à une vingtaine d’années, il est en réalité très variable : vous connaissez tous la plus jeune Éveillée de tous les temps, Shandia d’Uruk-la-première, dont la Graine a éclos alors qu’elle venait de fêter ses 6 ans. De l’autre côté du spectre, quelques inconnus – une dizaine de personnes meurent à chaque génération sans être jamais entrés en symbiose, mais pas seulement : l’immense sculpteur Cornelio de Vega est mort sans jamais s’être connecté à l’Arbre. Alors si vous faites partie de ces très rares cas asymbiotiques, ne désespérez pas pour autant, il n’y a pas de fatalité. Avec un peu de volonté, il n’est pas d’obstacle indépassable.
Amusant comme les mots de Senga entrent en résonnance avec le discours dont Iori nous a gratifiés hier soir. Il ne les a pourtant pas entendus.
— Beaucoup vous diront que la vitesse de maturation d’une Graine dépend de la détermination de son hôte, de sa compréhension de ce que doit être sa vie et de ce que seront ses sujets de recherche ; peut-être que cela entre d’une façon ou d’une autre en ligne de compte, mais cela n’a jamais été prouvé scientifiquement. J’en veux pour preuve Cornelio de Vega, qui a voué son existence entière, depuis sa plus tendre enfance, à la sculpture et dont la Graine n’a jamais éclos. Ou Artyom, le beau jeune homme qui se prélasse paresseusement derrière vous, qui constituerait lui aussi une exception à la règle puisque son symbiote est actif depuis presque un an alors qu’il n’a toujours pas la moindre idée de ce qu’il compte faire de son temps.
De quoi je me mêle ?
Je me redresse sur un coude avec une expression faussement outrée.
— Mais ne vaut-il mieux pas être un oisif bienveillant qu’un homme sûr de sa voie qui dit du mal de ses amis ?
— Un excellent sujet de débat pour un prochain cours, Artyom !
L’œil malicieux, Senga se met debout et lisse sa tunique de ses deux mains.
— Mais en attendant, les enfants, celui-ci est terminé. Nous nous pencherons plus longuement sur notre fonctionnement symbiotique une autre fois. Allez ! Ouste ! En vous dépêchant, vous devriez avoir le temps de manger un morceau avant le forum sur Iori. Soyez bien attentifs, nous ne parlerons que de ça demain matin. Et maintenant, je ne veux plus vous voir. Allez ! Déguerpissez !
Pendant que les gamins détalent dans toutes les directions, mon ami en rappelle auprès de lui deux pour qui la leçon n’est pas tout à fait terminée.
— Mélissa, Chris, venez me voir un instant.
Ils approchent en trainant des pieds.
— J’ai entendu dire qu’Okto organisait cet après-midi une de ses fameuses expéditions pour aller visiter les ruines de Paris. J’essaye toujours d’être libre pour y participer mais je me suis mal organisé et j’ai des obligations aujourd’hui que je ne peux pas négliger.
Je vois les yeux des enfants s’arrondir comme des soucoupes. Leur professeur continue comme s’il ne s’était rendu compte de rien.
— J’étudie en ce moment une espèce de lierre qui ne pousse que là-bas, pour des raisons qui m’échappent encore ; il est reconnaissable à ses larges feuilles rouge écarlate. Que diriez-vous d’y aller tous les deux pour découvrir cette ancienne métropole légendaire et d’en profiter pour me rapporter les quelques lianes dont j’ai besoin ?
Chris trépigne.
— Oh ! Senga ! Mais pourquoi je dois y aller avec elle ?!
— Figure-toi, bonhomme, que Mélissa se débrouille en botanique, ce qui vous permettra peut-être de revenir sains et saufs : la flore parisienne est pleine de surprises déplaisantes. Quant à toi, je le précise avant que ta camarade ne râle, tu es un cartographe hors-pair et avec un bon plan, que te fournira Okto avec grand plaisir, tu devrais réussir à retrouver son camp où que vous vous aventuriez. Croyez-le ou non, je ne vous ai pas choisis pour vous embêter, ce n’est pas un piège, vous êtes réellement l’équipe dont j’ai besoin. Je compte sur vous pour me prouver que le hasard fait bien les choses.
J’observe le scepticisme refluer progressivement sur le visage des deux mômes pour laisser place à un enthousiasme frôlant l’extatique. Finalement, ils promettent solennellement à Senga de coopérer au mieux et s’éloignent en planifiant par messes basses leur expédition. Cela ne m’étonnerait pas qu’ils en oublient complètement la réunion sur Iori ; explorer Paris, à leurs âges ! Tous les gamins en rêvent. Aucune dispute, aucune inimitié, ne valent la peine d’être entretenues face à une telle opportunité.
Quand je ne perçois plus leurs chuchotements, déjà complices, je me lève et applaudis théâtralement la performance de Senga.
— Quel talent !
Il fait une courte révérence mais reste sérieux.
— Tu crois que j’ai bien agi ? Qu’est-ce que tu aurais fait autrement ?
— Tu t’en es sorti merveilleusement bien. Paris ! Je n’en reviens pas que tu aies eu une idée aussi lumineuse pendant que tu leur faisais cours … T’es un surhomme, c’est pas croyable.
—Que veux-tu ? Le génie, ça ne s’invente pas.
Un sourcil arqué et les lèvres pincées, je maintiens sur mon visage un masque incrédule. Senga ne tient pas longtemps.
— Okay, okay, c’est bon … J’avoue ma forfaiture. Okto m’a envoyé un message une minute après leur prise de bec. Je ne suis qu’un imposteur, je l’admets, ça te va comme ça ?
— Un imposteur et un sacré veinard ! Il n’empêche que tu as joliment joué le coup quand même. Mais dis-moi, je suis curieux, il existe vraiment, ce lierre rouge ?
— Je veux, qu’il existe. Il en pousse partout sur les pentes de Montmartre. En revanche, je ne l’étudie pas du tout, je comptais juste essayer de m’en servir pour couvrir une partie des murs de ma maison. Je n’aurai qu’à leur dire que mon expérience a échoué.
J’éclate de rire et lui donne un coup de poing qui s’enfonce mollement dans son épais pectoral.
— Tu les as envoyés à Montmartre ? La plus belle vue de Paris … T’es vraiment machiavélique.
— Senga Chilombo, pédagogue entremetteur, pour te servir. Accroche-toi bien à ton petit cœur quand je suis dans les parages ou tu pourrais, à la sortie d’une pensée un peu trop prenante, réaliser que je l’ai offert en cadeau à une demoiselle de passage.
Il me rend mon coup, tique au contact de mon bras et me gronde.
— Artyom ! Qu’est-ce que tu fais avec une combinaison d’entrave sur le dos ?
— Quoi ? Tu sais bien … Je reviens de ma séance avec Askeladd.
Senga balaie mon mensonge d’un revers de main.
— Ça n’explique pas pourquoi tu portes encore ta tenue d’entrainement. Normalement, tu la laisses dans les vestiaires du dojo. Dis-moi la vérité, petit homme, si j’essayais de te soulever, là, tout de suite, j’y arriverais ?
Je fais la moue.
— Sans doute, t’es un grand gars costaud.
Il me jauge, l’air méfiant.
— Tu portes combien ?
— Quarante kilos …
— Quarante kilos ?! Mais ça fait presque la moitié de ton poids !
— Ça fait exactement la moitié de mon poids ; je fais une simulation de l’effet qu’aurait sur mon corps une journée passée à 1,5G.
— Des prunes, oui. Je te connais par cœur. Tu profites de pouvoir utiliser ta Graine pour t’entrainer comme un dingue, histoire de dépasser le vieux rhinocéros le plus rapidement possible.
— T’as tout faux, Senga, ça n’a rien à voir avec Askeladd.
— Nan ? Avec quoi alors ?
— Je veux juste devenir effroyablement fort pour pouvoir me frotter au monde sans peur ni retenue.
Mon ami opine tranquillement du chef. Il connait mes lubies comme je connais les siennes. Il me tourne le dos et se dirige d’un bon pas vers l’immense bâtiment qui siège au centre de la cité, notre Dôme.
— Je vois que ta première Immersion t’a drôlement motivé. Tant mieux pour toi. Viens, allons voir ce que les autres en ont pensé.
*
Nous marchons côte à côte dans Tremble-la-blanche sans parler. Lui et moi sommes d’humeur paisiblement introspective. J’imagine qu’il rejoue en pensée son cours, afin de voir où et comment il aurait pu l’améliorer, les points fondamentaux qu’il n’a pas encore abordés sur le fonctionnement de la Graine, la façon dont il traitera la leçon du lendemain, les conséquences possibles de l’expédition des petits à Paris et cent autres considérations constructives tandis que je me contente de lutter contre la lassitude insidieuse qu’induit le port de ma combinaison d’entrave.
Alentour, il règne la douce atmosphère du quotidien. Des enfants nous dépassent en chahutant. Le vacarme rassurant des artisans nous parvient par vagues plus ou moins distinctes, plus ou moins bigarrées, selon qu’on dépasse tel ou tel atelier, soutenu toujours par le murmure chuintant des innombrables feuilles des innombrables peupliers et par le pépiement des moineaux, geais, grives, mainates, mouettes et rouge-gorges qui pullulent dans la région. Au loin, je perçois le brouhaha du rassemblement en cours de constitution. Les rayons du soleil, en bondissant d’une paroi à l’autre, revêtent les rues d’un doux halo lumineux. Les façades blanches de la ville, barrées çà et là des reflets multicolores d’une rosace sphérique qu’une femme aura pendue à ses volets au deuxième mois de sa grossesse, soulignent harmonieusement, en faisant écho aux épais cumulus qui broutent dans le ciel, le vert pomme de la végétation.
Pénétré par la sérénité ambiante, je laisse un long soupir m’échapper.
Senga m’interroge du regard.
— J’essayais de faire le pont entre les différentes idées que j’ai entendues ce matin et ce que j’ai vécu hier. Entre Askeladd qui m’enjoint à toujours attendre le plus longtemps possible avant de prendre une décision, qui prétend qu’une information ne doit être utilisée qu’après de multiples digestions, qui voudrait qu’on n’agisse que dans la plus absolue des certitudes et toi qui nous destine au partage total, presque aveugle, de la connaissance, qui tient pour quasi-criminel la rétention de tout savoir, et encore Iori qui … qui …
L’expression de mon compagnon se fait inquisitrice.
— Toi, petit homme, tu as vu quelque chose hier soir, après le départ de tout le monde.
— Peut-être. Mais je ne sais ni quoi en penser, ni ce que je dois en faire.
Mon ami m’observe un moment, l’air perplexe.
— Dans ce cas, ne fais rien et continue d’y réfléchir. Ma théorie ne va pas à l’encontre de celle du vieux rhinocéros, ce sont les vérités que je veux universelles, les hypothèses peuvent évidemment rester personnelles.
— J’entends bien. Mais ces hypothèses que je pourrais formuler, elles sont fondées sur ce que j’ai vu. Et ces choses que j’ai observées sont indéniablement réelles, ce sont des faits, des vérités. Que je garde pour moi mes interprétations, d’accord mais, d’après toi, est-ce mon devoir ou non, afin que chacun puisse étudier le problème à sa façon en possédant toutes les données disponibles, de partager mes découvertes au forum … Quitte à trahir la confiance de Iori ?
Senga secoue la tête, incrédule.
— Trahir la confiance de Iori ? Comment pourrais-tu ? Je ne comprends pas … Tu as été en contact avec lui ?
— Pas vraiment. Mais il m’a adressé un message.
— Sérieux ? C’est incroyable ! Mais … Tu es resté connecté combien de temps après mon départ ?
— Après ton départ ? Un peu plus de six heures …
Je jette un regard en direction de mon ami pour le découvrir les yeux écarquillés et le front plissé. Impossible de dire s’il est simplement étonné, ou déçu, ou peiné. Son silence dure longtemps. Cent émotions lui traversent les traits en ombres fugaces.
Finalement, à notre arrivée devant le Dôme, il se tourne vers moi.
— Je ne sais pas quoi te dire, Art’. Mes convictions me disent que tu dois tout déballer mais mon amitié pour toi et mon admiration pour Iori m’encouragent à vous faire confiance et à attendre que le cours naturel des choses nous remette sur un pied d’égalité. Tu vas devoir prendre cette décision tout seul. Ce sera l’acte fondateur de ta vie adulte.
L’acte fondateur de ma vie adulte ! Alors que je n’y comprends rien … Génial.
Puis Senga se fend de son plus gigantesque sourire et assène.
— Sois fort, petit homme, tu as des poils maintenant !
Merci pour ton commentaire.
Et ta lecture.
Tout le livre est ponctué de réflexions plus ou moins philosophiques (je ne suis pas philosophe ...), j'espère qu'elles sauront te garder intéressé et ne finiront pas par te lasser :)
L'une des phrases d'Askeladd, quand il dit que le monde risque de faire face à de terribles événements, me semble curieusement prémonitoire, je sais pas pourquoi...
Désolé du temps de réponse ...
Merci pour tous tes commentaires.
Je vais mettre tout le roman dans les semaines qui viennent, si tu as le cœur de le lire :)