Chapitre 5 - Dahut

Par Fañch
Notes de l’auteur : 29/12/24 - Quelques légères modifications sur ce chapitre.

C’était une nuit de pleine lune.

Une brume légère s’était levée et flottait docilement à quelques dizaines de centimètres du sol, se faufilant entre les hautes herbes et les pierres levées. La lande était silencieuse et seul le son de sa propre respiration parvenait aux oreilles d’Yvonig. Caché derrière un menhir, il observait les environs, baignés dans la clarté lunaire. Il attendait. Au bout de longues minutes, il se rendit compte qu’il tremblait. Il n’aurait pu dire si cela était dû au froid ou à l’appréhension. Car, oui, il avait peur. Peur de ceux qui allaient peut-être faire leur apparition. Mais également peur qu’ils ne viennent pas. Ils étaient son seul espoir mais ils n’étaient qu’un mythe, une vieille légende que l’on se raconte le soir à la veillée.

Il y avait réfléchi pendant de longues semaines. Si ce qu’il avait vu était réel, alors son monde n’était pas tel qu’il l’avait toujours cru. Les contes disaient peut-être vrai…

Il s’était installé avant la tombée de la nuit, pour être certain d’être là au bon moment, et se remémorait chaque mot des histoires qu’il connaissait. La lande, le champ de pierres levées, la lune, les paroles de la chanson… L’attente lui parut interminable. Il finit par s’adosser contre la pierre et contempla le ciel nocturne où des bancs de nuages défilaient, masquant par intermittence les étoiles. Il songea encore une fois à l’archère, revit ses yeux et ses cheveux cuivrés, entendit à nouveau le son de sa voix…

Un grondement sourd, comme venu des profondeurs de la Terre, fit sursauter Yvonig Il s’était finalement assoupi en s’affaissant contre le menhir. Il se redressa vivement en entendant des rires semblant se rapprocher. Des dizaines de rires. Il se mit à genoux et regarda par-delà la pierre dressée. Il vit alors une étrange procession, défiler entre les autres roches. Elle était constituée d’êtres appartenant aux légendes les plus anciennes. Pas plus hauts qu’un tout jeune enfant, ils se tenaient sur deux pattes caprines et arboraient sur leur front une paire de cornes aux formes diverses et variées. Il s’agissait de korrigans, et pas n’importe lesquels : ceux des landes, les Korrils. De nombreuses histoires y faisaient référence, rarement en bien. Ils étaient réputés pour leur espièglerie, leur cruauté et leur force peu commune.

Un long frisson parcourut le jeune garçon.

Ainsi donc ils existaient bel et bien.

Il observa le groupe, constitué d’une trentaine de créatures, se chamailler, se bousculer et ricaner bêtement. Au bout d’un petit moment, l’un d’eux sauta sur le sommet d’un menhir. Il s’y installa et sortit d’une grande besace de peau un antique instrument, ressemblant vaguement à une harpe mais ne possédant que sept cordes : une lyre. Ses camarades cessèrent immédiatement leurs joutes et formèrent d’instinct une grande ronde. Des notes cristallines s’égrenèrent dans la nuit et le chant du korril s’éleva alors. Le cercle s’ébroua.

« Dilun, dimeurzh, dimerc’her

Ha yao ‘ta, ha yao ‘ta, ha yao ‘ta, ha yao ‘ta !

Dilun, dimeurzh, dimerc’her

Ha yao ‘ta, ha yao ‘ta, ha yao ‘ta, ha yao ‘ta !»

L’atmosphère, jusqu’alors pesante, devint légère et les rires joyeux. La voix du korrigan diffusait sur la lande une douce euphorie et Yvonig se surprit à sourire en voyant ces petits êtres danser gaiement l’an-dro.

Cela dura plusieurs minutes, les paroles de la chanson revenant sans cesse « Lundi, mardi, mercredi… Lundi, mardi, mercredi,… ». Le jeune humain savait ce qu’il devait faire, mais il lui fallait braver sa crainte. Il finit pourtant par se redresser lentement et se glissa hors de sa cachette. Pris par leur danse, les lutins ne le remarquèrent pas tout de suite et c’est le musicien qui vit en premier le jeune garçon, immobile et pataud, entre les menhirs.

« Un humain ! »

La musique avait soudainement cessé et le korril à la lyre pointait un doigt en direction d’Yvonig. Une trentaine de paires d’yeux fixait maintenant le jeune garçon avec, au fond du regard, une lueur mi-mauvaise mi-amusée.

« Voilà bien longtemps que tes semblables ne traversent plus les landes les soirs de pleine lune. »

Du haut de sa pierre dressée, le korrigan sonneur toisait le garçon.

« Avec vos charettes-de-feu crachant bruits et fumée sur des chemins bien tracés, vous ne prenez plus les sentiers tortueux. Plus personne ne se perd. Plus personne ne rejoint notre ronde. Avec qui pouvons-nous nous amuser ? »

Une sueur froide coula dans le dos d’Yvonig quand il vit le sourire entendu sur la face du nain. Il n’eut aucun mal à interpréter le gloussement d’une trentaine de gorges qui lui répondirent.

« Mais te voilà. Les contes sont oubliés, les légendes ignorées. Tu vas donc subir notre loi et payer le prix de ton ignorance. Prépare-toi à danser jeune imprudent ! »

Les danseurs se précipitèrent alors sur Yvonig pour le prendre par la main et l’entrainer dans leur ronde, jubilant du tour qu’ils allaient lui jouer. Le musicien allait reprendre sa mélodie quand un cri l’arrêta net.

« Stop ! Ça suffit ! »

Le jeune humain dévisageait le nain, l’air furibond. Il tentait en vain de se défaire de la poigne de ses cavaliers.

« Rien n’est oublié ! Et votre loi, je la connais.

— Tiens donc ? Alors tu sais que si un humain vient à nous surprendre dans nos joyeuses farandoles, il devra danser jusqu’à l’aube ou périr de fatigue.

— A moins que je ne connaisse la fin de votre chanson. »

L’expression des korrigans changea du tout au tout. La joie sadique que l’on pouvait lire sur leur visage s’effaça pour un sourire d’intérêt et d’espoir. Les danseurs se mirent à murmurer entre eux, l’excitation brillant dans leurs yeux.

« Je sais également que vous devrez alors m’octroyer un souhait.

— Nous y voilà… Cela est vrai. Si tu termines notre chanson, tu pourras repartir en vie et couvert de richesses.

— Des richesses, je n’ai que faire.

— Alors que souhaites-tu ? Si c’est en notre pouvoir, tu l’auras.

— Je souhaite obtenir le moyen de rejoindre l’Autre-Monde. »

*****

Yvonig s’éveilla en sursaut. Son cœur battait la chamade et il était en sueur, les draps dans lesquels il se trouvait étaient humides. Les draps ? Il se redressa et découvrit qu’il se trouvait dans une chambre haute de plafond et richement décorée. Des tapisseries, finement brodées de scènes mythologiques, ornaient chaque mur. Les boiseries, toutes sculptées de motifs celtiques anciens et de créatures diverses, étaient entièrement recouvertes de feuilles d’or, du petit guéridon à la tête de lit. La literie, dans laquelle il était couché, était tissée de la soie la plus fine. Cependant, ce qui le troubla le plus, était le paysage qu’il apercevait par les fenêtres percées sur l’un des murs. Le ciel était d’un bleu-vert sombre aux reflets changeants et la végétation, qu’il distinguait au loin, semblait se mouvoir à un rythme lent.

« Bienvenue à Ker Is, jeune Adam. »

Il tressaillit. Dans un fauteuil à haut dossier et aux accoudoirs ornés de poissons, était lovée une femme magnifique. Ses longs cheveux noirs cascadaient sur de fines épaules, encadrant un visage doux aux yeux verts clairs. Elle semblait le couver du regard, un léger sourire sur ses lèvres vermeilles. Yvonig mit un temps à comprendre ce qui lui avait valu ce nom. Il rougit soudain et remonta vivement le couvre-lit jusque son menton. Ce qui déclencha, chez la jeune femme, un rire cristallin.

« Ne sois pas si prude. Tu n’es pas le premier que je vois ainsi…

— Oh, je m’en doute. »

Il se rendit compte de la discourtoisie de ses paroles et voulut s’en excuser, mais la belle fit comme si elle n’avait rien entendu.

« Mais je dois dire que cela faisait bien longtemps qu’aucun membre de la gent masculine n’avait couché dans ce lit. Sais-tu qui je suis jeune homme ? »

Bien sûr qu’il le savait. Elle était la raison de sa visite, la maîtresse de ces lieux depuis des siècles.

« Vous êtes Dahut, fille du roi Gradlon, souveraine d’Ys. »

Elle fronça les sourcils et le fixa quelques instants.

« Plus personne ne croit aux anciennes légendes… » Petit à petit un franc sourire se dessina, prenant le pas sur l’étonnement, et éclaira le visage de Dahut. « … Il semble que la mer m’ait apporté un invité de choix. »

Elle se leva alors et fit quelques pas dans la pièce. Yvonig resserra instinctivement le drap sur sa poitrine, ce qui lui décrocha un nouveau rire. Il ne put s’empêcher de remarquer à quel point elle était belle. Les boucles noires de ses cheveux, où s’emmêlaient des perles chatoyantes. Une robe de lin d’un vert profond brodée d’or et d’argent, soulignant une silhouette parfaite. Son regard brûlant et malicieux aux reflets d’émeraude. Ses gestes gracieux et mesurés. Tout chez elle était fait pour séduire. Il prit alors la mesure de ce qu’il avait entrepris et comprit pourquoi des dizaines d’hommes étaient tombés sous le charme de la fille du roi Gradlon.

« Tu es différent… Je le sens dans ton regard. Comment as-tu réussi à emprunter le Grand Escalier ?

— Je… Je connaissais son existence.

— Tiens donc ! Il a pourtant disparu de la mémoire des hommes.

— Oui. Mais d’autres êtres en ont conservé le souvenir. »

Dahut paraissait surprise et soudainement pensive. Elle esquissa quelques pas en direction de l’une des fenêtres pour contempler le paysage.

« Je suis venu pour vous. »

Elle se retourna, arborant un sourire gourmand sur les lèvres. Yvonig s’aperçut de la tournure malheureuse de sa phrase et tenta de se rattraper.

« Enfin… Je veux dire… Pas pour… Je… » Il ferma les yeux quelques secondes et reprit sa respiration. « Je suis venu vous demander votre aide. »

Elle revint vers le garçon et appuya ses mains délicates sur le pied de lit où des êtres à queue de poisson affrontaient une créature tentaculaire. Elle l’observa un long moment sans rien dire, l’air songeur.

« Voilà une requête des plus originales. Pour que tu sois venu jusqu’ici quérir mon assistance, ton histoire doit mériter d’être contée. Mais avant toute chose, tu dois avoir faim. Tu as des habits secs sur la table de chevet. Habille-toi et rejoins-moi dans le couloir. Nous irons déjeuner ensemble et je te ferai visiter la ville. Tu pourras alors m’expliquer en détails ce qui t’amène… Et essayer de me convaincre de t’aider. »

Yvonig attendit que Dahut quitte la pièce, non sans un dernier regard appuyé, et se leva pour enfiler, à la hâte, les vêtements empilés sur le chevet. Il s’agissait de braies de laine bouillie couleur rouille et d’une tunique de lin bleu paon, richement brodée de motifs anciens. Le petit pendentif offert par le patron du « Roue Gralon » se trouvait également sur le meuble et une ceinture de cuir sombre à la boucle de bronze ciselée venait compléter le tout. Il termina en enfilant une paire de bottes qui l’attendait au pied du lit et s’approcha d’une psyché ouvragée pour contempler le résultat.

Il eut du mal à se reconnaître. Un jeune homme brun, aux yeux d’un vert plus sombre que la princesse, comme le cœur d’une forêt, et aux cheveux emmêlés, retombant sur ses oreilles, le regardait d’un air fatigué. Voilà si longtemps qu’il ne s’était pas vu dans un miroir… Il fut toutefois bien obligé de reconnaître que sa tenue, certes d’un autre temps, avait de l’allure.

Il allait s’apprêter à sortir quand il se remémora l’étrange paysage qu’il avait cru apercevoir par les fenêtres. Il s’approcha de l’une d’elle, une large baie à double battants, et resta un moment interdit devant le spectacle qui s’offrait à lui. Il était au sommet d’une tour surplombant une gigantesque cité. Si le ciel avait cette couleur étrangement sombre, c’est que sa lumière se diffusait à travers plusieurs dizaines de mètres d’eau. La végétation qu’il avait eu l’impression de distinguer n’était autre que des algues et d’autres plantes sous-marines, flottant au gré des courants. Des bancs de diverses espèces de poissons nageaient paresseusement dans les rues désertes de la ville. Il se trouvait sous les eaux et avait l’impression de contempler les fonds marins à travers le hublot d’un appareil de plongée.

*****

Il s’était finalement soustrait à la contemplation de ce paysage insolite et avait rejoint Dahut dans le couloir. La jeune femme, du moins en apparence, l’attendait appuyée contre une colonne de marbre sculptée de créatures marines.

Lorsqu’il s’en approcha, elle le détailla des pieds à la tête avec une moue approbatrice.

« J’ai fait préparer une collation en ton honneur, allons manger. Et puis, maintenant que tu as retrouvé une allure plus convenable, tu pourras te présenter dans les règles… Je ne connais même pas ton nom. »

Yvonig resta un instant à observer la princesse en rougissant, visiblement gêné, mais Dahut n’attendit pas sa réponse pour tourner les talons et filer le long du couloir. Il lui emboîta le pas, cherchant une idée pour rattraper son manque de politesse. Tout à ses réflexions, il ne remarqua même pas le décor grandiose dans lequel il évoluait : fresques marines peintes d’une main de maître, sculptures ouvragées représentant monstres et créatures mythologiques, dallage de marbre aux couleurs chatoyantes, …

Au bout d’un couloir, la princesse d’Ys franchit deux grandes portes battantes en bois sombre incrusté d’ivoire qui s’ouvraient sur une immense salle de réception presque vide. Le garçon s’arrêta sur le seuil et prit le temps, cette fois-ci, d’observer les lieux. Il laissa Dahut traverser la salle, seule, ses pas résonnant sur les dalles de pierre.

La salle aurait pu recevoir plusieurs centaines de convives, sans compter les nombreuses alcôves distribuées tout autour. La totalité du plafond était peint et représentait des scènes océanes légendaires… Une partie de celles-ci évoquait des passages bien connus des bretons, mais d’autres étaient inspirées d’histoires plus lointaines et plus exotiques. Il resta un moment à contempler sirènes, Léviathans, krakens et autres Jörmungands. Faisant cela, il attendait en fait que la Dame des lieux soit installée avant de faire son entrée dans la salle.

Dahut, qui n’avait pas prêté attention à l’arrêt du conteur, ou peut-être s’y attendait-elle, se dirigea vers la seule table de la pièce qui avait été dressée dans une des alcôves. Elle se laissa choir sur le siège à haut dossier qui se trouvait dans l’une des extrémités et attendit son invité, un sourire amusé sur ses lèvres carmines.

Le conteur s’élança alors dans cette pièce qui avait dû servir de salle de réception et de bal. Il avança d’un pas décidé et s’arrêta à quelques mètres de la table pour s’incliner respectueusement.

« Princesse de Cornouailles, fille de Gradlon Le Grand, souveraine d’Ys, la ville sans pareille, veuillez accepter mes excuses pour ne pas m’être présenté convenablement. »

Il se redressa légèrement et observa la réaction de son hôte qui lui adressa un sourire charmeur en inclinant la tête pour l’inviter à poursuivre.

« Je ne suis ni prince, ni chevalier. Je suis le fils des bois légendaires du cœur de l’Argoat. J’ai dansé avec les Korrils dans les landes où poussent les pierres dressées. J’ai traversé l’Armorique, rencontré la mort en personne et affronté les poulpikans du Yeun Elez. J’ai écouté mille et une histoires et en ai conté tout autant. Je suis devenu la mémoire d’un peuple qui s’essouffle. Je suis devenu conteur. Je suis Yvonig et je suis venu quérir votre aide. »

Dahut s’était redressée sur son siège et son regard s’était fait perçant.

« Tu es bien plus que cela…

— Comment ?

— Tu n’es pas qu’un simple conteur… J’ai entendu parler de toi Yvonig, mais je ne pensais pas que j’aurais un jour la chance de te rencontrer. Des bruits courent à ton sujet. Le petit peuple parle de toi et des bribes de ton histoire sont parvenues jusque dans les profondeurs marines. Le garçon qui a troqué une part de son humanité pour les beaux yeux d’une habitante de l’Autre-Monde. Celui qui a reçu des korrigans le don du « Sorser marvailher », le sorcier-conteur… Tu n’es pas que la mémoire d’un peuple en déclin… Tu es également son unique espoir.

— Je… Je ne comprends pas.

— Sois le bienvenu Yvonig le Conteur. Viens, installe-toi à ma table. Explique-moi en quoi la princesse oubliée d’une cité engloutie peut t’être utile et je te dirai le peu que je sais. »

Le garçon fixa un moment la souveraine. Il ne comprenait pas ce qu'elle avait voulu dire en parlant d’espoir. Avant de la questionner plus avant, il se décida à se diriger vers le siège qu’elle lui présentait à sa droite. A peine fut-il installé que Dahut frappa deux fois des mains et, du fond de la grande salle, une porte s’ouvrit instantanément pour laisser entrer une demi-douzaine de servantes chargées de plateaux et de carafes. Yvonig ne put s’empêcher de les détailler des pieds à la tête, tant cette apparition était irréelle. Chaque plateau contenait des mets dignes de la table d’un roi à base de fruits de mer, d’algues, de poissons et un liquide à la couleur ambrée remplissait les deux carafes de cristal. Pourtant, ce qui retenait le regard du conteur n’était pas le contenu des plats, mais celles qui les portaient. Les femmes, au port digne, semblaient glisser sur le dallage de marbre sans faire le moindre bruit. Six femmes magnifiques à la grâce féline et aux gestes délicats. Mais ce qui le marquait n’était ni leur beauté, ni leur façon de se mouvoir : c’était la couleur de leur peau. Sous des robes légères de soie blanche, elles arboraient une carnation d’un doux teint olive. Leurs cheveux noirs semblaient eux-mêmes miroiter de reflets émeraudes. Le parfum qui s’en dégagea lorsqu’elles s’approchèrent pour déposer les plats sur la table, était celui des embruns et de la flore du littoral. Des images s’imposèrent au cerveau du jeune conteur : des eaux turquoises où évoluaient bars et tacauds, la côte colorée d’arméries en fleurs et de prunelliers chargés de baies âcres, le ballet des fous de bassan et des sternes dans les cieux…

Un léger toussotement tira Yvonig de sa rêverie. Il s’était laissé envouter par le charme vénéneux des Marie Morganes. Les femmes avaient disparu et Dahut le fixait d’un air mécontent.

« Il semblerait que tu aies la fâcheuse tendance à te laisser manipuler par les êtres-fées… Bansidh, korrigans, morganes… Tu es bien trop naïf !

— De quoi parlez-vous ?

— Ce n’est pas à moi de te révéler cela… Il te faudra le découvrir par toi-même !

— Pourquoi avez-vous parlé d’espoir pour le Petit Peuple ?

— Ce sont des rumeurs, rien de plus…

— Qui me concernent ? »

Dahut semblait hésiter. Elle attrapa son verre, que les servantes avaient rempli, et observa les reflets dorés un moment avant de répondre.

« Certains, parmi la gent elfique, pensent que tu es l’élu d’une antique prophétie… Une prophétie formulée il y a des siècles par les prêtresses de Sena, les gallisenae.

— Et cette prophétie, émise aux temps anciens, parlerait de moi?

— Peut-être. Ou du moins certains l’affirment. Mais je n’en sais pas plus, je n’étais pas née lorsque les oracles ont formulé cette prédiction et je n’en connais pas les termes exacts. Si tu veux en savoir plus, tu devras chercher les réponses auprès de ceux qui étaient présents.

— Qui ? »

La maîtresse de maison ignora sa question et commença à se servir dans les différents plateaux qui se trouvaient maintenant devant eux. Yvonig l’observait en silence mais elle n’exprima pas la moindre réponse et invita d’un geste le garçon à se servir à son tour. Les plateaux débordaient de mets aux odeurs alléchantes et il finit par y piocher quelques morceaux car il était affamé. Dahut ne reprit la parole que lorsque le conteur eut mangé un peu de chaque plat.

« N’étais-tu pas venu chercher de l’aide ? »

Yvonig avait retardé ce moment car il avait placé tous ses espoirs dans cette rencontre. Il termina une bouchée de lotte au sarrasin et à la dulse tout en réfléchissant à la façon dont il allait formuler sa requête. Enfin, il prit une profonde inspiration et planta son regard dans celui de la belle d’Ys.

« Certaines rumeurs sont vraies. J’ai troqué une partie de mon humanité, et obtenu le Don de Conteur, pour avoir le droit de traverser et retrouver une fille de l’Autre-Monde. Elle est en danger, et je suis prêt à tout pour aller la secourir.

— Cette quête est une folie… Tu n’es pas sans savoir que le temps n’agit pas là-bas comme il agit ici ? Il peut s’être écoulé des dizaines d’années depuis ta rencontre !

— Comme il peut ne s’être passé que quelques minutes… Toujours est-il que pour me rendre de l’autre côté, j’ai besoin d’un portail. Je suis venu vous demander la permission d’emprunter celui d’Ys. »

Dahut laissa passer quelques secondes avant de répondre. Elle prit une serviette sur la table et tamponna ses lèvres vermeilles avant de se lever avec élégance. Elle fit quelques pas vers le fond de la salle et se retourna vers le garçon qui était resté assis, le cœur battant.

« Viens avec moi. »

Sans attendre Yvonig elle poursuivit son chemin vers l’extrémité de la salle de réception ou d’immenses baies vitrées donnaient sur un balcon. Quand elle poussa les portes, le conteur, qui s’était levé pour suivre la princesse, ne put s’empêcher de retenir sa respiration, pris de panique. Il s’attendait à voir déferler les eaux dans la pièce, mais rien ne vint.

Il traversa donc à son tour la salle et rejoignit Dahut qui se tenait sur le balcon. Elle caressait la surface de l’eau qui semblait tenir en suspension, formant un écran, une vitre, autour du balcon, de l’autre côté d’une rambarde de pierre sculptée. Elle murmurait, affichant un air triste sur son visage si doux.

« Viens. Approche-toi. »

Yvonig vint s’accouder près de la jeune femme et observa l’étrange spectacle qui s’offrait à lui. La ville s’étendait aux pieds du palais, immobile, bercée par les courants marins. Dahut se rapprocha de lui, et posa une main sur la sienne. Il sentit alors à quel point elle était glacée.

« Voici ma cité, autrefois prospère et heureuse. Lorsque les portes furent ouvertes, il y a de cela des siècles, l’océan, mon mari, a déferlé dans les rues, engloutissant les bâtiments et la population. Il a cependant épargné deux édifices. Ce palais où tu te tiens, car j’y résidais et qu’il voulait me garder pour lui, et ce temple que tu vois en bas, qui était la demeure des anciens dieux.

— Je ne comprends pas… Ce temple est immergé maintenant.

— Oui. Le lien qui unit le monde des fées à celui des hommes est de plus en plus ténu au fil des décennies. Je suis comme toi, d’origine humaine. Les nôtres cessent de croire. Le Petit Peuple perd de son influence et les passages sont de plus en plus fragiles. Au cœur de ce temple se trouvait le passage vers l’Autre-Monde. Mais, sans que je ne sache réellement pourquoi, ce portail s’est subitement fermé, permettant aux eaux de s’engouffrer dans le bâtiment.

— De l’autre côté, quelque chose, ou quelqu’un, cherche à fermer les passages. Je l’ai vu.

— Ceci n’est pas bon. Je comprends maintenant pourquoi ils font reposer tant d’espoir sur toi.

— Encore une fois, moi, je ne comprends pas.

— Je te l’ai dit, la frontière entre les deux mondes n’a jamais été aussi opaque car les hommes ne croient plus aux anciennes légendes. Si les portails sont tous fermés, les créatures magiques vivant dans notre monde seront privées de la source de leurs pouvoirs. De leur essence même.

— Mais, qu’est-ce que je viens faire là-dedans ?

— Ton don… Tu as la possibilité, par le conte, d’ouvrir une fenêtre vers le monde féérique. Tu fragilises la frontière, laissant filtrer un peu de cette magie.

— Mais… Si les portails sont fermés, ce ne sera jamais suffisant !

— Non… Effectivement… »

Dahut parut soudain très lasse et détourna son regard vers la ville engloutie. Un bref instant, Yvonig put lire une profonde tristesse dans ses yeux. Du bout des doigts elle caressait la surface verticale de l’eau entourant le balcon, son autre main était toujours posée sur celle du garçon.

« Je ne connais pas l’étendue de tes pouvoirs, peut-être espèrent-ils plus de toi… En un sens je m’en moque car cela rend ma tâche plus aisée… »

Le conteur fronça les sourcils, ne sachant pas où elle voulait en venir. Elle se retourna enfin vers lui et saisit sa main entre les siennes.

« Tu es quelqu’un de bien Yvonig. Je le sens. J’aurais sincèrement aimé pouvoir t’aider. »

Elle serra quelques secondes la main entre les siennes puis la guida vers le mur d’eau. Il sentit le contact humide et ne put s’empêcher de s’émerveiller devant cet étrange phénomène.

« Malheureusement, j’ai moi aussi un devoir envers ma cité. Celui de protéger ce qu’il en reste. »

Elle retira ses mains et Yvonig resta caresser la surface aqueuse, pensif.

« Et pour cela il y a un prix. »

Il s’apprêtait à lui demander ce qu’elle entendait par là mais, en voulant retirer sa main, il se rendit compte que cela lui était impossible. Il était comme collé à cette paroi liquide.

« Océan, bel océan. Ne sois pas jaloux des hommes qui partageraient mon lit, car chacun d’entre eux te serait rendu après une nuit.

— Mais je n’ai pas…

— C’est dans mon lit que tu as dormi. Tu as été recueilli par mes servantes, elles sont les filles de l’océan, ce sont elles qui t’y ont déposé. Mon époux entend chaque phrase au sens premier.

La panique gagnait petit à petit Yvonig mais plus il tirait sur son bras, plus il se sentait happé vers les profondeurs marines.

« Non ! Ce n’est pas juste !

— Et j’en suis profondément attristée… Mais un pacte est un pacte, et je dois payer mon tribut. »

Comment lutter contre la force d’un Océan ? Son corps était aspiré par la muraille d’eau, et tous les efforts qu’il faisait pour se retenir n’y faisaient rien. Il hurla de rage et de désespoir en direction de Dahut mais celle-ci avait déjà fait demi-tour et retournait vers la salle de réception. Elle s’arrêta un instant sur le seuil et se retourna d’un geste gracieux, faisant voler ses cheveux de jais. Son visage était livide et Yvonig vit briller, dans ses yeux émeraudes, des larmes sincères… Juste avant de basculer par-dessus la rambarde et de plonger dans les ruelles englouties de la ville d’Ys.

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Nascana
Posté le 20/03/2020
Dahut savait déjà qu'elle ne pourrait pas le laisser repartir ? J'ai l'impression qu'il y a une sorte de fatalité dans sa façon de faire. C'est triste, mais je crois qu'elle est prisonnière de sa promesse faite à l'océan.

Je me demande comme Yvonig va attendre le portail. J'ai bien aimé le retour en arrière avec la légende des korrigans. Est-ce donc comme ça qu'il a récupéré son don ou alors l'a-t-il toujours eu et cela n'a fait que le révéler ?

J'ai hâte de savoir comment Yvonig va se tirer de ce mauvais pas.
Fañch
Posté le 31/03/2020
C'est effectivement grâce à sa rencontre avec les korrigans qu'il a hérité de son don. Avant il était un garçon tout ce qu'il y a de plus normal ;)

Pour Dahut, oui, c'est exactement cela.
Helios Croc
Posté le 17/03/2020
Hello ! Ce chapitre est également très beau, bravo !
Par contre je trouve Dahut un peu bête : si elle savait qu’il fallait faire mourir celui qui est dans son lit, alors pourquoi l’y avoir mis ? Surtout que ça a l’air de l’attrister ... ça ne me semble pas très cohérent. Et aussi, je crois que tu pourrais ne pas nous révéler trop de choses dans les dialogues. Ta force est dans la narration, les ambiances et l’aventure du personnage. On a envie de découvrir ce qui va lui arriver sans que ce soit platement révélé entre deux fruits de mer. Je pense que c’est bien de révéler qui il est mais pas d’en dire trop non plus.
Hâte de lire la suite !
Fañch
Posté le 31/03/2020
Argl... Oui, effectivement, peut-être devrais-je préciser que ce n'est pas elle qui l'y a mis...
Encore une fois il va falloir que je réfléchisse à tout ça!
Rachael
Posté le 27/01/2020
Désolée, cette fois ci, j’ai lu sur portable et je n’ai pas pu relever les petites erreurs. Ah si, tiens, il y avait le balai des fous de bassan (ballet !).
J’ai bien aimé l’ambiance dans ces deux parties bien distinctes, passé et présent. La première nous explique comment Yvonig a cherché à pénétrer dans l’autre monde, elle se passe donc avant qu’il devienne conteur et rencontre Louarn. La seconde est dans le présent de l’histoire, et j’avoue qu’il y a comme un flou pour moi (c’est peut-être normal) : en fait Yvonig n’a pas vraiment pu pénétrer dans l’autre-monde, puisqu’il cherche toujours à s’y rendre, pour retrouver la jeune fille qu’il a aperçue ?
Toujours est-il que sa rencontre avec Dahut est intéressante, elle nous donne plein d’informations, et il y a tout du long comme un petit parfum de danger, qui se trouve confirmé à la fin, avec cette aspiration dans l’océan. On n’est pas totalement morts de peur, tu ne vas pas tuer déjà le héros, mais on se demande bien ce qui va se passer.
Bref, un chouette chapitre, toujours une belle ambiance de conte fantastique, il n’y a pas de temps mort, l’action avance tambour battant !
Fañch
Posté le 28/01/2020
Je suis heureux que l'ambiance t'ait plu.
J'ai beaucoup douté en écrivant ce chapitre... Je n'étais pas vraiment à l'aise avec le décor.

En fait Ys est bien dans notre monde, il espère y trouver un passage mais ce dernier est fermé.

Et le "balai"? :D N'importe quoi... J'ai honte!
Jane_Version97
Posté le 24/01/2020
Hello !
Je retrouve avec plaisir l'ambiance mystique qui entoure ton récit et la fluidité de ta plume. Rien à redire ! Ton style me plaît toujours autant et le scénario est très bien mené. En ajoutant l'ellipse, tes personnages ont devancé le lecteur et le suspens ne prend que davantage d'ampleur. Que s'est-il passé dans l'intervalle ? Qu'est-il advenu de la fille de l'Autre-Monde ? Autant de questions sans réponses...
Pour ce qui est des remarques, j'ai noté deux/trois choses pendant la lecture de ce chapitre :
- auX oreilles
- paruT interminable
- Beaucoup de répétitions de draps après l'ellipse. Je conçois que les deux premières soient volontaire, mais tu devrais songer à user de synonymes après cela.
- J'aurais arrêté la phrase après menton. Je trouve que la scène aurait bénéficié du fait que la nudité soit suggérée plutôt que pointée du doigt.
- Formulation : avant de la questionner plus avant ?
- envoûter
- me rendre
- Une virgule avant le mais dans le dernier paragraphe.
C'est tout pour moi ! Super travail sur ce chapitre en tout cas ! :)
Fañch
Posté le 28/01/2020
Tout d'abord: je suis très content de te voir nous rejoindre sur PA! Dès que le forum sera de nouveau en fonction, tu pourras venir te présenter et parler un peu de tes projets. Il y a un espace dédié où nous pouvons créer nos petits topics persos (nos "chambres capitonnées) et parler de nos avancement, nos doutes,...

Ensuite, merci pour les commentaires!
Je note les petites erreurs que je vais m'empresser de corriger ;)
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