Chapitre 6 - La Prophétie des Aulnes

Par Fañch
Notes de l’auteur : 27/01/2025 - Voilà des années que je n'avais pas écrit. J'ai commencé par reprendre les chapitres précédents, commentaire par commentaire, afin de les éditer. Je reprends donc le fil de ce récit après une (trop) longue pause.

Tout n’était que obscurité. Pas de lumière au bout du long tunnel. Le noir absolu. Un néant sans pensée, sans rêve ni cauchemar, sans plaisir ni douleur.

Et puis…

Petit à petit, quelques sensations sont revenues.

Tout d’abord les odeurs…

Celle du goémon en décomposition, de la sueur et du guano.

Puis le goût…

Le poisson rance, la vase et le sel.

Sont ensuite venus des sons. Des cliquetis étranges, comme des dizaines de crabes claquant leurs pinces, des voix gutturales et des grattements.

Les paupières ont tenté de s’ouvrir pour essayer d'y voir, mais une lumière éblouissante les en a empêchées.

Et enfin le toucher. Une douleur fulgurante au creux du ventre. Une brusque remontée d’un liquide depuis l’estomac… De la bile mélangée à des restes de repas… Et le réveil soudain.

Yvonig roula sur le côté pour vomir ce qui lui sembla être l’intégralité de ses organes. À plusieurs reprises… Pendant ce temps, il entendait autour de lui des voix étranges et des ricanements. Il aurait voulu protester, injurier les moqueurs, mais les vomissements refusaient de s’arrêter. Quand il n’eut plus rien à expulser, il n’avait plus aucune force et plongea à nouveau dans un sommeil sans rêves.

Plusieurs essais, plusieurs échecs. Chaque fois, il retombait dans un coma vide de toute interférence. Mais à chaque éveil, les sensations étaient plus nettes, plus précises. Il entendait le remous des vagues, non loin, et le cri des oiseaux marins. L’odeur de varech était partout. Le froid, l’humidité.

Des éclats de voix vinrent le sortir de sa torpeur… Enfin. Il réussit à entrouvrir les yeux, et vit qu’il était couché sur un lit d’algues, à même les rochers. Non loin de lui, des êtres râblés agitaient frénétiquement les bras. Ils étaient couverts d’habits faits de goémon séché et portaient sur eux une multitude de coquillages. L’un d’eux s’exprimait à travers une panoplie de sons étranges, mêlant claquements de langue et raclements de gorge. Cela évoquait à Yvonig le roulis des galets sur la plage et des cliquetis de becs d’oiseaux. L’autre argumentait dans une ancienne langue que le garçon ne parvenait pas à comprendre. Ils adressaient tous deux des gestes agacés à un troisième personnage qui restait en dehors du champ de vision du conteur. La voix de ce troisième individu tonna dans un dialecte plus moderne

« E ma gwarez ema-eñ ! »

Il est sous ma protection! Yvonig voulut se tourner pour voir qui était cette personne, sa tête lui tourna immédiatement. Il lutta contre l’évanouissement, mais fut incapable de ne pas sombrer à nouveau. Des bribes de ce qui se passait autour de lui parvinrent à se frayer un chemin vers son inconscient. L’impression d’être soulevé de sa paillasse par des bras puissants. Une chaleur soudaine. Un vrombissement suivi d’une vibration. Être soulevé à nouveau. Un contact moelleux et chaud… Puis plus rien.

*****

Yvonig sentit d’abord une chaleur douce irradier son visage puis se diffuser dans tout son corps. Chaque parcelle de son être semblait revivre. Comme lorsque la nature reprend ses droits sur les terres mortes à la fin d’un long hiver. L’extrémité de ses membres fourmillaient d’une vie retrouvée et une lumière pâle tentait de forcer l’ouverture de ses paupières depuis trop longtemps closes. Celles-ci frémirent mais il fallut un moment, et plusieurs tentatives, avant qu’il ne parvienne à les ouvrir tout à fait.

Il était allongé sur le dos, sous une couette, dans un confortable lit. Le garçon resta immobile, fixant les poutres du plafond qui se dessinaient au fur et à mesure que ses yeux faisaient la mise au point. La lumière émanait de sa droite et venait se poser sur le lit, réchauffant le cœur et le corps d’Yvonig. Il tendit l’oreille et les sons lui parvinrent les uns après les autres: le cri des goélands, des haubans s’agitant contre les mâts de quelques bateaux, des voitures,... Il avait retrouvé la civilisation.

Deux sentiments opposés commençaient alors à se frayer un chemin dans les pensées du jeune conteur: le soulagement d’avoir survécu et la peur d’avoir tout perdu. Aucune aide n’était venue de Dahut et sa noyade l’avait conduit à dormir chez les humains. Une profonde tristesse vint l’envahir et il dut refermer les paupières pour contenir le flot de larmes qui montait. Les korrigans avaient été clairs lorsqu’ils lui avaient offert le Don de conter: Tant qu’il n’aurait pas traversé vers l’Autre Monde, il lui faudrait dormir dans les Entre-Deux au risque de perdre son pouvoir. Quelqu’un l’avait sauvé. Mais pour cela il l’avait ramené en ville et couché dans une chambre, le privant ainsi de sa quête.

Il entendit remuer sur sa gauche et remarqua alors le son d’une respiration. Il rouvrit les yeux et tourna lentement la tête. La chambre était ancienne, mais avait un charme certain et une ambiance chaleureuse s’en dégageait. Le papier peint vert sombre décoré de motifs forestiers se mariait parfaitement aux meubles et aux objets de décoration rappelant l’univers sylvestre: tableaux représentant des arbres, statuettes d’animaux, lampe en bois brut,... Et dans un coin de la pièce, sur un fauteuil de cuir, une femme était endormie. De longues boucles auburns masquaient en partie son visage mais Yvonig n’eut aucun mal à la reconnaître.

“Maman…”

Ce n’était qu’un murmure étranglé mais cela suffit à réveiller sa mère qui se redressa vivement. Elle resta fixer son fils un moment, comme si elle prenait le temps d’apprécier le moment, ou comme si elle n’était pas complètement sûre que cela soit réel. Elle finit pourtant par se jeter sur le lit avec un sanglot contenu, étreignant le garçon avec force.

“Doucement maman… Tu m'étouffes…”

Elle relâcha un peu sa pression et recula pour observer Yvonig avec un regard humide.

“Excuse moi… Mais j’ai eu si peur…

_ Je suis désolé… Je…”

Il ne savait pas ce qu’il pouvait dire pour rassurer sa mère. Il avait pris d’énormes risques, il en était conscient, et même si ses parents avaient encouragé sa nouvelle vocation de conteur, rien ne justifiait qu’il se retrouve entre la vie et la mort. Il comprenait le tourment de celle qui l’avait toujours soutenu et un boule se mis à croître au creux de son estomac, se partageant l’espace avec son autre angoisse.

Sa mère se redressa sur le lit et s’essuya les yeux d’un revers de main.

“Je dois aller prévenir ton père, il est en bas. Je reviens tout de suite.”

Elle s’éloigna précipitamment, laissant Yvonig seul avec cette bête grossissant dans son ventre. Son père était là aussi.

Il repoussa la couette et tenta de se redresser. Il vacilla et dut se rattraper au bord du matelas. Il se sentait extrêmement faible et mit en petit moment pour rejoindre la fenêtre à seulement quelques mètres de son lit. Il s’appuya sur le rebord et essaya de se repérer en observant le paysage extérieur.

Le ciel était clair et seuls quelques nuages se déplaçaient paresseusement dans l’azur, signes d’une faible brise. En contrebas de la fenêtre, le toit d’un étage inférieur s’avançait légèrement et servait de perchoir à quelques goélands se disputant un bout de pain. Le bâtiment était haut, et situé sur une place donnant directement sur le port où des bâteaux de pêche et quelques voiliers se balançaient au gré d’une légère houle. Il reconnut sans peine le port. Tout comme le bâtiment. Il se trouvait dans une des chambres du Roue Gralon. Il porta instinctivement une main à son cou, où pendait toujours le pendentif que lui avait donné Paul, le tenancier de l’auberge, avant son départ pour Ker Is. Tout en manipulant l’objet, il observait les volatiles, un peu plus bas. L’un d’eux avait remporté la bataille et semblait narguer les autres. Il agitait le morceau de pain qu’il avait dans le bec, sans pour autant l’avaler. Il finit même par le lâcher quand il aperçut Yvonig à la fenêtre.

Au même moment, la porte de la chambre s’ouvrit à la volée et le père d’Yvonig traversa la pièce à grandes enjambées pour venir enlacer son fils. Il était suivi de la mère du garçon et d’une marmule à la barbe poivre et sel: Paul.

Yvonig profita quelques instants de l’étreinte de son père. La saveur des retrouvailles atténuait la douleur de son échec. Ses idées se faisaient plus claires et les souvenirs plus précis. Comme si le voile de brouillard, dans lequel il était depuis un temps qu’il n’arrivait pas à estimer, se levait doucement.

Il s’écarta doucement et tourna son visage vers l’aubergiste. L’expression qu’il affichait était indéchiffrable, à l’image des sentiments qu’il éprouvait.

“Vous! C’est votre voix que j’ai entendue…”

L’homme le fixait. Il avait un léger sourire aux lèvres, et ne disait rien, comme s’il attendait une suite. Les parents du garçon se regardaient sans comprendre et quelques secondes passèrent, pendant lesquels une étrange tension s’était installée, avant que la mère du garçon ne s’adresse à Yvonig d’une voix douce.

“C’est Paul qui nous a appelé. Il t’a retrouvé sur la côte, à demi noyé. Il a appelé le médecin et s’est occupé de toi pendant plusieurs jours. Il a fait des recherches pour pouvoir nous avertir… Que s’est-il passé?”

Yvonig continuait à fixer Paul, un mélange d’émotions bouillonnant dans son esprit. Il sentit pourtant que sa mère attendait une réponse… Qu’elle avait besoin d’une réponse. Mais il ne savait pas laquelle lui donner. Devait-il prétendre être tombé à la mer, emporté par une vague alors qu’il se promenait sur la falaise en pleine nuit? Il s’était toujours fait un point d’honneur à ne jamais mentir à ses parents. Leur relation de confiance était basée sur ce pilier. Certes, il avait masqué une partie de la vérité sur les raisons de sa soudaine vocation de conteur, mais la travestir totalement était une limite qu’il n’était pas prêt à franchir. C’est la voix de l’aubergiste qui rompit le silence.

“Yvonig est allé dans un endroit qu’il aurait dû éviter. Mais c’est aussi de ma faute, si j’avais su ce qu’il s’apprêtait à faire, je serais intervenu bien avant et nous aurions évité cet… Accident.”

La mère d’Yvonig resta un instant à regarder Paul avant de se tourner à nouveau vers son fils.

“Mais pourquoi as-tu pris un tel risque?”

Et comme il ne répondait toujours pas, pris dans le méandre de ses pensées, c’est à nouveau le tenancier qui rompit le silence.

“Par amour.”

Yvonig tressaillit et reporta son attention sur l’homme à la chemise à carreaux. Que savait-il de sa quête? Comment pouvait-il être au courant de ce qui lui était arrivé? Il se retourna vivement vers la fenêtre et s’appuya sur le rebord. Ses mains seraient l’appui de bois alors qu’il luttait contre une montée de larmes. Il ne savait comment expliquer son aventure à ses parents, les raisons profondes de son départ de la maison, et son échec… Mais, encore une fois, Paul prit le relais en invitant les parents du garçon à s'asseoir.

“Votre fils est tombé amoureux et s’est lancé dans une quête pour retrouver une jeune fille. Cependant, le lieu où elle se trouve demeure caché et il espérait obtenir de l’aide dans les environs. Mais cela n’a rien donné…

_ Et j’ai perdu tout espoir de la revoir un jour…” 

Yvonig était toujours face à la fenêtre, il avait le regard dans le vide. En contrebas, les goélands étaient partis se disputer leur morceau de pain plus loin, sur le quai du port. Seul l’un d’eux était resté et sautillait sur le toit en regardant vers la fenêtre. Les épaules du jeune conteur se mirent à trembler alors que des larmes coulaient le long de ses joues. 

Il sentit des bras l’entourer. Sa mère s’était levée et enlaçait son fils comme elle n’avait pu le faire depuis des semaines. Il se laissa alors aller à sa tristesse se blottissant dans la tendresse de celle qui avait toujours été là pour lui.

Quelques instants passèrent avant que le père d’Yvonig, qui était resté assis sur le bord du lit à fixer sa femme et son fils, n’intervienne.

“Je ne comprends pas…”

Yvonig se détacha de sa mère et réfléchis à ce qu’il devait dire… Il savait que c’était à lui, et non à Paul, d’expliquer les choses mais les mots restaient coincés dans le fond de sa gorge.

“Vous ne me croiriez pas.

_ Ecoute Yvonig. Nous avons toujours été derrière toi. Nous avons soutenu tes envies, tes passions. Même cette soudaine idée de faire une “pause” dans tes études pour parcourir la région et raconter des histoires afin de t’initier au métier de conteur. Tout cela, parce que nous avons confiance en toi. Comme nous l’avons toujours fait. Maintenant, c’est à toi de nous faire confiance.”

Le garçon hésita puis vint s’installer aux côtés de son père, sur le rebord du lit. Sa mère vint s'asseoir contre lui.

“Bon. Chocolat chaud pour tout le monde?” Paul quitta la pièce sans attendre de réponse, refermant la porte derrière lui.

La chambre fut plongée dans un silence embarrassé. Yvonig était blotti entre ses parents et ne savait par où commencer… 

Puis l’histoire vint toute seule. Le matin d’automne, l’archère, le loup, les korrigans, son don de conteur… Mais également la “geis”, la loi lui interdisant de dormir parmi les humains, la raison de son départ, sa rencontre avec Dahut et la noyade… Jusqu’à se retrouver ici, dans la chambre de l’auberge, parmi les humains. Il se remit alors à pleurer et, avant de l’étreindre à nouveau, ses parents se regardèrent un moment. Ils ne savaient que penser de cette histoire. Leur fils avait toujours eu beaucoup d’imagination dans les jeux qu’il avait enfant, dans les dessins qu’il faisait, dans les histoires qu’il se racontait… Mais il avait également toujours su faire la part entre la réalité et le rêve, dès son plus jeune âge. Et voilà qu’il se mettait à parler de magie et d’êtres fantastiques comme s’ils existaient. Pourtant, sa tristesse était réelle et profonde.

La porte s’ouvrit à nouveau et Paul entra, un plateau chargé de tasses fumantes et de biscuits dans les bras. Il marqua une pause et sourit en voyant la famille enlacée.

“Il vous a tout raconté.” Il contourna le lit pour venir poser le plateau sur la table de chevet. “Et vous avez du mal à le croire. Ce qui est normal.”

Yvonig essuya son visage humide et dévisagea l’aubergiste d’un air méfiant.

“Qui êtes-vous réellement?”

Paul arborait à nouveau son léger sourire. Il se déplaça vers la fenêtre qu’il ouvrit en grand faisant entrer l’air marin dans la chambre. Cela sentait le sel et le goémon, le retour de pêche et l’huile de moteur. On entendait les haubans et le cri des goélands, le ressac contre le quai et les rires des marins.

“Disons… Que je suis de ceux qui te croient. Ton histoire n’est pas inconnue de tous.

_ C’est vous qui êtes venu me chercher chez les “Tud Gommon”!

_ Effectivement. On ne peut pas faire confiance à ces korrigans. Ce sont des naufrageurs et des pillards. Ta quête ne les intéressaient pas.

_ Mais… Vous m’avez ramené en ville!

_ Non. Je t’ai ramené dans mon auberge. Ce qui fait une nette différence.”

Il était appuyé contre le rebord de la fenêtre et avait croisé les bras sur son torse puissant. Il semblait fier de cette dernière remarque. Yvonig ne voyait pas en quoi cette différence pouvait être importante. Il avait dormi parmi les hommes, loin d’un Entre-deux. Il avait perdu ses pouvoirs et la possibilité de rejoindre l’Autre Monde.

Paul se redressa. “Viens avec moi”. Il traversa la chambre à grandes enjambées avant de marquer une pause pour se retourner vers les parents d’Yvonig.

“Erwan, Louise. Votre fils dit la vérité. Même si elle semble difficile à croire. Les anciennes légendes découlent de faits réels et continuent de s’écrire aujourd’hui. Mais je ne suis pas le mieux placé pour vous convaincre. Je dois montrer quelque chose à votre fils. En attendant, je vous présente un ami.” 

Faisant cela, il montrait le bord de la fenêtre où un goéland s’était posé. Il observait l’intérieur de la chambre avec intérêt. Yvonig y reconnut l’oiseau qui narguait les autres et compris aussitôt.

“Louarn!!”

Le volatile s’inclina et, au moment où Yvonig emboitait le pas de l’aubergiste, il se tournait vers les parents du conteur pour leur lancer un “Je suis ravi de vous rencontrer!”

 

*****

Yvonig suivit Paul dans le couloir à contrecœur. Il aurait voulu parler au korrigan mais, plus que tout, il aurait aimé voir le visage de ses parents au moment où le goéland s’était adressé à eux.

L’aubergiste s’engagea dans l’escalier qui descendait aux étages inférieurs. Il traversa la grande salle où le garçon avait conté l’histoire d’Ys et se dirigea vers la porte des cuisines, derrière le comptoir. Il pénétra dans la pièce qui tranchait radicalement avec l’ambiance feutrée du bar. La carrelage blanc, les plans de travail en acier, l’électroménager, les ustensiles suspendus, tout ramenait au monde concret. A la modernité extérieure. Il franchit l’espace sans s’arrêter et entra dans la remise. Celle-ci était encombrée des réserves de l’auberge: fûts, bouteilles, conserves, légumes,... Au fond, une autre porte était verrouillée. Paul sortit de sa poche une unique clef, reliée à une chaîne, qu’il inséra dans la serrure. Il fit pivoter la porte et franchit l’ouverture sans un mot  pour descendre un nouvel escalier, éclairé d’une faible lumière.

Yvonig suivit l’homme dont les larges épaules l’empêchaient de voir ce qui se trouvait plus bas. L’escalier, en bois, était encastré entre des murs de pierres apparentes. Il retrouvait l’atmosphère ancienne de la salle de l’auberge, comme s’il venait à nouveau de franchir une frontière. Les marches s’enchainaient, une à une, et le garçon avait l’impression de plonger dans les entrailles de l’établissement. Au bout de quelques instants l’escalier s’arrêta et les murs s’écartèrent pour s'ouvrir sur une pièce plongée dans l’obscurité. L’aubergiste se décala légèrement pour laisser Yvonig faire quelques pas dans la pénombre.

“Cet établissement n’est pas qu’une simple auberge. C’est une partie de la mémoire de ce qui fut.”

Il appuya alors sur un interrupteur, chassant ainsi les ombres dans les recoins d’une immense pièce au sol dallé. Cette dernière devait englober la totalité du sous-sol de l’auberge. Elle était encombrée d’une multitude d’objets antiques et étranges, d’étagères couvertes de livres et de rouleaux de parchemin. Au centre, sur le sol, sur une grande dalle de bronze, était gravé le symbole du pendentif: un ours croquant une pomme. Mais surtout, ce que remarqua tout de suite le conteur, d’immenses pierres gravées étaient encastrées dans les murs.

“C’est un cercle de pierres!

_ Un ancien cairn. Il date du néolithique. Le bâtiment a été construit de manière à le conserver et à bénéficier de sa protection.

_ Je suis…

_ Dans un Entre-deux. Tu n’as rien perdu de tes pouvoirs. Et ta quête, aussi stupide soit-elle, n’est pas terminée.”

Le garçon fit quelques pas dans la pièce, hésitant. Il se dirigea vers l’une des pierres gravées et y apposa la main. Il caressa la surface rugueuse, glissa les doigts dans les volutes dessinées il y a des millénaires, suivit les courbes creuses. La tristesse et la peur qu’il éprouvait depuis son réveil se dissipaient petit à petit, comme la poussière que ses doigts soulevaient en arpentant les aspérités de la roche. Rien n’était perdu. 

Il se retourna vers le capharnaüm qui encombrait la pièce et se rendit alors compte de la richesse qui s’y trouvait: coffres ouvragés, épées et lances anciennes, boucliers et casques ornementés, amulettes, bijoux et autres reliques… Le sous-sol de l’auberge contenait un véritable trésor archéologique.

“Qui êtes-vous?”

Paul s’était déplacé vers un coin de la pièce, et feuilletait un antique grimoire sur un bureau encombré. Il redressa la tête et semblait narguer le garçon.

“J’ai déjà répondu à cette question.”

C’en était trop pour Yvonig. Il était épuisé. L’aubergiste avait l’air de jouer avec ses nerfs, et en savait bien plus qu’il ne voulait bien le dire.  Depuis son réveil, les émotions se bousculaient, se chassaient les unes les autres, se percutaient. Quelque chose, un fil invisible, se rompit, au fond de son être.

“Ça suffit! Je veux savoir qui vous êtes!”

Une ombre passa sur le visage de Paul, une expression étrange, qui fit réaliser à Yvonig qu’il n’était pas dans son état  normal. Il avait crié. Ses mots avaient résonné sur les parois de la pièce et un silence pesant avait pris le relais. Mais le plus inquiétant était qu’il avait saisi un antique glaive de bronze dont il menaçait l’aubergiste. Lorsqu’il s’en rendit compte, son bras se mit à trembler, accusant le poids de l’objet. Il le laissa alors tomber sur le sol de pierre et le son de sa chute se répercuta entre les pierres levées, résonnant quelques secondes. Yvonig fixait l’arme à ses pieds, respirant lourdement. Il entendit les pas de Paul qui était venu se placer au centre de la pièce, sur la plaque de bronze. 

“Je suis le gardien de ce que tu vois autour de toi. Ici nous conservons la mémoire de ce qui est caché. Les légendes, les mythes, les peuples fantastiques, la magie…

_Nous?”

Le conteur avait relevé les yeux, et observait maintenant l’imposant aubergiste au centre de la salle.

“Je ne suis pas seul. Nous sommes les héritiers d’une longue lignée de gardiens, disséminés de par le monde. Et nous connaissons ton histoire. Nous savons qui tu es, ce que tu cherches et le poids que certains ont mis sur tes épaules…

_ Alors vous allez pouvoir m’éclairer, car j’ai l’impression d’être dépassé. Tout ce que je souhaitais, c’était un moyen de passer dans l’Autre-Monde pour retrouver la jeune fille que j’ai rencontrée.

_ Et tu as reçu le Don de conter. La faculté de plonger tes interlocuteurs intégralement dans tes histoires, d’ouvrir une fenêtre sur le monde des fées.

_ Mais c’est une porte que je voudrais ouvrir! Pas une fenêtre! Les passages se ferment tous les uns après les autres…

_ Oui. Et ce n’est bon pour personne… Si les portes sont fermées, notre monde se retrouve privé d’une part de magie qui filtre depuis l’Autre par ces ouvertures. C’est déjà ce qui se passe depuis des siècles à cause des humains. Déforestation, agriculture intensive, urbanisation galopante, industrialisation,... Tous ces facteurs ont fait que beaucoup de lieux, autrefois considérés comme sacrés, ont été rayés de la carte. Mais aujourd’hui les portails sont fermés depuis l’autre côté. Le petit peuple s’inquiète. Si la magie cesse de pénétrer notre monde, les créatures fantastiques vivant encore de notre côté seront privées de leur source de vie et disparaîtront.

_ Mais qu’est-ce que j’ai à voir avec ça?

_ Tout. Tu es le dernier espoir des peuples magiques. Du moins, c’est ce qu’ils pensent. Ils sont persuadés qu’une antique prophétie a prédit ta venue, faisant de toi une sorte d'Élu.

_ Quoi? Elle dit quoi exactement cette prophétie?”

Paul se déplaça vers la table où, quelques minutes auparavant, il feuilletait un grimoire, en invitant Yvonig à le suivre. Il lui montra l’ouvrage relié de cuir ouvert sur la table. Le parchemin enluminé était superbe. L’écriture calligraphiée était agrémentée de volutes et d’illustrations représentant des feuillages et des branches entremêlées.

Le conteur fronça les sourcils, il ne parvenait pas à déchiffrer ce qui était écrit. Certains mots lui évoquaient la langue traditionnelle de sa région mais leur forme était ancienne et le sens global du texte lui échappait.

“Ce texte a été consigné il y a des siècles par un moine copiste. L’un des premiers membres de l’ordre dont je fais partie. Certains humains, d’origines et de croyances diverses, ont compris l’importance des mythes et des légendes. Ils pouvaient déjà constater l’impact de l’homme sur la nature et ont vu certaines créatures disparaître. Ils ont alors réalisé l'urgence qu’il y a avait à conserver la mémoire de ces peuples et des histoires les évoquant.

Ils sont allés à la rencontre du Petit Peuple, créant un lien entre des ethnies qui ne se côtoyaient pas, ou peu. Chacune était inquiète. Il y eut alors une assemblée où des représentants des principales espèces se retrouvèrent pour évoquer leurs craintes vis-à-vis de l’avenir des créatures fantastiques. L’un des nôtres était là pour écouter et rédiger les mémoires de ce conclave qui se tenait dans un grand bosquet d’aulnes. La décision fut prise d’aller consulter les gallisenae, les prêtresse de l’île de Sein. Un émissaire se rendit sur l’île, écouta la paroles des neuf femmes et revint avec cette prophétie.”

L’aubergiste montrait le texte illustré.

“Elle fut intitulée “La Prophétie des Aulnes” car entendue par tous dans ce bosquet, en bord de rivière. Voilà à peu près ce qu’elle dit dans notre langue:

Lorsque les portes se fermeront et que le fil ténu tissant le lien entre les deux mondes sera sur le point de se rompre, des hommes eux-mêmes viendra l’espoir.

L’un de leurs enfants, en quête d’une traversée, aura l’âme et le cœur partagé.

Il possèdera le don de voyager sur des chemins inconnus et pourra alors, par sa seule volonté, ouvrir des voies et traverser sera en son pouvoir.

Il rétablira l’équilibre entre les mondes et laissera ainsi à nouveau la magie filtrer”

Il marqua une pause, laissant au jeune garçon le temps d’assimiler les mots de l’ancienne prédiction.

“Certains peuples ne voulurent pas entendre les notes d’espoir de cette vision et décidèrent de quitter les terres humaines pour aller vivre définitivement dans l’Autre Monde. Les autres sont restés. Ils attendent depuis ce jour celui qui apportera l’équilibre entre les deux mondes.”

Yvonig fixait la page du grimoire, le regard perdu dans les entrelacs végétaux.

“C’est assez vague… Et vous pensez que cette prophétie me concerne?

_ Pour te dire la vérité: je n’en sais rien. Comme tu l’as dit toi-même, la formulation est vague. Mais c’était le cas de la plupart des prédictions des prêtresses. Nous en avons plusieurs référencées dans ces ouvrages, et toutes ouvrent à diverses interprétations. Toujours est-il que certains pensent que tu es cet enfant des hommes pouvant amener l’équilibre.

_ Les korrigans?

_ Entre autres…

_ Mais ce sont eux qui m’ont donné ce pouvoir! Je ne le “possédais” pas avant! Est-il possible de provoquer une prophétie? Je ne demandais que le moyen de traverser, pas que l’on me mette ce fardeau sur les épaules.

_ Les korrigans sont comme les prophéties. Ils sont ambigus. Est-ce que le fait qu’ils t’aient fourni les outils pour amener l’équilibre rend caduque la prédiction? Je n’en sais rien… En revanche, si ces mots sont vrais, cela signifie que tu as le pouvoir de traverser dans l’aide des portails.”

Le jeune conteur n’en revenait pas. Si ce que suggérait Paul était la vérité, cela signifiait que, depuis le début, il aurait pu rejoindre l’Autre Monde sans avoir à prendre tous ces risques.

“Comment?

_ Une autre question à laquelle je ne peux t’apporter de réponse. Mais ton don n’est pas unique dans l’histoire. D’autres l’ont possédé avant toi bien qu’ils aient pu l’utiliser d’une autre manière. Tu es ce que l’on appelle un “gwrac’h marvailher”, un sorcier-conteur. Le mot s’en approchant le plus dans notre langue actuelle est “enchanteur”. Il te faut trouver de l’aide auprès de quelqu’un en ayant côtoyé un…

Paul se dirigea vers un mur de la pièce, contre lequel reposaient divers cadres. Il en écarta certains pour révéler une gravure représentant une forêt. Entre les racines d’un arbre se tenait assis un vieil homme à la barbe blanche. Couchée à ses pieds, une jeune femme semblait suspendue à ses paroles et le dévorait des yeux.

“Tout près de chez toi, au cœur de la Vieille Forêt, se trouve un lac où vit encore la Dame des Eaux, une nymphe qui fut jadis la compagne du plus célèbre des enchanteurs. Elle a appris de lui maints sorts et enchantements. Elle pourra te guider.”

Yvonig souriait.

Il souriait à l’idée de pouvoir rentrer chez lui et de retourner auprès de sa forêt.

Il souriait à la perspective de rencontrer Viviane, la Dame du Lac en personne.

Mais surtout, il souriait à l’espoir retrouvé.

 

 

 

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