La nuit me sembla très courte : trois ou quatre heures seulement après notre arrivée, aux alentours de cinq heures du matin, la responsable de la baraque nous réveilla en beuglant - pour ne pas changer les bonnes habitudes prises à Westerbork.
Ensuite, un kapo[1] débarqua pour accélérer le processus de réveil. Ses coups de fouet se révélèrent très efficaces.
Heureusement pour moi, je connaissais déjà quelques règles de la détenue moyenne : se lever immédiatement, s'habiller à la vitesse de l'éclair et se ranger en courant. Celles qui n'avaient pas encore l'habitude de ce genre de réveil étaient évidemment la cible des fouets, des matraques ou même des poings des autorités du camp, quelles qu'elles soient.
Une fois l'ensemble des détenues de la baraque rassemblé, deux femmes distribuèrent le café, qui, faute de ne pas avoir de goût, était assez chaud.
Puis nous sortîmes dehors pour se rendre vers une sorte de place, au milieu du camp, servant à faire l'appel.
Des prisonnières arrivaient de tous les côtés, peut-être des centaines, voire des milliers de femmes, leur nombre semblait tellement énorme que je ne pouvais m'en faire une idée précise. Toutes portaient la robe réglementaire que nous avions reçue à notre arrivée et portaient les chaussures à semelles de bois inconfortables dont nous devions nous contenter. J'avais eu la chance d'hériter d'une paire en assez bon état, mais elles étaient trop grandes, ce qui était très désagréable et me ralentissait pour marcher.
Le vent sifflait. Des nuages noirs s'amoncelaient dans le ciel, promesse d'un orage proche. Je frissonnais, mais il était interdit de bouger, même pour se réchauffer. En observant les autres détenues, je me rendis compte qu'elles avaient développé une technique intelligente : se serrer les unes contre les autres pour produire de la chaleur humaine et se frictionner mutuellement, sans qu'on puisse le voir.
Lentement, les autres membres de mon groupe commencèrent à remarquer ce que faisaient leurs voisines, et nous nous mîmes à les imiter.
Peu à peu, une chaleur nouvelle se répandit dans mon corps engourdi. Je souris. Heureusement que l'entraide existait encore !
Les SS du camp, vêtues de leurs gros manteaux pour parer la fraîcheur automnale entreprirent de nous compter. Puis de nous recompter. Et de nous re-recompter. Cela semblait sans fin, à croire qu'elles le faisaient exprès. J'avais envie de leur crier que si nous étions trop nombreuses, c'était entièrement de leur faute.
Le temps passait avec une lenteur exécrable, surtout dans ce froid. Pour passer le temps, je m'amusais à chercher les quelques rayons de soleil parvenant à percer l'épaisse couche de cumulus.
J'étais occupée à cela quand quelqu'un me tapota l'épaule.
- Pst !
Je crus d'abord m'être trompée. Maman et Margot était pourtant au début du rang, je ne pouvais les entendre derrière moi. Alors qui était-ce ?
- Pst !
Piquée de curiosité, je baissai la tête et la tournai légèrement vers la gauche pour que seule la personne puisse m'entendre chuchoter :
- Qui parle ?
- C'est moi, Bloeme, chuchota la voix.
Bloeme ? Bloeme ? ... Ah oui, Bloeme !
- Du lycée juif d'Amsterdam ?
- Elle-même !
- Incroyable ! Comme je suis heureuse de t'entendre !
- Et moi donc ! Tu ne peux pas savoir comme c'est étrange de te voir... après tout ce qui s'est passé.
Oh oui, tant de choses...
- Comment as-tu fait pour me reconnaître, sans mes cheveux... et plus de deux ans ?
- J'ai entendu ta mère t'appeler tout à l'heure.
Je voulus lui répondre, mais une SS qui longeait notre rangée m'en empêcha, et je n'en eus pas le courage une fois qu'elle fut passée.
L'appel terminé, on nous distribua les tâches à réaliser pendant la journée. Le kommando de Bloeme travaillait à l'entretien de plates-bandes. Je rejoignis, après avoir été désignée, le groupe chargé de transporter des pierres. Par chance, maman et Margot m'y rejoignirent. Je pensai avec soulagement que cela allait rendre le travail moins pénible.
Mais mon "soulagement" fut de courte durée. La kapo chargée de nous surveiller, Frau Waztag, était une femme détestable. Elle pouvait se montrer très cruelle envers ses travailleuses, notamment en nous faisant des croche-pieds. Ses victimes trébuchaient et s'écroulaient sur le sol, et subissaient des coups de fouet pour cela. Le raisonnement de Waztag n'était certes pas très logique, mais il lui fournissait une excuse pour nous faire encore plus de mal. De plus, elle n'était jamais satisfaite de notre rythme de travail et nous obligeait sans cesse à accélérer la cadence.
A chaque injure qu'elle lançait, ma rage redoublait tandis que je peinais à tirer mon chariot chargé à ras-bord de pierres.
L'ancienne Anne l'aurait sûrement remise à sa place, mais les temps avaient changé : il n'était plus question de faire l'intéressante et que l'on me remarque dès le premier jour à Auschwitz, "sinon tu en baveras encore plus que les autres", m'avait dit Bloeme avant de partir travailler. Il faut croire qu'elle avait déjà remarqué au lycée ma tendance à répondre à tout. Sauf que dorénavant, je ne risquais plus une quelconque remarque ou une heure de retenue, non, il s'agissait de ma santé, voire de ma vie.
Durant la journée de travail, si je m'étais écoutée, je me serais enfermée dans les toilettes pour ne plus jamais ressortir. Je ne tardai pas à m'apercevoir que ce souhait était simplement irréalisable, puisque les toilettes ne comportaient pas de portes, ni aucune forme de séparation entre elles... La première fois que je dus les utiliser, ma pudeur m'incita à protéger mon intimité en recouvrant mes jambes de ma robe. En voyant les autres prisonnières, je fus étonnée de constater qu'aucune d'elles ne semblaient s'en soucier. Elles se dépêchaient de faire leurs besoins et de sortir, car nous étions limitées en temps et qu'y rester trop longtemps favorisait la contraction de maladies. En effet, en plus de ne pas être séparées, les "toilettes" étaient simplement des trous les uns à coté des autres. L'atroce puanteur et la saleté qui régnaient me révulsa.
A midi, toutes les détenues lâchèrent leurs outils et se précipitèrent pour rejoindre la grande file d'attente pour la soupe. J'y courus moi aussi, bien que j'étais éreintée. Une bonne soupe ne pouvait que me réconforter et me donner de l'énergie pour l'après-midi.
Quand ce fut mon tour de recevoir ma ration, je tendis mon bol de fer avec entrain. Je me délectais déjà du liquide chaud pénétrant dans mon gosier.
L'homme chargé de la distribution plongea sa louche dans la marmite, puis la ressortit rapidement. Son contenu atterrit dans mon bol avec un gros "sploutch". Je découvris alors, en fait de soupe, de l'eau tiède et quelques légumes éparses, pourris pour la plupart. Ce n'était pas nourrissant, et mon ventre se remit à gronder de plus belle après avoir terminé mon maigre repas.
"Si l'Annexe était parfaite pour des candidats à l'amincissement, Auschwitz l'est pour des candidats à la maigreur !", pensai-je avec sarcasme.
Ma frustration était telle qu'elle se muta en colère. Je bouillonnais de l'intérieur.
- Pouah ! C'est dégoûtant ! s'exclama Margot en buvant sa soupe, quelques minutes plus tard.
- Tiens, il semble que tu aies renoncé à tes bonnes habitudes, lançai-je.
Ma sœur leva un sourcil.
- A savoir ?
- Etre raisonnable, répliquai-je sans pouvoir me contenir.
Elle me lança un regard noir.
- Parce que toi, tu l'es, peut-être ?
- Tu remarqueras que je ne me suis pas plainte depuis notre arrivée à Westerbork.
- Qui me dit que tu ne l'as pas fait en cachette ?
- Mais...
- Tu crois que je ne suis pas rendue compte, après tout ce temps, que ton stupide journal ne te servait qu'à te vider de ta rancœur ? reprit-elle.
Sa remarque m'atteignit en plein cœur. Mon journal avait été mon meilleur soutien quand nous étions à l'Annexe, bien plus que n'importe quelle personne de ma famille.
- Comment peux-tu insinuer une chose pareille ?
Margot ne me répondit pas et finit son repas sans m'accorder un regard de plus.
J'étais complètement perdue. Jamais, en temps normal, ma sœur ne m'aurait parlé sur ce ton. Nous nous étions toujours respectées malgré nos différences de caractères, et ce n'était sûrement pas maintenant que cela devait changer.
Quoi que j'en pensais, ma fierté prit le dessus et je ne lui parlai plus de la journée. De toutes les manières, je ne l'aurais pas pu avec Frau Waztag sur le dos.
Les jours passèrent. Mon amaigrissement m'inquiétait beaucoup, et l'espoir que j'entretenais de trouver une source de réconfort et de soutien en Bloeme s'estompa peu à peu. Comme nous ne travaillions pas au même endroit, les occasions pour se voir se réduisaient considérablement. En dehors des heures de travail, chacune vaquait à ses - nombreuses - occupations ; j'appris vite qu'il était impossible de s'ennuyer à Auschwitz. Quand on ne travaillait pas, on mangeait, on essayait de se laver, on se faisait malmener par les autorités du camp, ou alors on "organisait", selon le jargon de là-bas, de la nourriture supplémentaire, des médicaments introuvables à l'infirmerie ou de meilleures chaussures.
Je demandais parfois des conseils à des anciennes du camp. Elles étaient les plus robustes d'entre nous et connaissaient tout le monde, les gens à éviter ou ceux susceptibles de vous aider, les kapos les moins exigeants, les kommando difficiles. Les plus généreuses d'entre elles offraient de précieux conseils à celles qui leur en demandaient, mais certaines demandaient en échange une portion de pain ou un morceau de fil de fer pour faire tenir les boutons de leur robe - il fallait toujours être parfaitement habillée. A Auschwitz, tout était bon à prendre. Je me souviens notamment d'une certaine Alina, experte en la matière. Elle avait été la femme d'un homme d'affaires avant la guerre, et semblait en avoir pris de la graine. Il était impossible de l'escroquer. Sa grande expérience poussait de nombreuses femmes à recourir à ses tuyaux, et Alina en profitait pour augmenter les tarifs. Elle nous harcelait toujours pour avoir un peu plus que ce qui avait été convenu, et à force de persuasion, on finissait par céder pour qu'elle arrête de nous casser les oreilles.
Les irritations entre Margot, ma mère et moi disparurent. L'entraide n'était plus une option si nous souhaitions sortir vivantes de cet enfer. Nous ne nous quittions jamais, chacun de nos agissements dépendait de ceux des autres. Je fus très étonnée de voir que je pouvais entretenir une relation si fusionnelle avec celle que je jugeais, dans mes jeunes années, comme "tout le contraire de ce que doit être une mère." En réalité, ce n'était pas tant que son caractère avait changé, mais plutôt que ma mère était remontée d'une infinité de rangs dans mon estime en s'armant de courage pour supporter tout ce que nous vivions. Je tachais de mon côté d'être conciliante. C'était une sorte d'accord tacite entre nous : maman ne se permettait pas de me réprimander et je faisais mon possible pour qu'elle n'ait pas l'occasion de le faire. Peut-être était-ce aussi parce qu'elle ne me considérait plus complètement comme une enfant. D'ailleurs, si je l'avais été vraiment, j'aurais déjà péri dans une chambre à gaz, tout le monde le savait, ici. La haute cheminée qui projetait une inquiétante fumée noire était bien la preuve de leur existence : elle servait à brûler les corps des gazés, dissimulant ainsi la mort de milliers d'innocents aux yeux du monde. Et toujours, ce doute ancré en moi qui ne faiblissait pas :
Pourvu que papa ne soit pas l'un de ceux-là.
Je supportais notre sort en serrant les dents et en m'armant de patience. J'étais soucieuse de la santé de maman comme d'une mère avec son enfant malade. Je savais que je supportais mieux la situation qu'elle. La différence d'âge jouait, bien sûr, j'étais plus jeune et donc plus résistante. Mais il y avait aussi le mental. Et croyez-moi, il pouvait vite faire la différence entre un mort et un vivant. Maman tenait pour nous, Margot et moi, et je doutais de sa capacité à survivre s'il arrivait, de quelconque manière, que nous nous séparions.
Mais moi, je voulais continuer à vivre, cela j'en étais certaine. Pour rien au monde je n'y aurais renoncé. J'avais mes rêves et mes idéaux, et je comptais bien revenir de ce royaume de haine et de violence qu'était Auschwitz pour les faire valoir. Combien de projets avais-je encore à réaliser ? Mon journal, mon roman, mes études, mon métier, mon bonheur, ma jeunesse ? Je voulais célébrer la paix plus que jamais dans cette période de guerre. Comme j'aurais aimé l'écrire à Kitty ! Autrement, personne n'aurait pu savoir que je ne perdais pas foi en les hommes et que je continuais à penser qu'un jour, on parlerait des camps de concentration au passé et qu'on dénoncerait haut et fort leurs atrocités commises dans le plus grand secret - avant que tout ne soit découvert.
Oui, décidément, j'espérais.
Margot prenait à cœur son rôle de grande sœur, et pour une fois, j'en arrivais même à solliciter son soutien, aussi bien moral que, plus tard, physique.
[1] Détenu chargé de commander les autres prisonniers.