En effet, malgré une bonne capacité de résistance, un matin, je me réveillai en me sentant plus faible qu'auparavant. Quelques plaques rouges et de petits boutons étaient apparus un peu partout sur mon corps. Une vague de panique me submergea, mais je décidai de ne pas en informer Margot et maman. Peut-être les plaques n'étaient-elles que passagères. Il était inutile de les inquiéter pour rien.
Deux jours plus tard, à mon grand dam, les rougeurs étaient toujours là. Pire, elles s'étaient encore répandues. Les pustules avaient grossi et s'étaient multipliés. Mon inquiétude enflait comme un ballon. Je sentais qu'il fallait faire quelque chose, mais je ne me résignais toujours pas à me confier. Au fond, j'avais peur d'apprendre ce que je couvais, comme si oublier la maladie aurait pu l'éradiquer.
Ce fut par accident que Margot découvrit ce que je cachais depuis quelques jours. Un dimanche, jour de congé, nous avions par miracle trouvé un point d'eau libre pour nous laver et nous décrasser un peu.
Margot, à moitié nue, passa la première sous le mince filet d'eau. Quand elle eut terminé sa toilette sommaire, elle me laissa la place et se planta devant moi en attendant que je me déshabille. Avec toute la désinvolture que je pouvais exprimer, je lui dis qu'elle pouvait partir. Rien ne la retenait ici, et elle avait sûrement mieux à faire, non ? Mais ma sœur, étrangement, s'entêta à vouloir rester.
M'échauffant un peu, j'insistai pour qu'elle parte. Mes prières, prononcées avec force, ressemblèrent un peu trop à des ordres. Elles n'eurent pour seul effet que d'exciter la curiosité de Margot, qui commençait vaguement à soupçonner quelque chose derrière tout ça. Son visage, qui exprimait à la fois inquiétude, amour et douceur, me firent monter les larmes aux yeux, et ses yeux grand ouverts me confortèrent dans l'idée que ce que j'avais pouvait ne pas être anodin. Je me mordis la lèvre pour ne pas pleurer, et dis dans un souffle que tout allait bien. Mais le cœur n'y était pas. Ma voix tremblotante menaça de se briser, et ma vue se brouilla de nouveau. Cela n'échappa pas à ma sœur, qui enchaîna en précisant qu'elle m'avait trouvée plus faible et fatiguée que d'habitude. A ce stade-là de la conversation, je compris que je ne pourrais rien lui cacher bien longtemps, mais cela était loin de me réconforter, au contraire. Il ne fallait pas qu'elle sache. Margot était noyée sous les soucis, et il ne s'agissait pas de la mettre dans l'embarras en me confiant à elle. Je pouvais me débrouiller toute seule. Ma sœur n'était pas médecin. Elle ne pouvait m'offrir que sa compassion.
Devant l'absence de réponse de ma part, Margot haussa un sourcil. Sur un ton de défi, celle-ci me répliqua de me déshabiller puisque je n'avais apparemment aucun problème. Je voulus protester, mais elle me fit taire d'un doigt sur la bouche et d'un léger claquement de langue. Elle renouvela sa demande.
J'ôtai ma robe à contrecœur. Une fois dénudée, j'attendis sa réaction, fixant mes pieds comme une enfant prise en faute.
Ma sœur étouffa un petit cri de surprise mais s'abstint de tout commentaire.
Je levai les yeux vers elle. Ses lèvres remuaient sans émettre le moindre son. Je la soupçonnai de faire une prière. Elle paraissait horrifiée. Après quelques secondes d'un silence pesant, elle reprit ses esprits et s'efforça de maîtriser sa panique grandissante. Avec moult balbutiements, elle me fit comprendre qu'il fallait que je me rende à l'infirmerie au plus vite. Une grosse boule se forma dans mon estomac. Je lui demandai si elle savait vraiment ce qu'elle disait, si elle avait conscience de l'ampleur de ses paroles, si elle avait été mise au courant de ce que représentait l'infirmerie. Elle eut la réponse que je redoutais par-dessus tout : que dans mon cas, ce n'était pas une option. Selon elle, je ne pouvais pas me soigner toute seule et continuer à travailler. Il me fallait du repos. Ce à quoi je répliquai, non sans ironie, que l'infirmerie n'était pas réputée comme un endroit reposant ou même sain. En mon fort intérieur, je notai qu'il était possible que j'en ressorte plus mal qu'en y entrant, selon ce qu'on entendait au sujet des dortoirs. Margot perdit soudain son calme face à ma perplexité. Elle haussa le ton, et riposta que je devais me regarder, constater les dégâts, et me confronter à la réalité. Ses mots étaient tranchants et aiguisés comme des lames de rasoir, surtout après que j'eus posé des yeux hésitants sur mon corps.
Des cloques s'étaient ajoutées aux boutons et aux plaques, ma peau pelait, principalement au niveau du ventre et des jambes. J'étais affreuse. Les larmes me montèrent aux yeux une nouvelle fois, mais mes efforts pour les contenir furent vains. L'une d'elle roula sur ma joue et s'écrasa sur le carrelage. Plic. Puis une deuxième. Ploc. Plic. Ploc. Plic. Ploc.
Une petite mélodie de mélancolie jouée par mon cœur.
On n'entendit plus que le bruit de mes larmes en tombant pendant de longues minutes, puis je murmurai, sans m'adresser à quelqu'un en particulier, pourquoi ça m'arrivait à moi, maintenant, ici. Me demandant si j'allais mourir. Le "non" catégorique de Margot me rassura. Elle ajouta que ça ne devait pas être bien grave, en fin de compte, que dans quelques jours, je serais remise sur pieds.
Y croyait-elle ? Sûrement pas.
Sur le moment, ça n'avait aucune importance.
Le résultat fut le même : je me présentai à l'infirmerie d'Auschwitz.
Je n'y avais jamais mis les pieds auparavant : il était très risqué de s'y rendre, et ceux qui s'y présentaient n'avaient, comme moi, pas d'autres choix. Les conditions sanitaires étaient aussi dramatiques que dans le reste du camp, peut-être même plus : on côtoyait des malades toute la journée. Tout était infesté de microbes, il était donc courant d'attraper une maladie à l'infirmerie, bien qu'on y soit allé pour se faire soigner.
De plus, le dimanche était le jour de la Selektion : les femmes inaptes à travailler étaient envoyées se faire gazer. L'infirmerie était un lieu très prisé pour les SS ou d'autres détenues collaborant avec elles : des gens faibles, trop fatigués ou à l'agonie, il y en avait à foison.
Et malgré cela, j'appris plus tard que l'infirmerie était un lieu très prisé quand on contractait une maladie juste assez sérieuse pour pouvoir arrêter le travail quelques jours sans risquer d'être sélectionné se faire gazer.
Après m'avoir déclaré que j'étais infectée par la gale à un stade avancé, on m'envoya dans la grande baraque remplie à craquer de malades.
La nouvelle ne m'avança pas à grand-chose. Je n'avais aucune connaissance de cette maladie, et je n'aurais pas pu dire si elle était dangereuse.
J'eus la chance de trouver une couchette vide près de la porte d'entrée, au niveau le plus bas : une bien mauvaise place à cause du bruit, des courants d'air et des déjections provenant des étages supérieurs, mais qui avait - l'immense - mérite de ne pas être occupée par d'autres détenues.
Sitôt allongée, je fermai les yeux et m'endormis dans la minute.
Les jours suivants, j'atteignis un état végétatif extrême. Je ne me levais que pour faire mes besoins dans le seau débordant d'excréments. Je me retenais le plus possible pour ne pas avoir à supporter cette épreuve trop souvent. J'évitais de prêter attention aux autres malades, la plupart avaient l'air de vrais légumes et n'avaient plus longtemps à vivre.
Si je ne dormais pas, je mangeais ou je m'inquiétais de l'état de Margot et maman, dont je n'avais aucunes nouvelles depuis mon arrivée ici, les visites étant interdites.
Je récupérais lentement de mon manque de sommeil, mais ma maladie ne s'arrangeait pas pour autant. Les plaques, les pustules et les boutons étaient toujours là, même s'ils avaient cessé de gagner du terrain.
Et puis, après trois jours de repos forcé, je vis à ma grande surprise ma mère et ma sœur entrer dans l'infirmerie. Leurs grosses cernes et leur teint pâle m'indiquèrent qu'elles n'étaient pas venues là en touristes. Je leur demandai avec un étonnement mêlé d'appréhension ce qu'elles faisaient, pourquoi elles montaient dans cette couchette au-dessus de la mienne, réservée aux malades. A croire qu'à ce moment-là, j'étais trop dans les vapes pour comprendre la situation ou voir la réalité en face.
Ni maman ni Margot ne me répondirent, mais leurs visages moroses parlait pour elles. Elles aussi avaient été infectées.
Je crois avoir balbutié "comment...?", mais ce fut si doucement qu'elles ne m'entendirent pas. Je nageais dans un état de semi-conscience, et avant de me rendormir, j'eus la certitude que ce qui était arrivé était de ma faute. Puisque je voulais nier ma maladie, je n'avais pas pris garde de minimiser les contacts physiques avec les gens. Je récoltais ce que j'avais semé. La vie de Margot et de maman était mise en danger, et cela, je ne pouvais que me le reprocher.
Ce fut sur cette horrible conclusion que mes paupières se fermèrent. Mes cauchemars, cette fois, prirent la forme de boutons et de plaques rouges.
Environ une semaine plus tard, notre repos prit fin et nous dûmes recommencer à travailler, sans avoir été soignées pour autant. Mes plaques rouges subsistaient à certains endroits, de même pour ma sœur et ma mère.
Je compris que les allemands ne nous envoyaient à leur prétendue infirmerie que pour entretenir leur bonne conscience.
Lors de notre retour dans la baraque, en fin de soirée, Bloeme me sauta dessus et voulut savoir comment je me sentais. Je préférai ne pas répondre pour éviter de la décevoir. Même si je n'étais pas responsable de ma maladie et de l'absence de traitements pour y mettre un terme, j'avais un peu honte de lui avouer que tout le cirque à propos de mes plaques rouges, de mes boutons et de mon envoi ou non à l'infirmerie n'avait servi à rien.
En voyant la tête que je faisais, ma mère, dans une vaine tentative, voulut me serrer dans ses bras. Je la repoussai vivement, prétextant n'être pas guérie. Mon excuse ne tenait évidemment pas la route, puisque ma mère aussi était sûrement encore malade. Celle-ci ne manqua pas de me le faire savoir, un peu perplexe face à ma froideur, poings sur les hanches.
Je ne lui précisais évidemment pas que je ne voulais pas qu'elle recommence à me traiter comme sa pauvre petite fille chérie.
La reprise du travail fut difficile. Avec une dizaine d'heures chaque jour, mon corps eut beaucoup de mal à suivre le rythme. Cependant, je ne pouvais me permettre de ralentir la cadence, car je ne voulais surtout pas me faire maltraiter par la fameuse Frau Waztag. Son raisonnement illogique typique des SS (ou sa cruauté ?) l'incitait à exiger plus de choses à ceux qui étaient faibles qu'à ceux qui se portaient mieux. Elle avait déjà infligé, devant et moi et les autres travailleuses, de sévères corrections à base de coups de fouets à des femmes éreintées qui n'en pouvaient plus. Le plus généralement, dans leur état d'extrême faiblesse, elles s'écroulaient par terre et ne pouvaient plus se relever. Dans ces cas-là, Waztag les forçait à se relever et leur infligeait une double punition, et il arrivait qu'elle signale à ses collègues les malheureuses en tant que potentielles candidates à la prochaine Selektion. Pire, il arrivait qu'elle les achève directement d'un coup de pistolet, ou alors la détenue succombait aux coups qu'elle ne pouvait plus encaisser. Dans tous les cas, c'était un terrible spectacle, car nous nous connaissions et nous nous soutenions toutes, jeunes ou vieilles, nouvelles ou anciennes du camp.
Les jours passant, au contact des anciennes du camp, les interdits me parurent gagner à être bravés. Il était de plus en plus tentant d'essayer de contourner les règles, et avec le temps, mes forces étant chaque jour diminuées, cela devenait presque une nécessité. Respecter le règlement et survivre n'étaient pas souvent compatibles à Auschwitz. Manger, dormir, guérir, les trois piliers pour subsister, ne pouvaient pas être correctement respectés sans voler ou "frauder" (avec de gros guillemets).
Dans le but de remplir davantage mon estomac que ne le faisait la soupe servie aux repas, je réussis à me mettre en relation avec une femme qui travaillait à éplucher les pommes de terre dans les cuisines, cela par le biais de Bloeme, qui avait anciennement travaillé avec cette dernière. Elles avaient sympathisé et se voyaient de temps à autre, même après que Liesel - le prénom de l'éplucheuse de pommes de terre - ait eu la possibilité de quitter son ancien kommando dans lequel elle était avec Bloeme pour un autre, bien plus arrangeant : ce fameux épluchage de pommes de terre. Une occasion pareille, ça ne se refusait pas. L'épluchage des pommes de terre, c'était le poste idéal par excellence : on était au chaud, ce n'était pas fatigant et en s'y prenant bien, on pouvait facilement voler de la nourriture, utilisée pour sa consommation personnelle ou pour l'échanger contre autre chose.
Après un arrangement avec Liesel, dans lequel je lui cédai trois boutons pour sa robe, elle m'emmena dans les cuisines un midi, alors que les autres étaient parties prendre leur repas. Afin d'y pénétrer sans trop de difficultés, Liesel avait été volontairement inefficace dans la matinée pour écoper de travail supplémentaire à réaliser. Naturellement, ce travail devait être surveillé par une autorité du camp, mais comme elle était d'habitude une bonne travailleuse et qu'on lui faisait confiance, sa kapo partit fumer une cigarette à l'extérieur en attendant que Liesel ait terminé.
J'observais la scène depuis l'extérieur, cachée derrière l'angle du mur des cuisines. Je me faufilai à l'intérieur à la première occasion, dès que la kapo me tourna le dos. A peine arrivée, je me précipitai vers les placards prendre une pomme de terre. Bien qu'à moitié pourrie, je la dévorai en une bouchée. Que c'était bon, de sentir quelque chose de solide dans mon estomac après tout ce temps... Le goût était âcre, terreux, mais je m'en délectais. J'aurais pu en manger des dizaines. Tout était mieux que notre habituelle soupe liquide.
Liesel, les yeux rivés sur ses pommes de terre, m'intima sans presque desserrer les dents de me dépêcher.
Je remplis donc hâtivement les poches de ma robe de viande ramollie et des précieuses pommes de terre. Au moment où j'en enfournais une deuxième dans ma bouche pour la route, j'entendis un bruit métallique de martèlement de bottes, typique des SS, se rapprocher de nous. Des voix aux sonorités allemandes l'accompagnaient. Les mots sonnaient violemment dans ces bouches déformées par la cruauté, les syllabes claquaient comme des fouets et les voyelles semblaient être vomies. J'échangeai un regard avec Liesel, qui s'était figée, les yeux exorbités. La seule sortie possible était celle qu'allaient emprunter les SS à tout moment. Il était impossible de s’échapper. A peine deux secondes plus tard, deux grandes femmes à l'uniforme nazi entraient, en pleine discussion.
Lorsqu'elles nous virent, tout apeurées que nous étions à les regarder avec de grands yeux comme des lapins pris au piège, elles se mirent à hurler des insultes. Leur voix haut perchée montait de plus en plus haut dans les aigus, à me demander si cela n'allait pas devenir des ultrasons audibles uniquement par leurs gros chiens. La première se précipita sur moi tandis que l’autre s’occupa de mon amie. La SS m’écrasa le corps avec ses bottes à talons. Plaquée au sol, incapable de me relever, je gémissais de douleur. Le dos de la chaussure, pointu, s'enfonçait progressivement dans mes côtes en me coupant la respiration. L'appétit de sadisme de la SS n'étant pas satisfait, elle jugea bon de me frapper à mains nues, alternant les coups de poing et les gifles. Ma tête raisonnait de ses coups. Dans ma bouche, le goût de pomme de terre pourrie avait été remplacé par celui, métallique, du sang. De petits points noirs bourdonnèrent devant mes yeux trempés de larmes.
Et puis plus rien. Le néant. Je m'étais évanouie.
par contre, si Anne travaille dans un atelier/usine, je doute qu'elle ait put s'en échapper tranquillement sans que personne ne la voit quitter les lieux. il serait plus logique que ce soit qqun des cuisines qui lui ramène de la nourriture. je pense qu'elle n'aurait jamais pu s'y rendre comme ça d'elle même.Elles prenaient leur repas sur leur lieu de travail et donc de même je doute que Liesel ait pu quitter les cuisines sans que personne ne remarque quelque chose.
J'aime cette écriture, la description n'est ni courte ni pesante, l'idée est gardée, on voit que du travail a été fait...
Je lirai bientôt la suite !