Tout en repensant à toutes mes erreurs de jeunesse et à leurs conséquences sur ma vie actuelle, je m’observais dans le miroir. Les années de malheur m’avaient marquée, comme au fer rouge. De profonds sillons s’étaient creusés sur mon front, entre mes yeux. Mon menton s’était affaissé, le contour de mes lèvres était parcheminé.
Mon corps, pourvu d’embonpoint, était doublement tatoué. Il y avait les encrages, marquant les événements importants de ma vie de femme. Il y avait aussi les vergetures, témoins du temps et des bouleversements de mon corps. A chaque prise, puis perte de poids significative, de nouvelles striures violacées faisaient leur apparition. Elles finissaient par s’estomper, peu à peu, pour devenir d’un rose laiteux plus pâle que ma carnation naturelle. Mes hanches, mes cuisses, mon ventre, mes seins en étaient recouverts.
J’effleurais avec tristesse mon nouveau tatouage déjà quasiment cicatrisé. Je repensais à un ensemble d’événements traumatisants de ma vie qui avait changé durablement l’estime que je portais à moi-même.
A ce moment-là, tout bascula. Je n’eus même pas le temps de perdre connaissance et me retrouvais vingt-et-un ans auparavant, dans la maison de la mère de mon amie de lycée, Lucie. Nous étions une bonne douzaine voire quinzaine. J’étais affalée dans le canapé et regardais mes amis boire à même les bouteilles de vodka et de tequila. Mais à quel moment de la soirée étions-nous ? Avant ou après ?
Ce qui était sûr, c’est que j’étais en couple avec Pierre, un grand dadais de presque deux mètres, en conflit permanent avec ses parents et sous influence de son patron qui vivait sa jeunesse perdue par procuration.
Nous n’avions qu’une année d’écart, pourtant nous étions aussi différents que deux personnes puissent l’être. Il était, déjà, aussi grand que j’étais petite. Nous n’avions pas du tout les mêmes goûts musicaux et pourtant, j’aime des genres très éclectiques. Il n’écoutait que de la Makina, une musique électronique très agressive. Et je devais nous trouver, par la suite, bien d’autres dissonances.
Je ne sais absolument pas ce qui m’avait attiré chez lui en cette fête d’halloween où l’une de mes amies de lycée, Solène, qui était aussi l’une de mes camarades de Lettres Modernes à la fac, nous avait invitées, d’autres copines et moi, dans son village, métamorphosé pour l’occasion.
Cette fête devait être l’une des tentatives de Solène de jouer l’entremetteuse. Mais elle m’avait réservé un garçon tout jeune, Loïc, pas encore majeur, très gentil et très sage. Pas vraiment le genre qui avait ma préférence.
J’aimais les hommes tout sauf lisses. Des brisés, des torturés, des amochés… J’avais besoin qu’on ait besoin de moi et je ne supportais déjà pas les amours mielleux. De la tendresse, ok, mais pas du chamallow !
Chaque copine trouva chaussure à son pied, ou plutôt garçon à son bras. Et moi je sortis fumer derrière la salle des fêtes, en cachette des mères protectrices et prolixes. Je tombais sur Pierre que j’avais aperçu durant l’après-midi. Il semblait aussi timide que moi, tout en semblant gêné par son corps trop grand pour lui. Il fumait, tout comme moi.
Nous échangeâmes quelques mots et lorsque nous retournâmes dans la salle des fêtes, nous étions ensemble. Solène fut quelque peu surprise de cette association à laquelle elle n’avait pas pensé, et pour cause…
Mais moi, j’étais heureuse ! Il avait l’air gentil, mais pas niais. Il travaillait déjà depuis trois ans dans une entreprise de montage de climatisations. Je ne me rappelle plus de quoi nous parlâmes. Nous étions bien ensemble.
Nous nous voyions tous les week-ends où je prétextais aller dormir chez Solène. Je ne dormais jamais avec lui. Nous passions juste du temps ensemble. J’allais le rejoindre le matin et repartais le soir. Je ne voyais que très rarement ses parents. Les quelques fois où je les avais croisés, ils m’avaient semblés bien sympathiques. Pierre n’était pas d’accord avec moi.
Quelquefois, lors qu’il se disputait avec son père, il allait dormir chez Loïc dont les parents accueillaient à bras ouverts ce grand garçon mal dans sa peau. Je ne sais pas s’il était battu. Il n’en parlait pas. Mais il vouait une haine farouche à ses parents.
Après un mois en Lettres Modernes, qui ne me correspondait absolument pas, j’avais décidé de bifurquer en D.E.U.G. d’Espagnol qui me paraissait plus intéressant. Ce fut notre première dispute car Pierre ne comprenait pas ma décision. En fait, je ne lui demandais pas son avis, mais lui me le donnait !
Il ne supportait pas de me savoir dans une autre classe que mes copines et cherchait à me dissuader d’un tel changement. Je compris peu après les motifs de sa réaction disproportionnée : déjà, il craignait qu’échappant à la surveillance de mes camarades, qu’il connaissait, je sorte avec quelqu’un d’autre. Tant que nous restions en huis clos, il n’y avait pas de tentation, si une brèche s’ouvrait, tout était possible ! Ensuite, et cela m’était incompréhensible, il était aussi réactionnaire que facho. Ainsi, si j’étudiais le Français, c’était normal vu que nous vivions en France, mais étudier l’espagnol était aussi inutile que non patriotique. Pire, c’était une trahison à mon pays.
Je persistais tout de même dans ma décision et en plus de mes amies, je développais de nouvelles amitiés. Pierre finit par me pardonner ma déloyauté…
Nous sortions quelquefois en boîte avec Solène, Lucie, Julia, une copine de mes amies et nos copains respectifs. Mais Pierre ne voulait jamais danser. Au début je dansais un peu seule, mais cela semblait le peiner, alors je restais assise à côté de lui pendant que tout le monde autour de nous se défoulait sur de la techno bien trop forte.
Ensuite, assez rapidement, je rencontrais son patron, Xavier, qui paraissait être un très bon ami quoique trentenaire, marié avec des enfants. Ce type avait l’air avenant de prime abord, pourtant, je ne pouvais m’empêcher d’éprouver une certaine gêne en sa présence, sans pouvoir dire exactement ce qui causait ce sentiment.
J’avais dix-huit ans, étais encore vierge, mais j’avais décidé que Pierre, selon ses dires aussi vierge, et moi passerions à l’acte lors de la soirée du nouvel an organisé chez Lucie. Avant cette fête, je passais Noël chez mon père et Pierre devait aller en Belgique avec Xavier pour fêter une année de travail fructueuse.
Nous ne pouvions pas communiquer durant une semaine, les forfaits téléphoniques de l’époque ne permettant pas à deux jeunes ne roulant pas sur l’or de passer des appels internationaux. J’attendis donc avec impatience la fameuse soirée du nouvel an.
Je lui sautais dans les bras, tellement contente de le retrouver. Il me parut distant, mais je mis cette réaction sur le fait qu’il devait être nerveux. Il but beaucoup, bien trop puis nous partîmes nous coucher sous les rires et les commentaires de nos amis, au courant des projets nocturnes.
Je vous rappelle que j’étais assez ignorante dans le domaine des relations intimes et rien ne se passa comme dans la demi-tonne de films romantiques que j’avais regardés. Déjà, et vu les circonstances, nous avions la meilleure chambre : celle de la mère de Lucie et de son beau-père. Mais, pour ne rien salir, nous avions amené nos draps.
Je pense que Pierre était aussi stressé que moi quoique nettement plus bourré. J’eu vraiment très mal et stoppais le coït assez rapidement pour courir aux toilettes. Seulement, je n’avais pas prévu que je saignerai comme un porc qu’on égorge ! Je me lavais et me rhabillais rapidement en piquant une serviette hygiénique à la mère de Lucie. En retournant dans la chambre, je découvris l’ampleur des dégâts : les draps étaient souillés de sang et Pierre avait disparu. Super !
Première relation sexuelle : check ! Chaos intersidéral : check aussi ! J’arrangeais le lit comme je pus en espérant qu’il ne reste aucune tache de sang. Et à votre avis, y étais-je parvenue ? Bien sûr que non ! Et je reste à tout jamais la fille qui a perdu sa virginité dans le lit des parents de sa meilleure copine et dont lesdits parents sont parfaitement au courant !
Bref, avec toute cette logistique que je n’avais jamais vue dans aucun film, je partis à la recherche de Pierre. Il faisait nuit, tout le monde était encore debout et festoyait mollement, embrumés par l’alcool ingéré. J’aperçus mon copain qui parlait, dans le jardin, avec Julia. Elle était en couple avec Loïc, mais elle avait beaucoup plus d’expérience que lui. Elle était un peu du genre à avoir tout fait, tout connu, tout vu. Elle et moi n’étions pas ce qu’on peut qualifier d’amies et Pierre le savait pertinemment.
Alors, le voir lui parler à elle, après notre première fois, me brisa le cœur. Il finit par remonter et, au lieu de me parler, il se mit à finir toutes les bouteilles d’alcool qui trainaient. Cela m’acheva et je pleurais amèrement. Solène et Lucie vinrent me remonter le moral, en vain.
Après ce fiasco, j’avais peu revu Pierre. J’avais été invitée par ses parents à un anniversaire qui se déroulait dans une grande salle. Il m’y avait amenée quasiment sans décrocher un mot. Je ne savais plus comment réagir. Mais je passais un excellent moment avec sa famille. Je fis la rencontre de ses deux frères avec qui je sympathisais et dansais.
Vous rappelez-vous que je vous ai parlé de son refus de danser ? C’était bien plus que cela : une véritable aversion et je compris, ce jour-là, pourquoi. Ses frères et lui avaient été, dès leur plus jeune âge, initiés à la danse de salon par leurs parents passionnés et tous deux experts en la matière. Toute la famille sillonnait la région au gré des concours, des représentations, des compétitions.
Autant Pierre avait l’air de nourrir une rancœur tenace envers ses parents pour cette enfance, autant ses frères étaient à l’aise et épanouis sur la piste de danse. Ils m’apprirent des pas de salsa et d’autres danses. Pierre restait assis à table, maussade.
Il me raccompagna rapidement chez moi alors que tout le monde dansait encore. Il était aussi opaque que possible et j’essayais de lui décrocher une parole, un sourire, même un cri aurait été bienvenu tant notre relation sombrait dans le néant depuis la fameuse soirée du nouvel an.
Je lui envoyais par la suite des textos afin de pouvoir comprendre ce qui se passait entre nous et les raisons de ce changement soudain. Les réponses qui me parvinrent furent des plus étranges. Elles ne correspondaient absolument pas à sa manière d’être avec moi ces derniers temps. Elles étaient badines, frivoles.
Il m’appela et quelle ne fut pas ma surprise d’avoir son patron au bout du fil. Xavier me disait que Pierre était occupé et qu’il lui avait laissé son téléphone. Il voulait me parler, était mielleux. Je coupais court et raccrochais. Il me rappela à plusieurs reprises et je n’osais plus envoyer de textos à Pierre de peur que Xavier en soit le destinataire.
Pierre finit par récupérer son téléphone et trouva une vague excuse au comportement de son patron que je trouvais des plus déplacés. J’avais besoin de comprendre ce qui se passait entre nous depuis deux mois et je lui demandais si on pouvait se voir pour discuter. Là, tout se passa très vite. Pierre me lâcha un « Je te quitte » avant de raccrocher.
Quel choc ! Quatre mois de relation – toute une vie pour moi- et un événement de taille, jetés aux orties en trois mots ! C’était terrible ! Je pleurais toutes les larmes de mon corps et appelais mes amies. Leurs copains étaient amis avec Pierre alors ils essayèrent de creuser un peu, mais sa décision était sans appel.
Ce fut ma première grosse déception amoureuse, même si elle n’était absolument pas justifiée avec le recul !
Je me retrouvais ainsi dans la fameuse soirée du nouvel an et je ne parvenais pas à déterminer à quel moment exact j’étais arrivée. Tout le monde se trémoussait sur les tubes de l’époque. Pierre était absent de mon angle de vue. Je me levais et regardais dans le jardin : il était en grande discussion avec Julia. Ouf ! Je n’aurai pas à revivre ce pénible moment !
Une fulgurance me traversa et je courus dans la chambre inspecter la couette. Tant qu’à faire, autant éviter l’une des pires hontes de ma vie ! Je retournais la literie et trouvais des preuves de mon dépucelage. Je nettoyais tout à l’eau froide et repartis au salon, soulagée.
Là, je revis Pierre et, avant qu’il ne parvienne à la table où se trouvaient les bouteilles entamées, je lui pris la main et le tirais jusqu’à la chambre. Il ne comprit absolument pas et resta stupéfait. Je lui dis :
« Je ne sais pas pourquoi tu parlais à Julia juste après notre première fois et ça te regarde. Mais c’est avec moi que tu aurais dû vouloir passer un moment. Ce n’était pas anodin pour moi, je t’en avais parlé. C’était un acte important. Il ne s’est pas passé comme prévu, mais il a eu lieu. Maintenant tu as deux choix : soit tu veux vraiment rester avec moi et que ce soit sérieux, mais dans ce cas, tu arrêtes de demander conseil à Julia pour ce qui concerne notre intimité, soit tu penses que nous avons passé de bons moments mais tu ne vois pas trop où ça nous mène et nous nous quittons bons amis. »
Ce monologue eut le résultat escompté : Pierre désaoula instantanément. Il me regarda, déboussolé :
« Tu veux me quitter ?
- Non, je levais les yeux au plafond, je te laisse le choix de la suite que tu veux que nous donnions à notre relation.
- Mais pourquoi tu veux qu’on soit amis ? J’y comprends plus rien… »
Bon, il n’avait peut-être pas tant désaoulé que ça. Ma manière de gérer les choses laissait quelque peu à désirer. Je sortis de la chambre, laissant Pierre perdu dans ses pensées, légèrement titubant, et retrouvais mes amies.
Je leur exposais les faits et le constat que j’en avais fait. Elles furent plutôt étonnées du recul que j’arrivais à avoir sur la situation, mais elles supposèrent que mon récent dépucelage devait m’avoir ouvert les yeux. Elles me demandèrent juste de ne pas insister et de laisser la soirée suivre son cours.
Je n’eus effectivement rien à faire de plus car Pierre avait retrouvé le chemin de la table et donc des fonds de bouteilles et il s’employait, assez méthodiquement, à toutes les vider dans son gosier. Je lâchais l’affaire et partis me coucher.
Le lendemain, j’étais toujours seule dans le lit. Je retrouvais Pierre qui décuvait, les jambes sur le canapé et la tête entre le carrelage et un bout de plaid. Pathétique me direz-vous ? Mais qui ne s’est jamais retrouvé dans ce genre de situation ? Ma mère, évidemment. Mais je sors de ma disgression et reviens à mon présent du passé.
Julia et Loïc partirent assez rapidement, en fin de matinée, avec d’autres connaissances. Il ne resta plus dans la maison que Solène, Lucie, évidemment, leurs copains, Pierre et moi. J’avais réinspecté la chambre, tout était propre et en ordre. J’avais aidé les filles à ranger pendant que les garçons – sauf Pierre qui n’était vraiment pas en état de se lever- faisaient un brin de ménage et sortaient les poubelles.
Les parents de Lucie ne devaient rentrer que le lendemain, nous avions donc le temps de nous remettre de cette soirée riche en émotions. Nous passâmes la journée à regarder des films en grignotant des chips et gâteaux apéritifs restant de la veille. Pierre avait fini par sortir de son coma éthylique mais il ne semblait pas plus disposé à me parler que dans mes souvenirs d’il y avait plus de 20 ans.
Une question tournait en boucle dans ma tête : « Se souvenait-il de notre discussion de la nuit ? ».
Si oui, il jouait bien le mec complètement déphasé après autant d’événements notoires en une seule nuit. Si non, eh bien, je n’étais pas sortie de l’auberge…
Finalement, dans la soirée, Pierre annonça qu’il rentrait chez lui après une journée de mutisme total. Je ne savais pas s’il comptait me ramener chez moi ou pas, alors je le suivis en courant et, arrivés à sa voiture, il se tourna vers moi et me dit juste : « Je veux arrêter. »
De toute évidence, il ne me ramènerait pas chez moi. Je devrai donc trouver une solution pour rentrer. Et apparemment, même s’il n’avait que peu de souvenirs de la soirée, mon monologue avait fait son chemin dans les méandres de son cerveau alcoolisé. Ainsi, je retournais, soulagée dans la maison de Lucie où mes amis attendaient des nouvelles. Je leur annonçais la rupture mais ne m’apitoyais pas sur mon sort et leur demandais d’en faire de même.
Ils en furent assez surpris et la vie, ainsi que le film que nous étions en train de visionner reprirent leurs cours. A cet instant, ma vision se brouilla et je me retrouvais debout, devant mon miroir en 2022. Je titubais jusqu’à mon lit et décidais que peu importait l’heure, et qu’il était largement temps pour moi de dormir pour récupérer de cette expérience éprouvante.